amazed

- Jim ? Tu sais où elle mène la rivière, toi ?

Je me suis posé la question de l'infinité dans cet espace entouré de serres de frontières et de murailles.

Le courant de l'eau vibre un peu sous les éclats du soleil. Il fait chaud parce qu'on est l'été. Il fait chaud parce que dans la forêt la chaleur se presse se tasse se serre comme si chacun des arbres ici était en train de faire une accolade à son voisin. Les arbres ont compris que pour survivre il fallait être plusieurs, il fallait avoir la capacité de s'enlacer.

- Jim ? Tu serais quel genre d'arbre, toi ?

Accroupi, les doigts perdus dans les remous de l'eau cristalline, je plisse les yeux pour tenter de compter les tâches qui bordent le dos d'un poisson. J'essaye même de le tourmenter un peu du bout de l'index. C'est toujours doux, un poisson.

- Jim. Quand je m'entraîne à la piscine, je m'inspire des mouvements que font les poissons. C'est peut-être parce qu'ils y vivent depuis toujours, mais il n'y a pas mieux qu'eux pour embrasser les flots comme si c'étaient simplement des draps dans lesquels ils se retournent.

C'est leur lit, leur source de vie.

Personne ne sait ?
Ou personne n'a cherché à savoir.

Ce n'est pas écrit dans les livres. Là où les rivières creusent leur lit, là où elles se jettent.

- Il paraît qu'avant il y avait de grandes étendues bleues salées. Tellement salées que certains poissons ne peuvent pas y vivre.

Alors quelles espèces peuvent survivre au sodium ?
Pas le poisson-chat.

- Et toi tu es solide, Jim ?

Ma vue se redresse encore un peu. Avec la différence de hauteur qui nous sépare, tu peux voir un peu à quoi ressemblent mes yeux, et moi je peux voir à quoi ressemblent les tiens.
C'est drôle, il n'y a pas vraiment d'émotions à l'intérieur. Sauf peut-être une immense plaidoirie.

- Moi ? Hmmm.

Je réfléchis, je réfléchis vraiment. Qu'est-ce que je connais comme arbres ? Laisse-moi compter sur mes doigts le nombre d'écorces que j'ai touchées.

- Un bouleau. C'est fin, c'est blanc, ça vit avec plein d'autres bouleaux. Vus de très loin, ça ressemble à un amas de mikados plantés dans la terre.

Je réfléchis toujours. Quelles pourraient être les conséquences d'être un chêne dans une forêt de bouleaux.

- Toi, en tant que chêne, tu serais grand, très grand. Tu aurais la vue sur tout ce qui se passe, et même que tu verrais des choses au loin que personne d'autre ne voit. Tu pourrais nous avertir du danger, mais tu es tellement haut que personne ne t'entend !

Et ça me fait rire, doucement, un peu comme le courant.

- On peut pas oublier de nager, Jim. C'est la peur qui te coupe les nageoires.

Mes doigts continuent de chatouiller le flanc d'une carpe ou deux.

C'est au moment où tu t'y attendras le moins, sûrement parce que tu seras trop occupé à chercher une cigarette à griller que je t'enverrai mon larcin en pleine figure.

J'attends simplement qu'il se loge au creux de ma paume.

Puis je le saisis

et te le jette.

- JIM ! POISSON CHAT !!!

Est-ce que dans ces grandes étendues d'eau salées,
il existe des poissons qui savent sauter ?

HADOKEN !!!

... c'est à peu près l'impulsion minimale qu'il y a eue dans ce geste.
Aux arcades, avec Sam, je vois cette boule d'énergie immense qui trace une ligne droite jusqu'à son adversaire, et je me dis que le choc de l'impact ressemble presque à l'expression de Jim quand il s'aperçoit que son intégrité physique est menacée.

- Quoi ?... Non, Jim... Un chêne ne dit pas "Hein ?" !!!

Je pointe du doigt cette ignominie.
Jim, tu n'as pas compris.
Un chêne vieux et solide ne devrait jamais dire "Hein ?".
Voilà ma réponse à ce que j'en pense.

Au moment où je m'interroge du pourquoi un vieux chêne solide craindrait l'arrivée d'un poisson-chat, il y a que le vrai poisson-chat de la vraie vie est toujours en train de remuer fébrilement sur le sol.
Est-ce que je devrais souffrir de voir le poisson-chat lui-même souffrir ?
Pourquoi faudrait-il nécessairement ressentir la même chose qu'un autre.

- Je pensais que tu l'aurais attrapé avec tes dents.

À ta façon de serrer la mâchoire dès qu'une nouvelle tragique tombe, je m'étais dit qu'il y avait assez de force dedans pour y retenir au moins toute la faune de l'Enclave.

- Et si... on le mangeait ?

Je suis cuisinier. Je pourrais faire un feu et nous cuire le poisson-chat.
Bon.
Pendant que je m'accroupis pour attraper l'anguille à moustaches,
une pensée soudaine me traverse.

- Jim ?

Le poisson retourne tranquillement dans son lit d'eau, avant de fuir prestement vers d'autres horizons. Petite bête apeurée.

- Comment on fait pour devenir parent ?

Non attends,
tu ne m'as toujours pas compris.

- Je veux dire. Comment on fait pour devenir Parent ?

Je ne t'ai pas amené ici pour rien, tu sais.

Je ne le referai plus.

Je ne le referai plus avec toi, Jim.

Je promets en cachant ma main sous l'eau, là où j'ai relâché le poisson. Lui seul est témoin, et il emportera le secret avec lui. Jusqu'à ce qu'un autre l'attrape, jusqu'à ce qu'une gueule affamée le saisisse pour le dépiauter à même l'os. Certains blocards doivent avoir cette faim.

- Pardon, la vie de ce poisson est aussi précieuse que celles de l'Enclave, hm ?

Je hausse un sourcil et on croirait voir un peu de neige au-dessus de mes yeux.

- Il choisit selon quels critères ? J'aimerais bien le rencontrer un jour.

Mon sourire s'aligne à la courbe du soleil parce que le Père Suprême est un sujet d'excitation depuis le jour où j'ai su que quelqu'un nous regardait depuis le haut du berceau.

Alors dis-moi, Jim. Qu'est-ce qu'il faut pour prétendre à la perfection ? Que je vois ce à quoi mon corps et ma pensée sont prêts à se tordre.
Ce doit être aussi ardu que de s'aligner aux lignes d'un livre et ses commandements.
Aussi ardu que de prétendre pouvoir protéger et soutenir une Société en dix lignes seulement. Les ruches ne sont jamais si simples. Ses ouvrières virevoltent en tout temps, à toute allure, prêtes à tout pour un but commun.

Cela ne les empêchent pas de se faire dérober leur plus précieuse denrée.

Moi, je serais l'abeille qui murmure dans l'oreille de la Reine.

On parlait d'arbres, Jim.
Les maisons des abeilles s'y suspendent toujours. Une nécrose, elle aussi, en tout temps.