amazed

La lenteur a toujours excité ce corps nerveux, façonné, tordu, étriqué, par l’effort continu de vivre une existence démarquée. La volonté – cessons d’avoir des œillères – de Kiki, un plateau déconfit où se meuvent des pièces ennuyées, érode la patience de son aînée. Eden entend sans écouter les glapissements de la rose ;certaine que si la vibration d’un gémissement effleure sa conscience dure, elle renversera le plateau. Les mots qu’elle détache sont prémâchés, un gargouillis hypocrite truffée de chérie mon sucre, ils suintent l’habitude, une attitude de reddition.

Chaque fois qu’Eden entend une chaise raclée, elle frotte ses avant-bras pour en dissimuler le chair de poule. Un spectateur évanoui, c’est une faille à sa garde de bonne personne, bonne Mère, bonne blocarde. Il lui reste cet espace isolé de sa conscience, où Eden peut se gargariser de gagner contre Kiki et l’exaspération croissante qui macère. Si le Père Suprême pouvait la voir, ré-aligner la tour sur le bon axe, avec un sourire digne et bienveillant, sans doute serait-il ému, lui aussi, de sa posture inaltérable. Ah ! Si seulement.

Le décompte vers le mat lui rappelle les veillées vers la nouvelle année. Au lieu de lui sauter dans les bras, Eden lui sert sa main, regard obséquieux, et quelques mots édulcorés. Le soulagement coule dans les silos sanguins ; sa perception troublée par l’excitation du répit remarque à peine les gesticulations de Kiki autour du loquet.

Eden se tient debout. Elle replace les pièces dans la boîte de jeu avec un empressement qu’elle tente d’enrayer en s’obligeant à respirer très doucement. Humhum. C’est bien d’avoir des objectifs ambitieux mon sucre. avec les accents maternelles robotiques qui suivent les journées les plus harassantes Merci pour ton aide, on s’en reparle la semaine prochaine ? ou jamais. Revenons au temps bénis où l’interaction recherchée se résumer à un échange de regard, celui où on leur entourage se donnait la peine de les (re)présenter à chaque tournoi d’échec. Eden rempli sa sacoche : une petite liste de noms où elle a racolé pour le prochain match de tennis, un baume à lèvre à la cerise, un miroir de poche pour occuper. La prochaine fois, elle ramènera un jeu de mots fléchés. Tant pis si ça vexe Kiki, Eden devient folle.

Eden se dit ça.
Eden, face à la silhouette inamovible et insistante de Kiki, ce regard espiègle et prometteur, serre les dents sur un sourire forcé.

Allez pousse toi steup. On dirait que tu vas me racketter ou une connerie du genre. Et par acquis Eden touche l’épaule de la brune avec autorité, ça sent la pauvreté des sous-sol, condition qui l’émeut et la dégoute. Ca sent surtout la charpente légère et la malnutrition. Elle appuie sans serrer pour obliger l’autre à se décaler.

La poigné lui offre une résistance inédite, peu importe la position du loquet, qui transpire en angoisse froide dans son crâne. Kiki. Qu’est-ce que t’as fait ? Eden secoue la porte, avec la force qu’elle met, son épaule souffre, les gonds souffrent, et cette tentative douloureuse et tremblante résonne dans les mots chargés de rancœur. La poisse incarnée, putain… Elle parle de Kiki. Bien sûr.

Elles deviendront sœurs, de ces portées malveillantes qui s’entretuent et vont jusqu’à se compromettre. Eden dira de Kiki qu’elle a beaucoup de chagrin pour toutes les choses malheureuses qui vont lui arriver. Elle dira, en salissant ce petit mouchoir de soie où se trouve brodée une fleur de cerisier, qu’elle aura tout essayé pour Kiki. Il y a de ces sororités qu’Eden traînent à sa cheville pour épouser les traits romantiques de l’héroïne martyre. Il lui suffit de maintenir le même sourire, les mêmes mots, la même gentillesse – les répètes de huit sur le tapis de gym sont moins écœurantes.

Les néons rendent Kiki plus blafardes qu’elle ne l’est en vérité – une vision qui dérange Eden et force cette dernière à se concentrer sur le grain de beauté en-dessous de son lobe gauche. Un grain de beauté qui n’a plus de secret pour elle puisque que leurs parties d’échec sont des versions longues sans entracte. Lorsque la blonde se voit craquer, des visions courtes et effroyables où elle fait avaler la pièce du fou à Kiki, Eden se rappelle à ce grain de beauté qui n’est pas exactement rond, plutôt ovale, un contour régulier et une carnation chocolat, noir, peut-être 75%.

Quand le timbre impertinent de Kiki frotte à ses oreilles, le cou d’oiseau d’Eden se tourne lentement sur le point de naissance comme à une bouée de secours.

Bien sûr que c’est ta faute Kiki. Tu y penseras quand nous irons présenter ensemble nos excuses aux Parents de Phy. elle articule soigneusement, parce qu’il est déjà impensable que la maladresse de la brune porte préjudice à sa réputation, la plus précieuse des parures. La blonde dépose une main sur les épaules pour inciter cette dernière à baisser les bras. Si tu es sage, je me porterai garante pour que tu ne sois pas punie. Sans hésitation, Eden choisie le chantage doucereux, lucide sur les prochaines minutes, ((heures)) ,qui l’attendent.

La proposition de Kiki lui inspire un rire très sec même si elle s’efforce d’avoir un regard doux. Ils vont bientôt revenir… Il y a forcément un agent d’entretien qui va passer dans pas longtemps. On aura pas le temps de jouer une partie. Elle réalise, lentement, après l’avoir dit, à quel point ces paroles en disent long sur son désarroi. En mordant dans ses lèvres, Eden s’efforce de ne pas bouillir en imaginant les jubilations de Kiki à quelques pas d’elle.

En quelques gestes nerveux, Eden ramasse une feuille de score et un stylo, au dos elle veut écrire. A I D E Z - M O I. Mais elle se retient. A I D E. P O R T E C A S S E E. Son instinct lui souffle de ne pas expliquer à sa benjamine, qu’elle va aux devants d’autres problèmes, d’autres lésions de sa patience.

Accroupie près de la porte, elle s’applique à faire passer la feuille sous le pas.
Je vais rester pour écouter s’il y a des bruits de pas. T’as qu’à dormir mon sucre, si on parle ça risque de me gêner pour entendre. Un espoir malheureux de faire disparaître Kiki de ses sens – la plus jeune des blocarde qui la suffoque si facilement et naturellement que Eden peut juste se vexer et souhaiter qu’elle se lasse.

Eden, un secret honteux, ne croit pas au Nexus, ne croit pas aux chiffrements ou à la Voix, pas plus qu’aux mécanismes qui produisent des visages inconnus sur la toile du cinéma. Elle vit dans cette réalité qu’elle peut palper de ses dix doigts, voir à travers ses billes couleur poison et qui nourrit sa chair, sa gloire. Parce que la réalité aussi fausse et truquée qu’elle prend tout son sens et dans ce dessein, plus vaste, il est aussi facile de s’articuler que sur le damier des échecs. Sur ces convictions profondes se fracasse toute l’authenticité formidable de Kiki, son timbre impoli, l’anticonformisme même de sa façon d’occuper l’espace, les détails sur l’arête des clavicules.

Elle en apprendra chaque détail et s’abreuvera à tous les bévues de sa benjamine alors que son estomac formera les nœuds douloureux de l’antipathie. Un jour, Eden en imitera les accents, de cette arrogance rebelle, sous une forme atténuée et policée pour plaire au plus grand nombre.

Les néons du club grésillent et continuent de martyriser les visages, couleur talc, au point qu’Eden doit plisser les yeux quand elle veut la regarder. Elle ne ressemble à aucune pièce du jeu d’échec, ses pieds ne sont pas épatés ou écrasés par la gravité des règles, et son irrégularité l’empêcherait de tenir sur une case sans déborder sur la voisine. Avec âpreté, Eden y voit le joker d’un jeu de cinquante-quatre, celui dont on se défausse pour sauver sa peau et ne peut s’empêcher de se demander qui s’est déjà débarrassé de Kiki.

Tu as l’arrogance incarnée Kiki. Il n’y a pas de gentillesse, dans le cercueil de l’ennuie, Eden renonce aux mots sucrés. Est-ce qu’il y a quelque chose dont tu ne moques pas ? Toi qui peux te gaver à loisir de toute la liberté des oubliés, éprouves tu seulement les prémisses de la paix.

Soupir, lourd, arbitraire, pour la surenchère du chantage, elle a le doigts sur les tempes, ne peut pas deviner les facéties de Kiki, cette imprévisibilité qui la rend folle.

Ses yeux s’écarquillent sur les traits juvéniles et espiègles comme si elle venait de la trouver la main enfoncée dans le pot de confiture, sale. …sale peste. Ses cordes vocales transpirent un dégout, le même chuintement que ses baskets plastiques.

Eden pose les mains de chaque côté de la table qui soutient le plateau, une voûte sévère au ton péremptoire. C’est pour ça que je ne t’inviterai jamais nulle part Kiki. elle cingle, mauvaise, non, hideuse. T’es qu’une crasseuse, si tu vois de la fange tu te roules dedans. Tu vas perdre tes années avant le Paradis à vivre comme un porc et moi… elle se mord les lèvres. ... moi je n’es pas le temps pour ça.

Son instinct lui crache que c’est la mauvaise décision que sur le spectre de l’humiliation Kiki peut aller plus loin. Est-ce que c’est ce qu’elle veut ? Eden ? que ça aille encore plus loin ?

C’est la faute des grands remous qui ne doivent jamais déborder, des attitudes de porcelaine martiales, qu’il faut rien dire, tout le temps, mais tout dire, la main sur le cœur. La tisane de ce matin est aussi incriminée sur ce cahier rageur et immatériel où Eden consigne doléances et fautes. Les pêchés sont aussi les prières. Et de la vase fumante qui macère dans ses reins, pestilentielle, se colore l’âme d’Eden. Il ne s’agit pas de faire illusion ou de mitiger l’écume à leurs lèvres. Inverser le cours du temps est une option périmée, le crépitement d’une mouche grillée sur le néon habite le décor.

Eden regarde Kiki. Ce visage dur et ardent ressemble à la figure de l’hydre mais elle se trompe peut-être. Sur la paroi café des iris de la benjamine, Eden distingue encore nettement son reflet. Une angoisse sourde parasite son crâne d’un vrombissement d’essaim. Il est trop tard pour remettre les cils plastiques et le sourire factice. Cette avancée inexorable de la colère sur son corps terrorise sa volonté.

Pendue aux lippes bien humectées de satisfaction furieuse, elle sent encore ses poings se serrer, ses phalanges dépourvus d’ongles vouloir se déchirer la peau. Que je dois être laide sans un sourire pour m’égayer ! lui hurle ses tripes, son torse bombé dans une dernière impudeur. Les brûlures qui ont pris naissance dans son sang, consomment maintenant sa gorge, les éclats de rire de la brune font pourrir toutes velléités de se ressaisir.

Eden n’éprouve habituellement pour Alfie qu’une indifférence déçue comme quelqu’un de déjà perdu, comme si ça ne servait déjà plus à rien d’en parler au présent. S’il y avait des photos de lui, les clichés seraient monochromes et les mots trop respectueux pour contenir la moindre sincérité. On ne peut pas sourire en parlant des morts. Les dents serrées Eden peut juste persifler le fiel collé à son palais. On a ce qu’on mérite Kiki. Et le fait est que c’est toi qu’est dans la fange. parce que c’est deux étoiles, Eden y pense en tremblant, ne rêve pas d’une supplémentaire, à vrai dire elle a peur de crever d’angoisser le jour où ça arriverait. Ce qui est sûr c’est que y aura personne pour t’en sortir. Alors t’as bien raison de vouloir qu’on tombe tous dans ton caveau pour être moins seule et pathétique. elle assène, ses sourcils froncés avec gravité, surprise d’être aussi furieuse et aussi immobile comme les statues qui récitent.

Tu me dégoûtes à mentir, dire des trucs obscènes, et te foutre de tout. Tu veux même pas essayer de faire un effort. le poil le plus drus, le plus gras, est au creux de la paume de Kiki, elle en est persuadée. Même si un jour je me retrouve au sous-sol Kiki, moi je me battrais pour en sortir plutôt que de pourrir la vie des autres par jalousie. Elle a croisé les bras, elle souffle par le nez à la manière des dragons. Je n’ai rien à voir avec toi, t’entends ! elle a craché, un molard épais sur la table, volontairement, pour hisser une limite invisible entre elles. Que le Père lui pardonne ce parjure.

Elles seront les dernières à sortir du local, raturées de méfaits énoncées, et de l’amertume d’en être chassées. Il n’y a plus qu’elle qui parle, avec ces mots tous neufs, jamais utilisés, pour raconter sa laideur. Dans cette nouvelle langue, les accusations s’agglomèrent au dégoût, la peur et la colère ont la même couleur, parfois dans l’inflexion de son courroux, un crachat bien noir, bien réel, compacte ce qu’il manque de vocabulaire. Kiki peut se réjouir d’avoir déposé dans sa gorge la fumée d’un dragon, celui qui n’a jamais voulu d’enfant, et ne rêve que de répit.

Elle n’a pas besoin de comprendre Eden pour influencer Eden, et dans chaque pique, chaque lenteur opiniâtre c’est encore Kiki qui remportera la partie. Il faudrait ne rien garder des mots, de cette agitation aigue, mais chaque image du sourire glouton de Kiki restera sur son cœur mieux qu’une lettre d’amour. Un éclair de dégout traverse la colonne en voyant la brune récupérait le mollard comme s’il s’agissait d’une arme, vouloir par ce simple geste, entraîné le conflit du côté de la porcherie. Eden chope ce bras laiteux au vol, il est griffé par les blés et le travail des champs, pour le plier contre le dos, obliger le menton de Kiki à toucher la table dans une clé de bras brutale. C’est quelque chose qu’elle n’avait jamais fait.

Le son sourd de l’impact du menton de Kiki sur le bois l’a presque fait sursauter. Ses forces surpassent celles de Kiki et il lui semble à présent évident qu’elle n’a jamais eu besoin de se disputer avec la gamine, que depuis le départ, il existait une résolution purement physique à l’altercation. La fureur reflux, orage évaporé, Eden peut entendre le son des claquettes qui frottent dans le couloir adjacent, un bref soupir.

Elle n’a pas envie de dire au revoir à Kiki ou d’expliquer la situation. La perspective de rendre compte grise son humeur. Je prendrais le blâme pour le verrou. Je quitte ce club aussi. après tout, elle a assez pour s’acheter son propre jeu d’échec, Abyss et elle n’ont pas besoin de public pour trouver du plaisir à donner des noms aux cases du damier. L’enfant sauvage doit quitter sa vie par tous les moyens, que leurs souvenirs mutuels s’éliment et que sa mémoire ne garde que la forme d’un grain de beauté ordinaire en observant les étoiles.