amazed

Elle s’est éclipsée en plein milieu de la fête. Elle a sourit à Alfie, lui à promit de revenir vite, lui a souhaité une bonne soirée, de prendre soin de lui.  Abyss est douée pour se rendre invisible. Elle est douée pour se soustraire face aux autres: cela fait des années qu’on ne la regarde plus.

Elle a filée alors, comme une étoile, ne laissant rien dans son sillage. Elle ne manquera à personne ce soir, elle le sait. Mielle est avec Pensée, Eden toujours entourée, Alfie et Saki ont l’un l’autre sur qui compter. Elle, elle s’est contentée d’accompagner.  Son rôle s’arrête ici. Abyss n’a jamais été l’héroïne d’une tragédie grecque et ne le sera jamais. Abyss n’est rien qu’une ombre, qu’un écho, qu’un vide.

Non, ce soir, Abyss se sent minotaure. Elle se demande quand est-ce que Minos l’enfermera dans le Labyrinthe.  Il tarde. Peut-être qu’elle devrait lui couper l’herbe sous le pied. Peut-être qu’elle devrait s’y exiler d’elle-même.

Abyss fixe les portes. Elles sont encore ouvertes. Il reste une bonne heure avant qu’elles se ferment. Elle sent le vent dans ses cheveux. Il souffle dans son dos, comme pour l’y emmener, comme pour lui dire d’y aller. Pour l’instant, Abyss ne bouge pas; Ses pieds sont bien ancrés dans le sol, ses pas se sont arrêtés dans la contemplation maladive et malsaine de ces énormes murs de pierre.

Ô Abyss.
Es-tu vraiment prête,
A gâcher la soirée ?

Abyss pivote son regard tandis qu’une voix grave vient briser le silence, emportant avec lui les méandres de ses réflexions. Son visage reste de marbre. Elle ne ressent tellement rien qu'elle n’est pas surprise de le voir là. Son regard se pose sur l’homme qui l’accompagne. Depuis combien de temps Armel est à côté d’elle ? Abyss n’en sait rien. Qu’il soit là depuis plus longtemps qu’elle ou qu’il vient d’arriver, cela l’importe peu. Sa présence la dérange. Abyss n’aime pas les parents. Elle n’aime pas ce qu’ils reflètent chez elle. Elle n’aime pas ne pas pouvoir savoir ce qu’ils ressentent. Face à eux, à ceux qui ne peuvent être piégés par les capacités des blocards, Abyss est mise dos au mur. Forcée de se confronter à son reflet.
Un reflet vide.

Si ta capacité fonctionnait sur moi, que crois-tu que tu percevrais ?

Elle plisse les yeux, scrute son visage. cherche le moindre mouvement sous sa peau. Elle tente d’y voir quelque chose, d’y percevoir une forme de vie. Mais de toute évidence, Armel est du même acabit qu’elle:  apathique.

“Une certaine lassitude.” Elle se met à sourire. “Je vous sentirais fatigué… Curieux ou intrigué, peut-être. Vide, sans doute.”

Abyss décrit-elle Armel ou se décrit-elle elle-même ?

“A moins que je ne me trompe. Peut-être êtes-vous simplement perdu.”

C’est une question à double sens. Les yeux scrutateurs d’Abyss ne quittent pas la silhouette d’Armel. Que fait-il là, devant le Labyrinthe ? Que fait-il là, à côté d’elle ? Que fait-il là, au lieu d’être à la fête ? Sa présence le dérange. En ce moment, Abyss préfère la solitude aux aveux.

Armel hoche les épaules, elle y voit le signe qu'elle peut se détacher de lui. Son regard revient sur la porte du Labyrinthe. Elle n'a plus besoin d'être sur ses gardes. Il faut le reconnaître: Armel est de loin le moins pire des Parents. Dans la déréalisation de leur existence, il est bien le seul a en avoir conscience. Jim, par exemple, se berce d'illusion car il n'a pas la force de l'accepter. Armel, lui, est diffèrent: il a arrêté de lutter.

Abyss se demande si elle finira comme lui, lorsqu'elle ira au Paradis.

"Oui. Ca s'appelle la mélancolie." Bien sûr, que cela fait sens. Les émotions sont les pièces d'un étrange puzzle qui peuvent s'assembler et se défaire sans aucune loi pour en délimiter le contour. "Victor Hugo disait que c'est le bonheur d'être triste."

Qu'en est-il de la tristesse d'être heureux ?

Si Abyss savait rire sans l'aide des autres, elle se serait esclaffer devant la question d'Armel. Peut-être est-il aussi pitoyable que les autres parents, finalement. Comment veulent-ils que ça aille si même les bergers qui veillent sur le troupeau ne savent pas quoi faire ?
L'Enclave n'est décidemment qu'une vaste blague.
Pierrot a raison de rire.

Elle hausse les épaules à son tour. Au moins, Armel l'assume. C'est déjà ça de prit. "Il faut faire comme tout le monde: semblant." Abyss a toujours fait comme ça. "Suivre le mouvement." Et ne surtout, surtout, pas nager à contre-courant.

Elle se met à sourire, et pourtant ! Là voilà loin de la colonie. Abyss est bien hypocrite à donner des leçons qu'elle n'est elle-même pas capable de respecter.

"Ou bien, s'y soustraire."

C'est bien pour ça qu'ils sont là, non ? Elle, en tout cas, oui. Plantée comme un piquet à faire face au Labyrinthe sans avoir le courage de s'y lancer. Elle se demande: est-ce à cause de ce que lui a fait Alfie ? De tous, serait-ce lui, le dernier à la retenir ? A l'empêcher de s'enfuir.

"J'observe, voilà tout." Non sans envie. Mais cela, il faut le taire. Si Armel le sait déjà, elle a encore moins de raison de le dire à voix haute. "Et vous ? Le Labyrinthe ne vous fait-il donc rien ?"

Il est tellement de choses: espoir et danger; promesse et menace; liberté et soumission. Abyss pense: si elle en trouve, un jour, la sortie; est-ce que les Parents aussi, iront au Paradis ?

 Abyss n'a pas sentie l'amertume chez Armel, la déception sur son visage. Si elle l'avait regardé, peut-etre aurait-elle remarqué les plies sur son visage, la voûte de ses sourcils et le mouvement de ses paupières. Mais Abyss n'a rien vu, elle n'a pas son pouvoir comme radar alors elle a tout manque, le regard toujours happé
ailleurs.

Elle entends cependant le sarcasme.  Pas besoin d'empathie pour le reconnaitre. Abyss laisse échappé un rire succint.

"Vous cherchez déjà une remplaçante ? Cela ne fait que six mois, pourtant."

Pourrait-elle être psychologue ? Oui, sans doute. Abyss est taillée pour ce rôle. Elle le remplie déjà presque à moitié. Elle écoute les blocards, boit leur joie comme leur détresse. Elle les laisse se vider de tous leur maux, sur elle, pour prendre sur ses épaules leur peine. Elle met des mots et des couleurs sur leurs émotions confuses pour qu'ils repartent du creux de ses bras un peu plus légers.

"Non merci, cependant."

Elle n'est pas dupe. Armel est un professionnel et elle n'est qu'une amatrice. Abyss pourrait tenir le rôle de la pscholoque, elle est déjà là confidente de trop de camarades. Mais cela ne ferait que la détruire un peu plus vite.  Car Armel, lui, quand les blocards se confient, il ne vit pas tout ce qu'ils lui disent. Abyss ne sait pas tracer de frontières, elle ne sait pas faire la part des choses, ne pas se perdre.  De toute évidence, si Abyss ne progresse pas dans la maîtrise de sa capacité, elle serait une très mauvaise psy.

"Allez savoir. N'est-ce pas ce que veut WICKED ? On a des règles à respecter, on est tous formater. Si on sort du rang, on nous arrache nos étoiles et on nous pointe du doigts. N'est-ce pas exactement ce que veut WICKED ? Qu'on coexistent en étant tous pareil ? Tous parfait ?"

Abyss dénonce. Elle est fermement en désaccord avec Armel.
Ce qu'il dit juste après, cependant, l'interpelle de vérité.

"Cette fois, je suis d'accord."

À quoi bon vivre dévoré par les remords ? À quoi bon courber l'échine face au système si c'est pour oublier qui nous somme ? À quoi bon courir après la perfection a en oublier de vivre ?

Abyss se rappelle soudainement le mépris qu'elle a pour les 3 étoiles et les Premium. Leur air hautin alors qu'ils ne comprennent rien. Leur dos tourné dès qu'Alfie s'est effondré. Le rejet de la différence et de l'individualité. Quand a-t-elle commencé a leur ressembler ?Quand a-t-elle commencé à se perdre ?

Armel a raison: la vraie question est de savoir si ils iront au Paradis avec des regrets. Son visage s'est illuminé et s'est enfin tourné vers lui. Ses yeux crient à quel point elle est d'accord avec lui. C'est pour ça qu'Abyss doit aller dans le Labyrinthe de nuit: pour se débarrasser de ses regrets avant le Paradis Promis !

"Parce que personne ne regardent. Si je disparaît maintenant, vous vous en redrez compte demain matin. Ça vous fera une nuit de peine en moins."

Cela part d'un pur sentiment d'altruisme.

"Mais je n'irai pas. Ce serait dommage de leur gâcher la fête, n'est-ce pas ?"

Il se passe quelque chose de rare: Abyss est vivante. Abyss arbore des sentiments. Comme Armel est parent, ses émotions ne se dépeignent pas sur elle alors Abyss peur dévoiler les siennes: elle sourit a pleine dent, le regard emplie de malice. Elle se met même à rire.

Abyss écoute les paroles de Armel et une certaine colère commence à monter en elle. Elle avait l'espoir que le psychiatre soit différent, qu'il ne soit pas comme les autres parents. Mais Armel est comme tout le monde: il parle comme Jim, comme Ilan, comme Grell, comme Remy, comme tous ceux bien formatés aux systèmes, pur produit de Wicked. Abyss se fait la promesse de ne jamais finir comme eux.

"Sacré choix !" Retorque-t-elle, cynique. "Je n'appelle pas le fait d'être envoyé en isolement ou rétrogradé un "choix". Vous vous contredisez vous-même: VOUS avez fixés des règles que VOUS avez estimez meilleurs pour nous sans jamais savoir ce qu'on voulait vraiment."

Abyss ne l'avouera pas, mais ce qui l'agace, c'est qu'elle-même ne sait pas ce qu'elle veut vraiment.

"Comment je ferai…?" La question l'étonne, Abyss prend le temps d'y réfléchir. C'est un exercice qu'elle connaît bien, une expérience de pensée comme celle qu'elle mène dans le club de débat. "Je commencerai par abolir le système et les rangs étoiles. Je ne comprends pas leur utilité à part créé un élitisme artificiel pour nous trier. Mais nous trier pour quoi ? Pour aller au Paradis ? Le Père est omniscient. Il sait déjà qui mérite d'y aller ou non, n'est-ce pas ? Pas besoin de broche sur notre col." Le ton est sarcastique quand elle parle du Père car Abyss ne croit ni en lui, ni en son omniscience, ni en son jugement. "Je privilégierai l'entraide et la solidarité à la dénonciation et l'individualité. Je crois qu'une société fonctionne mieux lorsque les gens s'entraident au lieu de se rabaisser."

Elle pense que certains Premium ne méritent pas leur titre est sont plus méprisables que beaucoup de sans-étoiles.

A la question sur sa présence, elle hausse les épaules. "Non, mon absence finira par être remarqué. Cependant je pense qu'elle le sera moins rapidement qu'un soir normal." La fête est une bonne diversion.

"Sans doute…" Abyss murmure d'un ton plus las. Elle est de nouveau d'accord avec Armel. Partir un soir de fête aurait l'air d'un pauvre accident et ce serait mieux pour tout le monde. Pour Eden, pour Caïn, pour Mielle, pour Max et pour Alfie. "Mais ne vous en faites pas, il n'y aura aucun accident ce soir."

Elle affiche un sourire sincère. Elle ne gâchera aucune fête.

Elle écoute avec attention les réponses du psychologue. Peut-être pourra-t-il lui apporter des élements de réponses aux questions qu'elle se pose depuis tout ce temps. Pourquoi le rang ? Pourquoi les étoiles ? Pourquoi Wicked ? Pourquoi l'Enclave ? Mais Armel ne sait pas. Armel n'en sait rien. Et sur un point, Abyss croit en savoir plus que lui: pourquoi est-ce si crucial de les catégoriser ? Elle peut bien lui expliquer.

"Vous êtes un peu naïf, Père Armel…" Abyss penche la tête d'un air désolé. "J'ai la réponse à votre question: il est nécessaire pour Wicked et pour le père de nous catégoriser car il faut diviser pour mieux régner." C'est un principe vieux comme le monde. Que ce soit en informatique ou en science politique, la domination passe par la division du problème - ou de l'ennemi. "Oui, sans doute…" Admet Abyss quant à son idéal. Elle sait qu'elle ne peut rien changer en claquant des doigts et que cela doit venir pas à pas. "Néanmoins, je n'ai ni la force ni la volonté de changer quoique ce soit. Ce n'est qu'un fantasme. Je ne changerai rien à l'Enclave. Je le sais."

Elle n'en a ni les capacités, ni la volonté, ni la force. Abyss est seule et le restera. Elle ne sera jamais l'héroïne de son récit, mais toujours le martyr.

"Je..."

Son regard pivote vers les portes. Pourquoi est-ce qu'elle a tant envie d'essayer ? Pourquoi est-ce que son âme ne peut se résoudre à l'abandonner, lui, ce lieu presque vivant qui hante toutes ses pensées ?

"Le Labyrinthe, il m'appelle." Elle y pense tout le temps, nuit et jour. Abyss ne peut passer une fraction de seconde sans que ses pensées ne se dirigent vers le Labyrinthe. Il est sa raison d'être, toute entière. "Je crois que…" Elle marque une hésitation. "Non, rien."

Elle ne lui dira pas ce soir.
Elle ne l'avouera pas ici.
Mais Abyss est consciente que cela fait plus de cinq ans qu'elle se dédie corps et âme à trouver la sortie. Abyss a conscience qu'elle n'est pas la première à s'être cassée la tête contre les mystères du Dédale. Abyss est conscience que les courreurs ne sont pas les premiers à arpenter le Labyrinthe dans l'espoir d'y trouver la porte secrète vers le Paradis.
Pourtant il sont toujours là, coincée dans cette Enclave, depuis au moins trente ans pour les plus âgés.
Si la sortie existait, ils l'auraient déjà trouvé. C'est mathématiques.

Mais Abyss a une théorie.
Pour elle, la sortie ne se montre que de nuit.

"Bon, je vais rentrer..."

Tout cela a assez durée. Abyss aimerai bien passer voir Eden et Mielle, avant de rentrer dans sa chambre et de quitter la soirée. Alors elle se redresse pour s'étirer, passe la main dans les plies de sa robe pour la remettre droite. D'un regard, elle attends l'autorisation du parent pour filer.