amazed

Les bacchanales. La grande soirée estivale.
Abyss n’était pas sûre de venir. Elle était partie pour se faire oublier, rester cloîtrée dans sa chambre ou profiter du parc désert pour méditer.  Et puis, il y avait eu l’anniversaire d’Alfie. Une invitation fortuite à y aller avec lui. Abyss n’avait pu se résoudre à dire non, pas à lui.

Il a Eden, Mielle et Abi aussi. Ses amies vont se produire sur scène, ce soir. Exposer à tous les blocards les fruits de leur travail. Abyss ne veut pas manquer ça. Elle a promis à Eden d’être toujours là, pour elle, pour la soutenir, pour l’applaudir. Et si Abyss est condamnée à périr, il serait dommage de manquer la possible dernière fois.

Alfie est venue la chercher dans sa chambre. Elle lui a ouvert la porte dans un sourire timide. Habillée de sa robe blanche et d’une veste en jean grise, Abyss ne sera pas la plus belle de la soirée, mais elle le sait. Elle espère tout de même être à la hauteur. Sans Eden pour la guider, elle ne sait pas bien y faire.

“Salut, Alfie. Ça me fait plaisir de te voir.” C’est sincère. Malgré la fragilité dans sa voix, malgré la fatigue dans ses yeux. Abyss le prend dans ses bras, comme pour se dérober à son regard et lui parler par les gestes. “Tu es très beau ce soir.”

C’est vrai, il l’est. Abyss l’a toujours trouvé beau. Même sans étoile. Ce n’est pas grave, Alfie n’en a pas besoin. Il a les mèches dorées, brillantes sous la lumière, qui rendraient jaloux les astres.

“Comment tu vas ? Quoi de neuf ces dernier temps ? Tu as hâte de la soirée ?”

Elle lui tend le bras pour venir s’y accrocher, comme une dame que l’on emmènerait au bal, pour quitter les dortoirs, se diriger vers la source. Abyss l’observe, attend sa réponse, essaye de ne pas projeter son pouvoir pour le laisser venir à elle.

Elle lui offre un sourire de compassion. Abyss imagine sans difficulté le manque de confort inhérent au sous-sol et toutes les émotions que cela fait naître. Quand elle pose ses yeux sur les blocards d’un rang inférieur, elle y lit la colère de l’injustice, la peine des marginaux, la jalousie des affamés ou la capitulation des condamnés. Elle a appris à oublier tout cela. À faire abstraction de ce qui saute aux yeux: le système est inégal. Mais puisque personne ne veut le voir, Abyss ferme les yeux.

Hélas, elle ne le peut quand Alfie est devant elle. Quand elle ressent son envie, ses questionnements, son ambition à fleur de peau. Elle ne peut prétendre ne rien savoir, ne rien voir.

“Vients dormir ici, un jour. Il y a suffisamment de place pour deux.” Elle le fait souvent, avec Eden. Elle ne le mentionne pas. Pas devant Alfie. Elle sait l’histoire qui les a unies. “Ta présence fera du bien à mes soirées.”

Elle rit, sans intention cachée, simplement une pure amitié. Abyss ne lui dit pas ô combien elle se sent seule. Ô combien elle tourne dans le vide, la nuit. Ô combien elle souffre de ses insomnies.

“Je vois. Je comprends…” La nostalgie d’une époque où il était au sommet. “Mais oui ! Profite-en pour voir les choses sous un autre angle: tu ne dois rien à personne, tu peux profiter comme tu veux. Parfois, ça fait du bien.”

Il y a de beaux avantages à être de ceux qu’on laisse sur le côté, à être de ceux qui observent au lieu de briller. Abyss n’est pas sûre que l’on puisse trouver la sérénité lorsqu’on est prisonnier d’attentes inatteignables et d’une pression étouffante - que l’on se met souvent soi-même.
Abyss, en tout cas, ne trouve pas la paix. Les attentes qu’on lui demande sont trop lourdes à porter.

“Ça va.”

C’est une réponse automatique. Abyss se force à penser un peu plus fort, à aller chercher dans sa mémoire des éléments marquants de son été. Il y a eu le Labyrinthe avec Abyss et Caïn. Ça ne s’est pas très bien passé. Elle voudrait demander à Alfie si ça lui manque d’aller dans le Labyrinthe, mais par élan de décence: Abyss s’abstient. Après cela, les jours se sont ressemblés. Ternes, mornes, remplis de doute. Il y a eu l’altercation avec Judas, puis celle avec Robin. Il y a eu l’étoile gagnée par Mielle, Abyss était contente pour elle.
A part cela… rien de nouveau.

“Je ne sais pas trop quoi raconter. J’aide une jeune adelphe en ce moment, pour ses cours. Je m’improvise professeur de science, ça m’occupe.” Elle rit. “Je profite des clubs et du beau temps… Rien de bien intéressant.”

Elle fait l’effort de trouver de quoi raconter mais elle doit se rendre à l’évidence: ce qui est visible chez Abyss est placide.

“Ceci dit, ça me fait du bien de te voir. Je crois que je m’ennuie un peu.”

Elle croit. Elle n’est pas sûre. Elle ne l’est jamais quand il s’agit d’elle-même.
Abyss repense aux paroles d’Ashkat. Peut-être avait-il raison: en dehors du Labyrinthe, elle n’est rien qu’une fille chiante.

Elle lui offre un rire doux. Ca l'est toujours, avec Alfie. Il y a des rares blocards, comme lui, avec qui c'est facile. A la voix de velours, au regard qui réchauffe. Ceux qui ont un soleil dans le cœur et qui chassent les nuages qui embrument Abyss.

"Ne t'en fais pas, tu n'es jamais relou."

Elle secoue la tête. Qu'il se plaigne, s'il le veut ! Abyss est là pour écoper les soupirs nostalgiques et les peines débordantes. Pour Alfie, elle sera le sable sur lequel s'abat les vagues de ses émotions décalées; la digue qui retiendra l'écume des jours passées. Il ne doit pas s'en faire, avec elle: tout sera emporté.

"...Oui." Elle baisse la tête. Le sourire est devenu triste. Elle n'a pas la force de lui mentir, pas comme ça. Ses mots le peuvent, mais pas son corps. "Je suis juste... fatiguée."

Elle n'a pas besoin d'expliquer pourquoi. Ses pas se font lents. Les blocards commencent à affluer, et avec eux, le flot de leurs émotions. Le brouhaha est encore léger, mais Abyss se sent déjà submergée. Elle lutte pour ne pas s'arrêter, pour ne pas faire demi-tour, s'enfermer dans sa chambre, chercher la paix et le silence.

Abyss.

La lumière revient au travers de la voix d'Alfie. La sensation physique de sa main sur son épaule lui permet de relever la tête. Elle croise ses yeux. Ils sont beaux. Elle préférerait se noyer là, plutôt que dans ces affres émotionnels. Cela doit être beau, de se perdre dans les yeux des autres.

Elle hoche la tête, accepte en silence: elle lui fait confiance. Elle ferme les yeux aussi, pour se concentrer, se joindre à lui. Elle inspire un coup, et lorsqu'elle expire, quelque chose semble doucement quitter son âme.
Elle ne sait pas quoi, ce n'est pas tangible, mais petit à petit, quelque chose d'efface. Ca disparaît avec douceur, comme une pommade qu'on applique et qui chasserait la douleur.

Abyss, soudain, ne perçoit plus rien.
Les synapses sont bloquées; les émotions, évaporées.
Elle ouvre les yeux. Il y a des larmes de soulagement qui roulent sur ses joues.

"Alfie, je…"

Elle ne sait pas quoi dire, tout d'abord. Il fait qu'elle apprenne à se connaître, à apprivoiser ses émotions qui n'ont jamais eu de place pour exister correctement. Elle met quelques secondes, tout au plus, afin de retrouver leur chemin. Son visage a reprit un peu de lumière.

"Merci !" Et la voilà contre lui, s'accrochant à son cou, dans une étreinte emplie d'une gratitude rare: la sienne. "Je... Je ne sais pas quoi te dire. Je ne sais pas trop ce que je ressens encore mais… mais…"

Elle est fragile, vulnérable.
Encore un peu timide.

"C'est... c'est à moi."

Abyss sourit.
Vivante.

Elle ne sait pas ce qu'elle ressent, elle n'arrive pas à mettre des mots. Pour décortiquer, c'est plus facile quand ça ne vient pas d'elle. Pourtant, si normalement ses propres sentiments l'effraient, là, c'est différent. Abyss n'a pas peur. Abyss ne se sent pas mal. Abyss n'est pas floue, c'est même net. Elle se concentre sur ses sensations. C'est un peu étrange parce qu'elle entends de plus en plus les rires des blocards, le son des basses, les pulsations de la musique: la fête est proche. Mais elle ne ressent pas l'effervescence de la soirée dans son cœur, la hâte des plus jeunes, la joie des fêtards. Dans ses oreilles, tout grésille. Dans son esprit, tout est vide.

La dissonance est étrange. Un peu violente, mais plaisante. Elle est un peu fragile et déboussolée car elle n'a pas l'habitude de laisser venir ainsi ses émotions. Abyss a l'habitude de les refouler constamment au profit de celles des autres.  Il lui faut donc un peu de temps pour apprivoiser le vide.

"Je crois ? C'est étrange… Tout est normal dans ma tête, mais dans mon cœur, c'est étrangement… serein ?" Silencieux. Elle a baisser les yeux pour se concentrer. Elle s'est mise à parler avec un peu plus de légèreté. "C'est comme… tu sais, les sédatifs ? Ca endort le corps mais pas l'esprit alors on se sent un peu dissocier. Sauf que là, c'est agréable. Au lieu de t'endormir, ça te redonne de l'énergie…"

Le ton de sa voix a changé. Un sourire s'est formée sur le coin de ses lèvres. Si Alfie est attentif, il remarquera que la fille qui lui fait fasse ne lui est pas inconnue: lorsque Abyss court dans le Labyrinthe ou qu'elle parle d'un sujet qui la passionne, elle a le même éclat de vie. Alfie connaît cette facette d'elle puisqu'ils courraient ensemble, avant. Alfie connait cette facette d'elle parce qu'elle a toujours été douce, à ses côtés. Alfie connaît cette facette d'elle parce qu'il est l'ami d'Abyss.

"Et toi, alors ? Ca ne te coûte pas trop ? Si c'est déplaisant ne t'en fais pas pour moi, tu sais, c'est déjà beaucoup…"

Même sans son pouvoir, Abyss reste Abyss: tournée vers les autres. Elle s'inquiète pour lui dans un réflexe presque primitif. Elle ne veut pas qu'il souffre à son profit.

"Alfie je…" Ils sont arrivé à la soirée. Elle ne l'a pas remarqué tout de suite grâce aux havre de paix qu'Alfie s'efforce à déployer. C'est la première fois qu'Abyss se tient au milieu de la foule sans être constamment noyée par les émotions trop mirobolantes de ceux qui l'entourent. "J'ai un service à te demander."

Elle observe la masse de blocard au devant de la scène.

"Je veux aller danser."

Au milieu des autres.
Au milieu des siens.

Ce soir, Abyss veut tout goûter.
Aux joies, aux rires, à la danse et à la musique.

Dans le son, les mots sont une mélodie en panel.
La couleur des émotions est un arc-en-ciel.

Cette-fois, elle n'entends pas les sursauts de son cœur. Elle ne capte pas les perles de sueur. Elle n'a plus son pouvoir pour pallier à son manque d'empathie et de considération pour autrui. Abyss ne remarque rien à l'angoisse d'Alfie.
Elle est une mauvaise amie.

Abyss hésite. Il lui dit que tout va bien, qu'il gère. Elle a envie de le croire mais peine à lâcher prise. C'est un vieux réflexe de sacrifice et d'altruisme. Elle a peur qu'il souffre à cause d'elle, car dans ce cas, le jeu n'en vaudra pas la chandelle. Abyss préfère prendre toute sa souffrance et disparaître avec plutôt que de lui causer de la peine; Alfie a déjà assez donné.

"D'accord…"

Elle hoche la tête, timidement. Alfie semble si sûr de lui, si… gentil. Ca la touche en plein cœur. Elle décide de lui faire confiance, il lui semble qu'il n'est pas de type Limité, cela réduit le risque. Elle essaye de lâcher prise pour pleinement profiter, tant pis si l'un ou l'autre fini écorché. Après tout, pour voir la vie en rose, il faut savoir passer par ses épines.

Les voilà sur la piste. Les pas sont encore timides, ses bras s'enroulent autour d'Alfie avec minutie. Abyss a peur de trop s'approcher, elle a peur du rejet. Ils valsent doucement, se laisse porter par la musique. Une, deux, trois, quatre. Le tempo est parfaitement saisie, elle est mathématiques dans ses gestes, cela manque de grâce; ce n'est pas grave. La musique est tellement agréable sans le bruit blanc des émotions. Elle se surprend à fermer les yeux pour se bercer.

"Ha ha ha !" Elle rit à sa blague, son éclat est un peu plus sincère que ce qu'elle offre normalement. "Peut-être..."

Elle se demande si une vie auprès d'Alfie serait agréable. Sans doute. Mais elle n'est malheureusement pas sûre de pouvoir lui offrir une affection de ce genre. Même sans son pouvoir, Abyss ne ressent pas les affres puissants que semblent éprouver certains blocards envers leurs camarades.
Elle voudrait, pourtant, réussir à aimer. Réussir à aimer avec passion, fureur et vertue. Elle a essayé, pour Eden, pour lui promettre d'être toujours auprès d'elle. Elle voudrait essayer, pour Alfie aussi.

Mais il faut se rendre à l'évidence.
Avec ou sans Empathie,
Abyss ne comprend rien à l'Amour.

"On s'en moque, de ce qu'ils pensent."

Abyss est en proie à beaucoup de chose mais as au regard des autres. Elle a le même discours que lorsqu'elle l'a récupéré, en larme, à l'infirmerie.

"Tu les regagneras, Alfie, tes étoiles, si tu y tiens. Ne t'en fais pas. Et puis, tu peux en avoir une, deux, trois ou milles…" Elle lâche un bras pour venir poser son index contre sa poitrine, sur le cœur. "La plus belle de toutes brille ici."

Elle lui offre un sourire.
Alfie est un garçon solaire, et ce soir plus que jamais, il illumine sa vie. Contre lui, par son prisme, Abyss voit enfin le panel émotionnel.
Elles peuvent être un cadeau et non pas un fardeau.