amazed

neonothopanus gardneri.

Prim se sent un peu bête. C'est qu'elle ne s'apprête jamais vraiment lorsqu'elle se rend au club de sciences. Elle n'en a pas trop fait ; il ne faudrait pas qu'on remarque, ce serait terriblement gênant. Peut-être qu'on l'a déjà remarqué. Elle ne sait pas vraiment, elle n'a pas l'habitude de se demander si on la regarde, si on l'a remarqué. Elle laisse ses doutes et ses interrogations au placard, là où ils ne lui font  pas perdre de temps.
Le champignon lui paraît moins intéressant, ce soir. Hier encore, pourtant, elle n'attendait que de pouvoir voir les cellules sur la petite lame en verre qu'elle manipule avec une attention toute particulière. Sa main gauche gribouille des cercles distraits sur son bloc-notes, là où elle devrait noter les spécificités des spores et des cuticules sur lesquelles elle est censée se concentrer.

Mais voilà, Prim est absente. Elle est quelque part dans l'Enclave, mais certainement pas face à son microscope. Elle penserait presque sa conscience ailleurs. Peut-être qu'elle s'est bel et bien envolée, dans un instant rare et agaçant de faiblesse et d'appréhension? Ça n'aurait pas de sens.
Prim est absente, mais pas suffisamment pour ne pas entendre le grincement d'une chaise qui racle le carrelage alors qu'on la repousse. Elle identifie aisément d'où vient le bruit, quelle chaise on pousse, quel corps se redresse pour s'approcher de sa table, de sa bulle, de ses épaules, pas très loin, tout proche. Prim revient vite. Il ne faudrait pas qu'on voit qu'elle est perturbée, légèrement, sans même qu'elle ne l'accepte. Ce serait terriblement gênant.

Elle finit par tourner la tête vers Lucien, juste un peu, pour ne pas l'effleurer, garder un semblant de bulle, de quelque chose qui la tienne en équilibre. Quelque chose de comfortable, d'habituel. Routine tenace, mais routine efficace.
C'est un champignon.
Elle acquiesce, sans ajouter rien d'autre.
C'est bien un champignon. Y-a-t-il autre chose à dire?
A nouveau, son regard se tourne vers le microscope, vers les lames étalées sur la table, les champignons gribouillées et annotés sur son bloc-notes. Elle tourne la page, cache celle raturée.
Il ne ressemble pas à grand chose, là. Il est bien plus joli lorsqu'il brille. Et qu'il est entier.

Elle aurait sûrement parlé un peu plus dudit champignon et de ses spores si particulières. Mais sa bouche se ferme, ne dit rien d'autre, esquisse l'ombre d'un sourire, quelque chose d'un peu maladroit mais de vrai, lorsqu'il se détourne, l'air contrit de celui qui ne peut se soustraire à ses devoirs. D'une oreille, elle écoute ; la voix fière et criarde de celui qui espère gratter l'attention d'un grand frère qui ne lui donnera peut-être que le centième de ce qu'il attend, celle, plus dure, plus ferme, dudit grand frère, implacable, hermétique à l'hésitation, comme si la punition était déjà toute trouvée.
Prim tourne la tête, un peu, juste assez pour apercevoir ce qu'elle doit voir.
Dans un autre monde, Prim aurait peut-être suffisamment de cœur pour prendre pitié des larmes et des reniflements qui tente de retenir les coulées épaisses qui menacent de quitter les narines. Elle aurait peut-être suffisamment de cœur pour se lever et exprimer l'injustice de la punition.
Injustice. C'est un drôle de mot dans sa bouche. Tout est juste, tant qu'il y a quelqu'un pour regarder sans rien dire.
Alors Prim regarde, malgré le dégoût sur son visage, elle qui ne supporte qu'à peine les effluves de sueur après un entraînement de tennis laborieux. Elle ne se soustrait pas à la justice, à ce qu'elle lui rappelle, à l'expression de son ire.
Elle sourit encore à Lucien, ce même sourire maladroit, comme si c'était lui, qui méritait d'être réconforté, et pas le gamin qui doit se gaver de la carcasse malgré son évidente envie de vomir. Justice et devoir n'ont pas vraiment de cœur, pas ici.

neonothopanus gardneri.

Prim aurait pu s'interroger sur les raisons qui ont poussé le grand frère à laisser le pêcheur s'échapper sans demander son reste. Elle aurait peut-être pu partager la déception, à peine cachée, de ceux qui attendaient le lynchage avec une impatience que même elle trouve malsaine. Mais peut-être est-ce simplement parce que ça aurait été vraiment dégoûtant de regarder quelqu'un dévorer le cadavre d'une grenouille.
Mais Prim ne s'interroge pas, ne s'étonne pas. Les voies des supérieurs sont impénétrables, et si Lucien a jugé que la punition devait s'arrêter là, ainsi soit-il.
Qui est-elle, finalement, pour prétendre mieux savoir?
Tu penses qu'il ne volera plus? Le sous-sol ne le dérange peut-être pas plus que ça.

La peur l'étreindra peut-être suffisamment pour qu'il n'essaie plus, en tout cas, le souvenir de l'odeur nauséabonde de l'amphibien sous son nez éternellement frais. Mais si la peur et la révérence que le blocard devrait avoir pour le Père Suprême ne l'a pas arrêté, est-ce que la crainte induite par Lucien suffira?

Prim acquiesce lentement, ses lèvres pincées, légèrement étirées vers le haut. C'est presque un peu étrange, pour elle, de sentir ses pommettes se lever. C'est ça. Il devient tout vert. Il brille plus fort que je ne l'imaginais. C'est le premier que je vois. Je ne suis pas certaine qu'il continue de briller une fois qu'il a été arraché, ceci dit, ni s'il brille en journée, je n'ai pas essayé.
La jeune femme fouille dans sa sacoche à la recherche des champignons qu'elle a prélevé plutôt. Pour s'occuper les mains, l'esprit, les yeux. Elle prendrait presque son temps. C'est un peu étrange, pour elle, de sentir les battements de son cœur, aussi fort que la lumière émise par les champignons.  

Elle tire de sa sacoche le champignon qu'elle cherchait. Il paraît si peu impressionnant qu'elle se sent ridicule, l'espace d'un instant. Ce que ça doit l'ennuyer. Elle le redoute, en tout cas. Elle hésite, fait tourner le champignon dans sa main alors qu'elle se détourne vers Lucien, les lèvres qui s'étirent un peu plus, pleines d'espoir. Je pourrais directement te les montrer dans la forêt. J'ai mis des balises pour repérer le chemin, on ne risquerait pas de se perdre. On ne rentrerait pas trop tard non plus. Si ça t'intéresse, évidemment. Prim n'en dit pas plus. Elle n'en ressent pas vraiment le besoin. Elle est certaine qu'il comprendra.

neonothopanus gardneri.

Un instant, assez court pour ne pas être vraiment important, suffisamment long pour vouloir dire quelque chose, Prim s’interroge. Sur le jardin, les mauvaises herbes, la raison pour laquelle on les laisse s’épanouir sans jamais aller arracher à la terre la racine intruse. La raison est simple, d’apparence : c’est l’ordre des choses, telle qu’il a été décidé par leur Père. Peut-être que la rédemption est à la portée de tous, que les mauvaises herbes peuvent finir par cesser d’importuner les cultures plus nobles et plus disciplinées aux alentours pour finir par fleurir à leur tour. Et quoique Prim n’y croit que peu — pourquoi avoir tenté d’enlaidir le jardin en premier lieu ? — elle fait confiance.

Tu le ferais? Prim est-elle véritablement si aigrie, assez pour les arracher sans remords? Qu’en penseraient les grands esprits de l’Enclave? Arracher les mauvaises herbes et les jeter, je veux dire. C’est un peu cru, un peu extrême peut-être. Nécessaire, peut-être. Sans doute. Les jardiniers le font bien. Tant pis.

Prim regarde ses plaquettes à nouveau, la tête qui se meut de haut en bas lentement, presque distraitement. Les lèvres se pincent pour éviter de trop parler, ça le rebuterait peut-être, qu’elle parle en long, en large et en travers des spores qu’elle observe presque religieusement à travers la lentille de son microscope. D’autant plus étrange qu’elle est d’ordinaire bien laconique. C’est ça. Je ne sais même pas vraiment comment ils brillent ni pourquoi. Ça la démangerait presque, d’exposer toutes les théories qu’elle a sur les raisons qui ont poussé le champignon a développé le besoin de briller. Mais elle se contente d’être brève. Se doute qu’il n’est pas là pour les échantillons qu’il a apporté. Ce doit être la même réaction chimique que les lucioles. Je doute que ce soit pour communiquer, ceci dit. Enfin, je n’en sais rien. Elle hausse les sourcils. Sourire pincé, lèvres qui se dissimulent, comme par peur d’être vues.

Prim s’empresse de remballer ses affaires, manipule tout de même avec attention les plaquettes de verre, qu’elle nettoie distraitement, avec moins de rigueur qu’elle ne le fait d’habitude, le visage déjà détourné vers le fond du labo. Tu as déjà été dans le Labyrinthe?

Elle hausse la voix pour se faire entendre depuis sa table, avant de le rejoindre à la recherche d’une paire de bottes, qu’elle enfile en se tenant contre le mur. Tu penses qu’il y en aurait, là-bas, des champignons? J’avoue que je ne me suis jamais posé la question, mais je m’interroge. Si Prim ne voit rien d’intéressant dans le dédale qui les entoure, puisqu’elle ne comprend pas pourquoi elle voudrait chercher à partir alors que sa vie la satisfait amplement pour le moment, elle n’hésiterait pas à y mettre les pieds si tant est qu’elle puisse y trouver quelque chose d’assez alléchant pour qu’elle perde son temps à se perdre entre ses murs. Elle passe la porte, se détourne pour regarder Lucien la fermer derrière eux, les doigts qui attrapent les ongles et les grattent, comme pour les arracher, sans vraiment passer à l’acte, le regard qui se veut moins fuyant qu’il ne l’est vraiment, le visage légèrement détourné pour cacher l’afflux d’hémoglobine qui la colore par instants.

neonothopanus gardneri.

Evidemment.
Pas d'autre réponse acceptable. Pas de quoi s'éterniser non plus. C'est tellement évident qu'il n'y a rien d'autre à dire. Evidemment.

Prim n'en dit rien de plus, donc. S'occupe de ses bottes et de ses affaires et se prépare à sortir, sans un mot de plus pour ceux dont ils ont déjà trop parlé. D'un œil distrait, regarde vers Lucien, qui essuie une paillasse presque par automatisme, mouvements mécaniques qu'elle l'imagine répéter chaque fois qu'il passe près d'une table dont il faudrait s'occuper. C'est comme on le décrit?
Effrayant, surtout. Intriguant, happant.
Prim n'a jamais rien vu de tout ça, sur les grands murs qui les entourent, rien du tout. Une légère curiosité, parce que le simple principe d'un Labyrinthe est curieux, mais rien de plus. Rien qui ne soit à la hauteur de ce que les coureurs décrivent, rien qui ne méritent l'engouement qu'on accorde au dédale. Mh. Sec. Pas de champignons, donc. Rien pour Prim, entre ces murs.

Prim le suit dehors, au travers des couloirs et des portes. Elle balance son sac à bout de bras, la tête qui se meut de haut en bas à mesure qu'il parle, quoiqu'elle n'ait pas besoin d'être plus convaincue de l'inutilité, oh combien évidente pourtant, du Labyrinthe. Non, mais c'est gentil de proposer. Je n'irai pas, s'il n'y a pas de champignons. Ça ne m'intéresse pas, et c'est une perte de temps, si c'est sec. Je n'y trouverai rien. Pourquoi tu y as été, toi?
La curiosité, la même qui agite tout le monde.
Elle devrait peut-être y aller, un jour. Au cas où ; mais au cas où quoi? Au cas où la sortie se dessinerait miraculeusement devant elle? La prendrait-elle, de toute façon?

Prim observe le ciel, le même qu'elle voit tous les jours, sans variations, la même teinte de bleu, rassurante, confortable. Presque inconsciemment, elle regarde vers les hauts murs du Labyrinthe. C'est bête, non? De s'y précipiter comme ça. On aurait déjà trouvé la sortie, j'imagine. Mais quel serait l'intérêt d'un Labyrinthe sans sortie? Et si on est pas prêt, pour ce qu'il y a de l'autre côté? Il y a bien une raison pour laquelle on nous fait attendre trente ans. Les arbres se rapprochent, indiquent à Prim de commencer à regarder ses pieds, surveiller qu'elle ne piétine pas une parcelle de champignons. Mûrir, grandir, le mériter. Je ne sais pas.

neonothopanus gardneri.

Pas de logique au Labyrinthe.
Prim ne l'a jamais vu, pourtant il lui semble que le manque logique du dédale n'est que trop évident pour que ceux décidant de l'ignorer ne le fasse pas de leur plein gré.
Pourtant, il lui semble tout à fait logique que les oiseaux en cage se persuadent qu'ils peuvent trouver la clé ouvrant leur cadenas cachée quelque part dans le fond de leur cage. Je ne peux pas affirmer qu'il manque de logique, je ne l'ai jamais vu. Mais j'y crois très fort.

D'aucuns diraient qu'il est tout à fait logique, même peut-être scientifique, qu'un mystère de cette envergure prenne du temps à être résolu. La nature n'est-elle pas peuplée de ces énigmes, les scientifiques ne se perdent-ils pas dans la multitude d'hypothèses? N'est-ce pas dans leur nature même, de ne rien savoir?
Elle jette un coup d'oeil presque hésitant vers Lucien.
Elle ne veut pas blasphémer, jeter en l'air l'idée que Père est un falsificateur, un menteur, un fabulateur. Mais. Je pense qu'il n'y a pas de sortie. Et s'il y en a une, elle n'est peut-être pas dans le Labyrinthe.
Si l'on rentre, on sort. Il y a une sortie, quelque part, aussi évidente que l'écart entre les barreaux d'une cage. Prim a l'égo assez gonflée pour se dire qu'elle la trouverait, cette sortie qui obsède les coureurs, si elle y perdait son temps. Mais elle ne le fera pas. Ils prennent sûrement trop les choses à la lettre. Ils doivent chercher au mauvais endroit ; ils auraient trouvé, sinon.

Les feuilles craquent sous ses pieds, symphonie familière et bienvenue qu'elle écouterait avec attention si elle n'était pas si concentrée sur les mots de Lucien.
C'est lointain, l'extérieur.
C'est presque impossible, inexistant, l'extérieur. Et pourtant il y a Lucien, qu'on croirait né pour l'Enclave, comme Robin l'est.
C'est difficile, de ne pas croire au destin, peut-être. Lucien serait-il là, dans ce qui semble être ce qui lui convient plus, si ça n'existait pas, le destin? Je suis contente qu'ils t'aient repêché, alors.
Pour lui, un peu pour elle.
Elle s'agenouille à côté de lui, fouille les feuilles à son tour, la main distraite, les mouvements vifs de ses pupilles qui se baladent de son visage jusqu'à ses mains. On a de la chance de t'avoir, ici. Je ne sais pas à quoi ça aurait ressemblé, si tu n'avais pas été là.
Elle voudrait l'interroger, sur l'extérieur. Mais qu'y a-t-il à dire? Ne serait-ce pas remuer inutilement le couteau dans des plaies qu'il doit essayer de guérir totalement?
Elle s'installe au sol, en tailleur, ramasse au creux de sa paume une des petites coccinelles orangées qu'elle voit traîner sur les feuilles parasitées de champignons blancs.Tu es un très bon grand frère. Je ne vois pas trop qui d'autre pourrait faire ce travail comme toi. Ta place était ici, je crois.