amazed

Il y a du réconfort dans l’enchaînement des jours. Rentrer. Méditer. Dormir. Chaque soir, une ritournelle. J’apprécie de me fondre dans la régularité de l'existence, dans la contemplation et l’agencement de ma chambre - sanctuaire immuable dont le décor reste inchangé, soigneusement orchestré par mes soins. Les tapisseries qui ornent les murs, le lit à baldaquin toujours impeccablement dressé, le lustre suspendu au plafond, le parquet poli, le bureau méticuleusement rangé, l’odeur fleurie qui flotte juste là. L’endroit demeure constant, je le retrouve toujours, mon refuge chéri. Il y a également une satisfaction douce à savoir que ce lieu ne connaîtra pas le changement, qu’il sera le témoin du reste de ma vie jusqu’à l'Après. Je conserverai ce lieu comme une photographie précieuse de mon existence passée, un souvenir que je m’autoriserai à contempler avec douceur.

Aujourd’hui, la journée fut éprouvante. J’ai puisé de l’énergie dans chaque rencontre, parcouru les clubs, échangé avec une multitude de personnes. Les visages et les noms résonnent encore en moi, leurs préoccupations restent ancrées dans ma mémoire ; assise devant ma coiffeuse, alors que ma brosse démêle les boucles, je me plonge dans la réflexion, cherche des moyens de les aider. Ici aussi, je trouve du réconfort, une tendresse que je m’octroie seule. Je n’attends personne, et pourtant, des coups résonnent contre ma porte. La surprise de cette visite inattendue à une heure si tardive me conduit à supposer qu’il pourrait s’agir d’une urgence. Je me lève donc pour vérifier cette étrange interruption.

Bonsoir Phil. Je ne laisse pas la surprise transparaître dans mes traits. C’est étrange de te revoir, tu es comme une relique dans mon musée. Luke ? J’hausse un sourcil, la main toujours sur la poignée de porte. Tu n’as pas tué Luke. Je le sais d’avance, pas toi Phil, tu ne ferais jamais une chose pareille, j’en ai la certitude profonde alors mon sourire se fait chaleureux, et je t’invite à franchir le seuil de ma maison. Tu es déjà venu.e ici, tu te souviens ? Tu sais que tu as le droit d’entrer. Viens me raconter. Je vais te faire un thé.

Je veille avec soin à refermer la porte derrière toi, comme pour sceller le mystère que tu sembles m’avoir apporté. Une étrange intuition me murmure que tu es venue déposer un secret entre nous. Toi et moi, nous avons déjà dévoilé tant de facettes l’une à l’autre, nous avons déjà été deux âmes qui se confient sans retenue. D’un geste presque mécanique, je me dirige vers la petite table près de la fenêtre où la bouilloire attend d’être éveillée. Je l’allume, dispose deux tasses devant nous, comme une invitation silencieuse à partager plus que des mots. Inutile de te demander quel thé tu préfères, je me souviens de tes goûts. Je laisse glisser le sachet au fond du verre, les sens en éveil, prête à saisir le moindre de tes murmures. Un léger rire, à peine un souffle, m’échappe face à tes paroles énigmatiques. N’as-tu jamais saigné sans en réchapper? Il faut bien souvent perdre plus de la moitié de son sang avant de mourir. Je le sais car Luke est fort ; au pire, il n’est que grièvement blessé. Pourtant, ton inquiétude est si palpable que je m’interroge, hésite à te demander de me conduire sur les lieux de l’accident. Mais je me ravise, consciente que le destin a ses propres voies, et qu’il n’appartient qu’à lui de choisir le sort des autres.

J’ai du mal à tout comprendre. Tu me dis que son pouvoir ne fonctionne plus ? Ça me dépasse. Phil, calme-toi. Ma main se pose sur la tienne, l’enserre doucement, pour te ramener à moi, te rappeler que je suis là. Je sais combien l’angoisse peut t’envelopper, te dérober à ma présence. Il est essentiel que tu m’écoutes. À travers tes explications décousues, je commence à percevoir l’erreur que tu as commise. Je ne suis pas opposée aux parties de Panic, j’y ai moi-même assisté maintes fois, parfois même participé. Mais les scénarios se déroulent rapidement dans mon esprit, et si Luke s’est véritablement blessé, la situation pourrait être bien plus grave que ce que je redoute. Les conséquences pourraient te happer. Je cherche encore, malgré tout ce temps écoulé entre nous, un moyen de te protéger. Qui sont ces deux autres personnes dont tu parles ?

L’eau dans la tasse a pris une teinte dorée, la vapeur s’élève en volutes, douces et apaisantes. Je porte la boisson à mes lèvres, souffle distraitement sur la surface brûlante, le regard perdu vers l’extérieur. Je vois les derniers blocards rentrer, des Parents passer, et le vent du soir caresser les feuilles des arbres au loin. Et puis, Phil... Je prends une gorgée du thé brûlant, sent la morsure du feu sur ma langue. Je sais qu’elle restera engourdie jusqu’à demain, mais il me plaît de savoir que je suis moi aussi, encore capable de me blesser. L’image de Luke ensanglanté traverse mon esprit – parfois, il est crucial de se rappeler que nous ne sommes pas invincibles. Pourquoi viens-tu me dire tout cela à moi ?

Je consigne, sans sourciller, les noms que tu viens de prononcer : Robin et Pablo. Comme une mécanique bien huilée, je traite l’information, la laisse glisser en moi, sans y attacher d’émotion particulière, sans bruit ni éclat. De l’extérieur, on pourrait croire que tes paroles m'ont effleuré sans que je les saisisse. Et pourtant, je les recueille, chaque mot, chaque souffle. Seulement, vois-tu, je sais discerner ce qui, à cet instant, exige toute mon attention. Et là, c'est toi. Toi qui es mon urgence, mon battement premier. Alors je relègue Robin et Pablo à une vague lointaine, dans un sillage que je pourrai suivre plus tard, si l’heure m’y convie. Je comprends. Personnellement, je ne trouve pas que tu aies fait le mauvais choix. Sur la table, je repose ma tasse, encore brûlante de cette chaleur qui tarde à s'atténuer. Je suis heureuse d’être celle à qui tu viens parler dans ces moments là, ça m’honore plus que ça ne me dérange, c’est important que tu le saches. Dans un effort presque conscient, je me souviens qu’il faut sourire, pour ne pas trahir ce que je ressens. Il ne faut pas que tu oublies que des gens sont là pour toi, pour t’aider. Ce qu’il y a eu entre nous… J’y tiens. C’est normal que je continue à être là pour toi. Ce n’est pas à moi que tu dois des excuses, Phil, jamais à moi.

Pardonne-moi d'avoir posé la question avec tant de brusquerie. Pour être sincère, je n'aurais jamais imaginé que tu puisses me choisir comme confidente. C'est surtout de là que naissait mon interrogation. Tu sais, j’ai parfois du mal à oublier le confort silencieux que ta présence m’offre. Je ne te l’ai pas dit, et sans doute cela ne sera jamais prononcé à voix haute, mais j’y tiens profondément, à cette monstruosité chérie qui nous lie. Vois-tu, j'ai traversé tant d'amours, et pourtant, dans le sillage de tous ces souvenirs, c'est ton empreinte que je sens encore vive, écorchée, celle de cette quiétude que ta simple présence me procurait. À tes côtés, je n'étais ni plus ni moins qu'une femme. Je n'étais plus une créature, ni terrible, ni affreuse. J’étais autre, oui, mais dans la beauté du terme. Il faut, je crois, saisir les métamorphoses du corps pour ce qu'elles sont réellement : des transformations. Ce mot, transformations, résonne comme une incantation libératrice, une évocation presque fantastique qui ne m'arrachait jamais à moi-même. Nous étions bien plus que ces altérations physiques ; nous étions au-delà, insoumises aux normes de la laideur ou de la folie. Je crois sincèrement que l'on croise les âmes au moment précis où il le faut. Et toi, tu es ma preuve vivante de cette conviction. Si nos routes ne s’étaient jamais mêlées, je n’aurais peut-être jamais pu accepter cette idée avec tant d’apaisement.

Pour en revenir à Luke, je ne pense pas que tu risques grand chose. Si Robin était là-bas, je ne doute pas qu’elle ait trouvé un moyen de gérer les choses à ton départ. Cependant, je ne suis plus tout à fait celle que j'étais autrefois. Ce ne sont pas là des transformations douces, mais des changements abrupts, violents, souvent cruels. Tout va bien se passer. Et c’est ce que tu voulais entendre, n’est-ce pas ? Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?

Nous portons tous un fardeau. Dans l'étroitesse de cette Enclave qui nous contient, il est courant de partager ce poids à deux. Toi et moi ne faisons pas exception. J’aime à croire qu’une partie de mon existence est irrémédiablement tissée à la tienne, que nos destins, qu’on le veuille ou non, sont entrelacés. Le passé est indélébile, et cela me réconforte d’imaginer que j’ai laissé une trace en toi, tout comme tu l’as laissée en moi. Il m’arrive de penser que c’est là, une forme de perpétuité — d’immortalité. De me dire que je continue d’exister, à travers tous ceux, comme toi, que j’ai touchés d’une façon ou d’une autre. Cela me donne l’illusion d’entité, omniprésente, et je trouve dans cette pensée une étrange et apaisante plénitude.
Alors, que puis-je t’offrir en retour, sinon un soupçon d’empathie et un brin de réconfort ? Est-ce là ce que les autres attendent, ce qu’ils chérissent, au fond ? Pourtant, dans tes paroles, dans le ton qui les porte, dans la façon dont tu te tiens, je ne perçois pas cette quiétude. Mon regard se plisse, je ne dis rien, mais je me redresse légèrement, les yeux fixés sur toi. Et je m’interroge, pourquoi ne me regardes-tu jamais ?

La chambre autour de toi semble superflue, comme si tu étais perdue dans une vitrine où tu n'as pas ta place. C'est l'écho de notre tentative d’amour, un reflet fragile. Pourtant, je ne pense pas que nous ayons échoué. Ce n'est pas l'amour qui manquait, mais tout le reste. Je n'ai jamais été dépourvu d'amour, c'est ce qui l’entoure, tout ce qu'il exige, qui m'a fait défaut. Je n'ai ni désir, ni élan, aucune volonté de me projeter dans l'avenir avec qui que ce soit. Je sais trop bien que mon temps est limité. Et ici, la liaison sentimentale me paraît d’une lenteur insoutenable. Alors, je papillonne, incapable de me fixer.
Tu me remercies, et je sens déjà le poids du silence qui précède ce qui va suivre. C'est une rupture discrète, mais bien réelle. Ton remerciement, malgré toi, éveille en moi un sourire qui se dessine doucement. Oh, vraiment ? Tu as l’impression que je te traite autrement qu’en simple amie ? Pourtant, tu me connais, tu sais comment je suis. Avec celles qui m’attirent, celles qui captivent mon esprit. Tu y as gouté, à cette sérénade animale, à ma traque infernale à la poursuite de mes belles. Ne distingues-tu pas la nuance ? Je niche mon menton dans le creux de ma main, mes yeux ne quittent pas les tiens, guettent chacune de tes réactions. Je ne prétends pas savourer tes airs troublés, subtilement dissimulés, mais il y a là une sorte de jeu silencieux qui me captive.
Ma voix s'élève de nouveau, toujours douce, comme un murmure qui se glisse dans l’air. Bien sûr, nous ne nous devons rien, et cela n’empêche pas ma disponibilité, occasionnelle, si tu en ressens le besoin. Comme maintenant. Cela ne nous engage à rien, tu le sais. J’ai tourné la page, et toi aussi, n’est-ce pas ?