amazed

Il ne savait pas si c'était l'été et sa chaleur écrasante
ou bien le fait de vivre dans la peau d'un humain qui lui donnait si chaud.

La surface lui servant de lit semblait l'avaler à mesure que les secondes passaient. Aussi, Loup avait conclu qu'il était mieux d'attendre sur la moquette, car le chemin serait sans doute moins long pour Morphée qui avait beaucoup de personnes à visiter. Loup se demandait quand est-ce que son tour viendrait.

Mais personne ne vint.

Ses yeux restèrent ouverts. Dessinèrent les contours de sa chambre. Un lieu qui n'avait pas de décoration propre sinon les babioles qui y traînaient et s'entassaient sur le bureau ainsi qu'au pied de la penderie.
Loup ne rangeait pas. Il ne rangeait jamais rien. En réalité, il n'avait même pas conscience du chaos qui pouvait exister autour de lui.

Puisque le jour ne venait pas, il glissa jusqu'à la fenêtre donnant sur le bloc.
Sa chance résidait dans le fait que la chambre permettait d'apercevoir un croissant de lune.
Et pourtant, à sa vue, le cœur de Loup n'y battait pas particulièrement. Sans doute que quelque chose résonnait trop faux pour ce crochet d'argent peint à même la toison.
Un bref instant, il se demanda si ça aussi, il pouvait l'avaler. Et quel goût ça aurait. Est-ce que cela fait crac comme quand on mange un scarabée. Est-ce que cela glisse comme on engloutit de la gelée. Privait-il l'Enclave toute entière de son sommeil si la lune disparaissait sous sa langue.

Il se demanda longtemps.
Il se demanda si longtemps qu'une éternité plus tard,
Morphée se rappela enfin à son bon souvenir.

Enveloppé dans une étreinte de soie, Loup disparut dans ce qui ressemblait à une clairière dépourvue d'arbres.
Il n'y avait que des champs à perte de vue. Pas un mur.
Quelques rivières sillonnaient la côte ; Loup en suivit les veines pour atteindre les poumons de cette promesse verte.
Sa course lui fit atteindre un pic très haut, proche d'embrocher la lune.

Mais ce qu'il ne savait pas, c'est que la faucille s'était soudainement approchée de lui, et, comme une lame glissée à sa gorge, lui avait murmuré quelque chose de terrible qui, dans un autre monde, notre monde à nous, réveilla Loup dans un torrent de larmes.

Son cri pourfendit la nuit.
Le tapis absorba le filet de salive qui lui avait échappé.
Les mots résonnaient toujours. Ils pulsaient à son oreille dans une grimace sardonique et Loup recula brusquement.
Il s'éloigna de la fenêtre, du ciel et de sa couronne dorée, se hissant sur les genoux puis les pieds pour atteindre la sortie.

Empoisonné par le clair de lune, Loup s'échappa simplement.

Il traversa à l'aveugle, sa paume raflant le mur pour seul guide. Il y étalait fatalement son tourment, tandis que le gras continuait de couler de son nez, lui tapissant des joues jusqu'au regard qui avait vu couler les rivières de son rêve.

Un instinct le poussa à atteindre l'étage inférieur.
Il fallait descendre, s'éloigner du ciel.
Alors il trouva la porte, tenta de tourner une poignée, peut-être de frapper même à une heure aussi indécente.

- Max. Max... Max...

De l'autre côté du panneau
on pouvait entendre sa griffe racler contre l'embrasure.

À quel point le cœur de Mathilda sursauta quand Léon lui ouvrit enfin la porte ?
Probablement avec une hauteur qui aurait pu fendre l'astre que Loup fuyait.

Il y avait une lumière dans le dos de Max -- il y en avait même plusieurs.
Des tons chauds et rasés à la chaleur chatoyante, ça ressemblait à ces images qu'on pouvait voir sur le désert. Probablement qu'avec son aisance à dompter le vent, Max aurait atteint cette étendue de sable sur le dos du sirocco lui-même.

Loup sentait l'odeur de cire trempant dans sa propre source,
et la fragrance de Max qui s'y ajoutait avait pris un peu du plomb qui avait alourdi le fond de son cœur.

- Max,

Il répéta et l'incantation se prêtait particulièrement bien au décor les entourant.
On le sentait prêt à avouer autre chose mais il n'y avait qu'un peu de pluie salée au coin de ses yeux.
Son pied traversa le seuil.
À son tour, la flamme le recouvrit de sa forme ronde et tamisée.

Loup n'avait jamais aimé parler.

- Tu fais quoi ?

Son timbre résonnait contre le brasier dansant.

Puisque Max n'était pas dans son lit -- elle était à terre sur le carrelage frais, alors c'est tout naturellement que Loup l'y rejoignait. Max aussi avait compris que Morphée favorisait ceux dont la hauteur était moins arrogante.

Il se lova près d'elle. Chercha une chaleur qui ne l'assoifferait pas cette fois.
Sa pupille bleue se heurta au plafond.

- Je veux une histoire.

Loup n'aimait pas parler, mais il savait écouter.
C'était même ce qu'il pouvait faire de mieux.

- Raconte quand tu t'envoles.

Quand tu es plus rapide que tout
et que tu fends la céleste comme personne d'autre ne sait le faire.

À cet instant précis

la peau de Loup était devenue une surface pleine et tendue, comme une toile, étroite en la maigreur qui pouvait serrer le pont de ses côtes,
coriace dans la façon dont chacune de ses tâches de rousseur se débattait sous le balayement de multiples caresses.

Habituellement, c'était quand il était occupé à rogner les contours d'un os
ou bien à lécher le fond d'un bocal tapissé de coulis de fraise qu'on pouvait avoir l'occasion de glisser une main farouche dans la toison blonde qui recouvrait jusqu'à sa nuque. Il ne s'apercevait alors pas du poids de l'affection qu'on lui administrait.

La vue soudée au plafond, il se plaisait à croire que la force seule de son regard suffisait à repousser les disques suspendus comme autant de miroirs noirs.
À moins que ce ne soit le maigre courant d'air que la flamme faisait vaciller jusqu'à lui. Les mots de Max résonnaient de la même façon.

C'était un fait.
Il ne comprenait parfois rien à ce qu'elle lui racontait.
L'imagination était un concept qui échappait à Loup, dont toute la connaissance se basait sur ses cinq sens. Sa vue était son plus grand témoin.
L'instinct, lui, apparaissait quand il fallait traquer quelque chose.
Mais il n'y avait rien à chasser dans la chambre de Max.
Alors il surveillait attentivement les fils accrochés en hauteur, la pupille serrée, attendant la faille, celle où il bondirait.
À ce moment-là, lui aussi volerait.

Les soubresauts qui faisaient sursauter sa poitrine se sont apaisés.
Ils sont rentrés dans une poche inatteignable qui fait désormais partie des songes de Loup. Ceux dont il n'a pas conscience.

Max parle de Castor.
Elle parle aussi de voler.
Elle parle des oiseaux.

Le regard de Loup se perd un peu. Il a cessé de fixer les disques.
Maintenant, il observe la flamme dansante contre le mur blanc.
S'il y avait le moindre castor dans les environs,
alors il faudrait le mettre là. Au beau milieu du brasier.

En réalité, Loup se moque de Castor.
Il veut entendre parler de Max.
Max et
personne d'autre.
Sa carcasse s'ébroue au-dessus de son giron, faisant glisser la tendresse qui s'était blottie à son échine.
Il tourne. Se retourne. Change de posture. Encore. Toujours habité de ses songes, Loup des rêveurs. C'est l'arrivée d'un quelque chose à l'intérieur de sa paume qui l'interrompe dans son entêtement.
Ses doigts s'ouvrent, révèlent une de ces lanières qu'aime tresser la coureuse.
Alors c'est ça, faire des bracelets.

Nuque courbée, il renifle nylon et perles, sent l'odeur du temps et du travail.
Il sent Max. Elle irradie à travers son œuvre.
Si bien que Loup a l'impression d'avoir un bout d'elle entrelacé entre mille nœuds.

Il n'a pas vu, Loup, pendant ce temps, que Max est allée mettre un terme au brasier. Il a juste vu la nuit plonger dans la pièce comme une meute d'ombres affamées.
Max est revenue avec un peu du feu entre ses mains, puis elle a tendu sa pensée contre son front et s'est mise à réfléchir très fort.
Loup reconnait. Les gens prennent cette expression quand ils ont quelque chose d'important à dire.

- Tu vas partir ?

Sa gorge se délie avec sécheresse. Les mots s'évadent d'un mécanisme trop peu usité. Un peu de rouille, un peu de surprise collent à son timbre.
Il a murmuré aussi.
Peut-être qu'il comprend que ce qui est important ne se crie pas.

- Et tu vas revenir ?

Le poids du bracelet semble s'être alourdi.
Il y a toujours un peu de Max dedans.
Mais Loup a l'impression que Max
est en train de lui dire au revoir.

Un peu de bougie a commencé à tâcher le carrelage.

- On pourra plus...

Sa voix se dérobe et ses yeux se chargent de plomb.
Les lèvres remuent, se tordent d'une façon à prononcer des mots impossibles
mais il n'y a que son souffle, que son silence qui retentissent.
Il ne sait pas exprimer le tumulte qui remue le tambour sous sa poitrine.

Et puis il y a cette phalange qui apparaît,
hameçonne l'œil et redonne un but à l'animal confus.

Naturellement sa carrure ploie en avant.
La gueule s'ouvre et
capture le crochet entre deux dents.
Il y a même la pointe de son museau qui s'invite à l'intérieur des jointures,
semble profiter de l'occasion pour dérober la chaleur qui n'assoiffe pas.
On le sent vibrer contre cet épiderme clair.
On l'entend humer, insuffler un soupçon de vie à travers la peau diaphane.
C'est le parfum de Max qui l'appelle.

Oui

si Max va dehors
si elle s'en va voir la mer
Alors il n'y aura plus cette chaleur.
Il n'y aura plus de porte qui s'ouvre tard dans la nuit.
Il n'y aura pas d'étoiles à son ciel noir.

Dans ses morsures indolentes qui remontent jusqu'à l'avant-bras
la pointe de ses canines s'enfonce avec vigueur.
Il approche, envahit l'espace de son ombre déformée.
Le bracelet a glissé à terre.
Loup a saisi étoffe et poignet pour s'y suspendre comme les miroirs.
Ses expirations sourdes pulsent contre la peau tendue.

Puisque les mots ne sont pas assez puissants
sur la chair,
il inscrit simplement la demande de ne pas partir avec le dernier feu qui reste.

Peut-être que oui
peut-être que non.

L'incertitude n'était pas une réponse qui lui convenait.
Il avait besoin d'un mot, un seul
et ce mot ne pouvait pas se trouver entre les deux.
Il devait être clair, limpide, flamboyant. Il devait être comme le feu.

La dernière flamme réelle venait de s'éteindre.
C'était une bonne chose car il était préférable de ne pas voir le chagrin envahir le cœur de Loup à ce moment-là.
Il pensait que le sanglot était parti loin, derrière la colline, là où même les rayons du soleil ne venaient jamais.
Mais Max était rapide, et, comme elle,
la tristesse pouvait revenir à tout moment.

Il lui fait mal comme ses paroles font mal.

Ses incisives poursuivaient donc leur hargne, s'approchant de la veine.
Elles étaient prêtes à percer le canal de vie
quand la voix de Max le rappela indubitablement à elle. Dans ce rêve qui est leur réalité.
Le bleu de ses yeux se redresse, cherche un regard dans lequel plonger à travers cette obscurité. L'étincelle de lumière s'est tarie, et peut-être un peu Loup aussi.
Une main vient se loger à sa jugulaire, y cherchant comme sa source de vie. Max peut y sentir la force coaguler sous les vaisseaux qu'elle touche, elle entrevoit la vigueur contenue à l'intérieur des muscles et de la chair. Il y a le pouvoir qui irrigue une colère sourde prête à éclater à tout moment, et il y a aussi la chaleur très primaire qui suffit à toute la pièce pour se réchauffer d'un coup. Il n'y avait pas de sang plus chaud que celui de Loup.

Les canines se retirent, laissent l'empreinte de deux arcs de cercles dans l'épiderme rougi.
Comme une preuve de repentance, il y lape la surface avec dévotion. Un peu de sa salive émerge, déborde de ses molaires pour pleuvoir sur la peau.

- Tu reviens quand ? Luke, Rea... Ils voudront pas que je parte.

Il pense à ces silhouettes imaginaires qui lui donnent des ordres. Qui disent de ne pas frapper. De ne pas mordre, de ne pas tuer. Parce que ce sont ces lignes de conduite qui permettent à Loup de bien vivre dans l'Enclave, d'être un peu moins animal parmi les hommes.

Mais ce n'est pas sa nature réelle.
Sa nature réelle le pousserait à aller voir Asmo pour lui parler de l'Extérieur. Loup lui dirait qu'il faut partir, qu'il y a la mer et la montagne. Il lui tendrait le bracelet à son tour et il dirait que dehors, il y a de la forêt, plus de forêt qu'il n'y en aura jamais ici. Qu'ils pourront s'étendre sur les plaines et dormir sous la crinière d'un soleil ardent. Ils pourront observer la courbe du croissant lunaire, baigner dans sa clarté tiède et sincère.
Loup n'aurait alors plus peur du clair de lune.
Son chant s'adresserait aux cieux et plus jamais aux profondeurs.

- Max

Il ne lui en voulait pas d'avoir des rêves.
Avoir des rêves
Loup a compris que c'était quelque chose de bien.
Que ça permettait de se battre.
De survivre.

Lentement sa nuque se redresse.
Un peu de sa bêtise s'écoule de sa commissure.
Il vient se blottir dans la fosse du cou de Max,
là où la chaleur et le parfum y sont les plus prégnants.

- Si tu pars. Endors-moi. Et réveille-moi quand tu seras revenue.

Il y avait autour de Loup la chaleur étonnante d'un brasier qui ne brûle pas.
Il y avait la boucle des bras de Max resserrée dans un nœud de rêverie particulière.

Loup ne laissait pas les autres l'étreindre de cette manière.
Il ne laissait en réalité personne atteindre ni sa nuque, ni sa joue, ni son front.

Au bout des doigts de Max coulait le nectar d'une torpeur ensorcelante qui anesthésiait les effronteries de Loup.
Sa colère, son grondement, ses coups de dents tous à la fois s'endormaient à l'unisson pour écouter le métronome d'une voix qui s'inoculait au creux de son tympan et remplissait la fosse du plus tendre des sirops.

Max murmurait, Loup murmurait aussi.
Max a peur, alors Loup a peur aussi.
Et si Max sourit, les muscles de son faciès se mettent à trembler.
Les enfants, comme des miroirs, reproduisent les images.

Il s'entraîne à aimer, à se rappeler, à imaginer de quoi demain sera fait.
C'est un enseignement continu que Max lui glisse dans le creux de la paume,
c'est ce qu'elle a tissé dans les mailles du bracelet qui a roulé jusqu'à terre.

- Je peux courir avec toi.

Moi aussi
je peux déjouer ces murs.

- Je suis assez fort pour ça.

Toute la journée
je peux courir.

- Avec toi.

Même la nuit
je ne dors pas.

- Je veux voir le tiens.

Ton rêve à toi
montre-le moi.

- J'ai jamais vu, la mer.

Ni le désert, ni la montagne.
Loup, toujours, n'avait vu que les images.

- D'accord.

Et désormais
Loup atteindrait la ligne d'arrivée le premier
le rêve de Max en tête
celui d'avoir couru assez pour enfin s'échapper.

Loup ne s'était jamais intéressé au Labyrinthe.

Pas plus qu'il n'y avait mis le pied dans le but d'en déjouer l'énigme.
Il ne voyait pas l'intérêt que pouvait représenter une course sans fin à travers des murs étroits.

Mais ce soir
il voyait en Max une raison de se rappeler d'hier et de penser à demain.
Il fallait de la mémoire pour se souvenir des chemins empruntés à l'intérieur du dédale. Il fallait pouvoir anticiper le chevauchement qu'allaient prendre ces parois immenses une fois la nuit tombée.

Il fallait des aptitudes qu'il n'avait pas.

Sous les doigts qui se promènent aux abords de ses commissures, la peau de Loup se tend. Se fait, puis se défait. Elle semble infiniment plus tendre sous de tels impacts. Sous la houle de cette vague.
Si Max était la mer
alors Loup était indubitablement le sable qui sommeillait à son fond.

Il y a peut-être un moyen pour que Max puisse rêver encore.

- Max

Toujours, ses lèvres tremblent pour appeler son prénom.
Ses cordes vocales s'étaient faites à cette unique syllabe.
C'était un son pur, unique qui glissait de sa voix comme un soupir.

- Je vais courir.

Il ne la regardait plus.
Il fixait quelque chose, une vision que lui seul voyait dans les miroirs.

Je vais courir
et tu pourras rêver à nouveau.

- Il y a la piscine. C'est pas pareil ?

Ses orbes bleus se redressent, cette fois pour tomber sur la silhouette de Max qui s'est étendue sur le carrelage froid. Peu importe l'obscurité, peu importent combien d'étoiles se sont éteintes ce soir
Loup continuera de la voir.

D'instinct
ou bien par envie sincère,
à son tour il se laisse allonger. Il retourne à cette posture fœtale, primaire, tempe gauche sur le sol frais.
Bien qu'il était parfois difficile de déchiffrer les expressions de Loup,
on ne pouvait ignorer l'étincelle qui avait fait son chemin jusqu'au bleu céruléen de ses yeux.

- Je vais devenir encore plus fort.

Et dans son rêve à lui,
il pourra raconter qu'il a vu Max franchir la sortie dans un élan de liberté.

Du sel dans l'eau
quelle drôle d'idée de faire ça.

Pourquoi faudrait-il mettre quelque chose d'abrasif dans quelque chose de doux ?
Pour la même raison que le feu brûle autant qu'il attire.

Loup s'imagine une étendue grande, très grande. Aussi grande que l'Enclave, aussi grande que la forêt, peut-être. Il essaye d'imaginer. Peut-être que les miroirs suspendus peuvent révéler un tel secret.

- Des siècles.

Il murmure, impressionné.

Loup comprend qu'il faudrait plus de trente ans pour trouver la sortie de la mer.
Aurait-il assez de temps ?
Ses lèvres remuent.
Les mots sortent, un par un, comme un collier de perles qui se forme.

- Je préfère des siècles, que trente ans.

Loup ne souhaitait pas d'un Paradis qu'on lui imposait.
Il préférait trouver une sortie qu'on n'atteignait qu'après plusieurs vies.
Peut-être qu'un jour, Loup serait doué à raconter des histoires.
Il lui faudrait du temps.
Il lui faudrait des siècles, à lui aussi.

- Si j'étais un animal...

Son buste se redresse dans le noir.
Il palpe la peau de son ventre nu. Compte le mont de ses côtes.
De quelle chair serait-il fait dans une de ces autres existences ?

- ... un chien, je serais un chien.

Des chiens, il en a vus dans l'Enclave.
À chaque fois, ils cherchent leur maître.
Loup leur ressemble.
Il cherche celui qu'il ne quittera plus jamais.

Max, elle, serait un insecte.

- Je pourrais te cacher sous mes dents.

Et m'enfuir avec toi.

Une luciole.
Max serait une luciole.
Rare, lumineuse, précieuse. Qui s'envole.

Le brasier, un peu, revient.
L'éclat nimbe sa pupille d'un feu nouveau, et Loup s'aperçoit des détails de la pièce.
Il prend un peu plus de temps pour observer, cette fois.
Il y a par exemple ce pot de crayons vers lequel son bras se tend. Il doit même ramper un peu sur ses rotules pour atteindre le capuchon d'un feutre bleu.

Un tas de feuilles s'échappe dans la foulée
et Loup profite de cet arrivage par terre pour fondre sur ces rectangles blancs.
On entend la pointe pigmentée accrocher la surface en multiples saccades énervées. C'est comme ça que Loup dessine, avec une sorte de violence silencieuse qui perce tout.
C'est sa façon à lui de dire que Morphée lui laisse encore un peu de temps.

Sa concentration s'affûte au bout du crayon, nuque qui se penche au-dessus des ratures.
Au club de dessin, les autres sont contents quand Loup s'abandonne aux méandres des pages, parce que ça veut dire que la colère ne se perdra pas ailleurs.

Aujourd'hui
la colère avait des tons de vents salins.
Elle avait l'odeur iodée d'une étendue glacée.

- Regarde. C'est ça, la mer ?

Son visage se reculait du papier.

Dans sa tête les calculs s'alignaient.
Il restait sept ans à Max pour trouver la sortie -- de la mer comme du Labyrinthe.

C'était très peu.
Ce n'était, à vrai dire, pas assez.

Une intuition lointaine, très lointaine, soufflait à Loup qu'il aurait aussi bien fallu une éternité de gâchis comme d'une seule seconde pour percer le mystère du Labyrinthe.
La réponse à son énigme ne résidait en réalité pas entre l'étroitesse de ses murs.
Elle était bien ailleurs.
Elle était bien plus haute.

Elle était là où Loup levait sa truffe pour contempler encore le reflet des miroirs noirs.

- Ce serait quoi, le premier ordre que tu donnes ?

Si tu étais perchée entre mes oreilles dressées et à l'affût.

Il s'essaye au jeu de l'imagination.
Loup commence à comprendre que c'est l'arme qu'il lui faut face au dédale.

Ses yeux se chargent des premières vagues qui apparaissent sur le papier aux bords froissés par les mouvements erratiques de ses coudes.
Max a un trait fin, délicat. Même sur les feuilles, sa caresse étale un geste d'hypnose qui fait lentement cligner des paupières le Loup qui la regarde.

- La plage,

L'écume
la mousse
des grosses bulles...
comme celles qui se forment à la lisère de sa mâchoire quand il a faim.

La mer n'était en réalité rien d'autre qu'une gueule géante,
voilà pourquoi il était impossible d'en trouver la sortie.
Son écume aura tôt fait de dissoudre les corps étrangers.

- Zénith...

Le mot sonne étrangement dans sa caboche.
C'est la première fois qu'il l'entend.
Dans son esprit, le zénith ressemble à un vaste écran noir.
C'est parce qu'il n'a pas encore vu l'image pour y remplir le vide.

- Coquillages.

Son visage plane au-dessus de ces formes inédites que Max dessine.
Des formes qu'on ne trouve pas dans le sol de l'Enclave.
À moins que
Loup ait mal cherché.
Il faudrait creuser plus profondément pour trouver les coquillages.
Ils ont l'air d'être pourvus d'une beauté singulière qui se cache, qui se fabrique dans le secret de l'ombre et de la terre froide.

- Je peux pêcher dans la mer ?

La rivière de l'Enclave a déjà été dépouillée de nombreuses fois de sa griffe.

- Il y a quoi comme poissons ? Des saumons ?

Faudrait-il remonter le fleuve aussi,
atteindre le pic du diable pour capturer ces silhouettes grelottantes qui bondissent sous l'impulsion de vie.

Des choses que Max ne connaît pas.

Alors ça.

Qu'est-ce que Loup connaitrait, et que Max n'aurait pas déjà vu ?
Dans sa tête
les images les plus sordides défilent.

Les tripes d'un lapin jusqu'à son os le plus insinué dans sa carcasse.
La pâleur usée des joyaux que referme la terre dans sa moiteur la plus enfouie.
Le nid d'abeilles dont le dard se fend sous la dent dure de Loup.
L'artère qui éclate sous une pression trop forte.
L'os qui se brise, sort de son genou puis se heurte à la paroi du mur.
Le bruit d'une canine qui pousse dans le silence de la nuit.
La gueule remplie du crime et coulante de vie.

Le monde de Loup n'est fait que de ça.
De sensations prégnantes, inhumaines, viscérales.

Il faudrait que tu sois sous ma peau, Max
pour voir des choses que tu n'as jamais vues.

Couché, un peu en biais
Loup palpe la peau de son ventre.
Imagine si Max devait se trouver dessous.
Si un jour
il l'avale, elle aussi.

- Les poissons. Ils font peur aux prédateurs ?

C'est une vision inédite dans l'univers macabre de Loup.

- Moi, j'ai pas peur des poissons.

Il les chasse jusqu'au pic du diable et attend la prochaine lame de fond pour bondir avec le saumon.
Son attention se porte sur l'océan et les vagues immobilisées sous le grain du papier. Il renifle un peu, sent l'arôme de l'épicéa ayant été épluché de sa chair pour créer cette surface polie où se couche désormais la mer.

D'un coup de crayon furieux
Loup y suspend la lune dans ce ciel encore livide.

C'est à cet instant précis que
la caresse de Max glisse contre la courbe de son œuvre.
Apprends-moi à être sauvage.

Face aux doigts ouverts sur une peau tendue et parfaite
Loup se demande combien d'effort il lui faudrait pour s'arracher le cœur et déposer le secret de son art dans la paume de Max.
Puisque telle est la réponse.

Il faut être Loup pour être animal.

Pinceau oublié, sa silhouette s'aplatit au sol.
Son visage s'incline, semble chercher le regard de Max.
Une lueur joueuse vacille au fond de ses yeux, on a même l'impression que les constellations de ses tâches de rousseur se sont mises à danser.

Dans cette invitation au jeu, la fermeture de ses lèvres se déploie
et il saisit un doigt puis deux dans l'étau de ses crocs
cherche à initier ce qui fut le premier langage de l'humanité,
du monde sauvage
de l'existence toute entière.

Jouer.

La peur ?

De quoi Loup a peur ?

- J'ai peur de rien.

Il n'a peur de rien.
Loup a répondu avec l'insolence propre aux enfants.
Pour appuyer son propos,
il libère ses crocs et les exhibe avec une fierté arrogante.
Son arme, dévoilée.
Sans un sourire.
La certitude, seulement.

On peut voir la pointe de ses canines briller même sous la chaleur du brasier.

- C'est moi le prédateur.

Moi le Loup.

- Max, j'ai faim.

Il laissera les doigts tranquilles en échange d'une collation.
Max a toujours quelque chose sur elle.

Sur le dos, le regard emmêlé aux disques suspendus, sa langue passe sur la ligne de son émail, semble chercher à récupérer un vestige d'aliment ou quelque chose en attendant de goûter à plus gros.

- Max, je vais manger la lune.

Il sera le monstre de la légende, le canin à la poursuite du croissant.