amazed

Il y avait son ombre grimpant la montagne de déchets.
Il y avait le bout de ses semelles raclant contre le jus des détritus et les emballages éventrés.

Dans ces blocs noirs isolés et gardiens des pires secrets de l'Enclave
il y a un Loup.

La chaleur estivale s'écrase au caveau alimentaire qui l'abrite,
rendant plus aigrie qu'elle ne l'est cette mer de plastique.

Son pied glisse un peu contre la peau des carcasses décharnées.
Pour ceux qui y verraient là la preuve ultime de souillure
son nez à lui ne fait que se heurter à la surface de ces trésors abandonnés.
Tout n'est qu'informations sensorielles.
Tout n'est que victuailles rares et précieuses.
Pelures de fruits, parfums de nécrose, canettes édentées, tessons de bouteille tranchants, vieilles matières défoncées mais toujours chaudes, habits trop petits ou vêtements trop grands.

Il se recroqueville dans cette étreinte inhabituelle, organique, mécanique.
Le couvercle est retombé il y a longtemps et on ne saurait dire depuis combien de temps cette accolade de dépravation s'est refermée autour de lui.

Sur le contour de ses doigts, il lèche les résidus d'un pot de confiture.
Les pépins pourpres échouent jusqu'à l'intérieur de ses paumes et Loup prend plaisir à palper ces reliefs que sa pulpe ne parvient jamais vraiment à écraser sous l'influence d'un coulis omniprésent.
Oh comme Luke ne serait pas content.
Oh comme il se ferait gronder pour ce crime.

Mais jamais Loup n'a autant apprécié ignorer les lois qu'au moment de glisser ses pattes dans cette bouche puante remplie de promesses juteuses.

L'après-midi est en train de s'abattre sur l'Enclave
et il semble que c'est à cette heure de la journée très précisément que l'odeur de la pourriture y est la pire.
Le sol se charge des rayons du soleil, fait remonter le goudron dont le fumet s'insinue jusque dans les carcasses pourries entassées sous le couvercle des poubelles.
Il lui a semblé déceler le nid d'asticots grouillant dans l'angle du conteneur, se débattant dans le jus de leur propre merde sans jamais parvenir à escalader les parois poreuses mais surtout crevées de la barbaque séchée.

Cette fragrance putride a fini par imprégner ses vêtements.

Aujourd'hui,
nous l'avons vu porter ce t-shirt blanc trop grand et flingué autour des flancs.
Des trous s'y sont formés avec la circonférence qu'aurait besoin tout un essaim d'abeilles pour s'échapper,
c'est-à-dire que l'on pouvait clairement distinguer la clarté de sa peau tendue aux côtes et couverte d'estafilades.
Une croûte était encore en train de sécher qu'il s'y démangeait furieusement sous sa griffe droite, perçant la fine membrane qui délivrait alors de son sang.

Le capharnaüm de rouille et de plastique s'affaissa pour révéler sa toison blonde.
Sa gueule émergea d'un coup.
Il y avait au bout de ses badigoinces le reste d'un os et sa langue y léchait hargneusement son pourtour pour y racler la moindre particule de volaille enrobée de graisse.

Loup n'avait même pas entendu la voix microscopique qui l'avait rejoint.
Lorsqu'il mange
toute son attention est portée sur le fait d'avaler.
C'est un indice.

Car sa pupille, dilatée comme celle des carnassiers, traque la moindre émanation animale qui pourrait contribuer à remplir ses veines de vie.
Et c'est quand son œil retombe sur le mont de ses jointures qu'il s'aperçoit qu'une horde de fourmis a eu le temps de se frayer un chemin à travers le vallon de ses phalanges.
Elles y prélèvent le coulis de fraise entre leurs pattes minuscules puis se relaient astucieusement pour créer la voie menant dans le fin fond de cette fosse puante.
Les bêtes aiment l'ombre. Elles savent qu'on les y laisse tranquilles.

Et tandis que sa truffe remue,
hume les arômes et les promesses
une petite chose volante, pas plus grosse qu'un pépin
s'échappe de ce caveau faisandé.

La chose produit un son fin, très fin et surtout très tonitruant, qui perce son tympan dans un signe d'alerte, et déjà Loup bondit hors des immondices à la poursuite de cette frénésie spectaculaire, à la poursuite du bruit, de ce bruit obsédant, museau pointé vers le ciel zinzolin.
Sa nuque pivote dans tous les sens.
Comme les carpes sous l'eau, Loup tente de percer le pattern de leur tourbillon, saisir le comportement singulier pour l'acculer là où il ne pourra plus s'échapper.

Le sifflement prend fin quand il trouve refuge dans le col d'un haut.

Sans s'apercevoir qu'il s'agit d'un humain sous ce col
Loup approche
évince la distance qui le sépare du battement d'ailes.

Et quand la vermine fausse compagnie à l'intérieur du col
quand elle disparaît à l'intérieur du haut
alors Loup plonge ses pattes noircies dans l'abime
rasoirs fendant le tissu délicat.

Un dernier élan de lucidité subsiste à travers l'effusion prodigieuse de sa furie sauvage.

Luke
n'a jamais dit qu'il n'avait pas le droit d'avaler les mouches.
Cela ne fait pas partie du contrat, des lois qui tendent les chaînes de Loup sur le pourtour de son cou.

Dans ce constat d'inutilité la plus totale
son humanité s'effondre pour laisser place au nuage de famine.

C'était ainsi qu'on avait nommé la capacité de Loup.
L'apathie qui habitait ses traits était à l'épreuve de l'abstinence qu'on lui infligeait en cas de débordement.
Puisqu'une fois que les premières gouttes de cruor s'insinuaient à son organisme
il n'était plus possible d'interrompre sa frénésie.

La nuée de points noirs -- de battements d'ailes constituait la preuve que son instinct ne s'était pas endormi, et que peut-être il ne s'endormirait jamais.
Malgré les couinements, malgré une main en travers de sa figure
sa langue parvient à trouver le chemin jusqu'à la débâcle hyménoptère.
Il récolte une par une les tâches de sa splendide boucherie, mâchoire béante sur l'essaim qui n'a plus de col ni même de tissu sous lequel s'abriter.

Les bourdonnements s'affolent.
Sous sa dent craque en continu l'exosquelette des diptères, un peu de leur essence explose et il semble que la gueule de Loup déferle d'horreur en éclaboussures de pétrole.

La vermine s'évertue désormais à disparaître sous la couenne frêle maîtresse
mais la faim de Loup est plus forte que n'importe quelle fuite salutaire.

C'est ainsi qu'il gobe toute la cavalcade à ce ramasseur de poubelles dépenaillé.

La pointe de ses canines érafle l'os de la joue. La bordure du menton.
La jugulaire prise en tenaille sous l'étau de ses crocs.
Un peu des crins blonds se mêlent au carnage de son festin.
Il laboure la peau fragile à mesure que les moucherons finissent sous sa langue pour se dissoudre dans la bile acide d'une salive à l'écume débordante,
puisqu'il bave toute sa goinfrerie démente sur la barbaque placardée.

L'impact des dents de lait s'enchevêtrait à son épiderme dans un ballet rude, soyeux et impitoyable comme autant de fils de soie cassés.
Face à l'offensive
le corps de Loup ne ployait pas.
Il y avait même quelque chose de décisif à la façon dont ses genoux formaient un angle droit contre le sol, poussant la plante de ses pieds à s'élancer vers l'avant -- c'est-à-dire, à s'élancer vers le martyr. Toute son ombre, toute sa carrure dévoraient l'écrin chétif de la silhouette étendue.
Il n'y avait là aucun doute sur l'issue de ce duel sans épée.

Si bien que Loup ne rechignait pas sous l'arrivée des pointes à peine taillées.
Il y avait à ce geste-là même une invitation à aller plus loin.
À aller plus profondément.
Puisque sous la surface de cette peau tendue et trop claire
grondait l'essaim de vie qui ne cessait de s'enfuir dans un tourbillon infernal de panique noire.
Loup avait compris que le cœur de cette débandade trouvait son essence directement sous la chair souveraine.
Il avait saisi que la Reine de ce nid mortel était pourvue d'une carne d'asphodèle
et qu'il lui fallait creuser plus immensément encore pour en atteindre le noyau.

Par erreur
ou par instinct cruel
sa gueule s'enfonça dans les méandres et les abysses carmins.
Il rompit un trait de vie ou deux, éclata la rouge et la bleue
puis plongea babines dans l'amalgame répugnant et singulier.

Son carnage avait le bruit chaud d'une délicieuse ébullition.

Ses crocs ne furent pas plongés dans la sauce bien longtemps.

Juste assez pour commencer à sentir vraiment la liqueur suinter entre ses gencives, faire son chemin jusqu'à la luette,
tapisser un peu de son grondement.

Il y avait l'élasticité pâteuse et chaude des grumeaux rouges mêlés à sa voix. On pouvait sentir les fils de soie épais s'enchâsser dans la cavité de sa gorge.
Puis les perles glissaient, formaient un collier incarnat à l'intérieur de son cou,
à défaut d'y apparaître distinctement comme celui que Loup était en train de signer à la nuque de Kafka.

Ce fut là tout l'échantillon d'extase qu'il put savourer.

Une main s'est abattue lourdement sur son encolure.
L'attrape comme on arrache une bête à son carnage.

Il titube, sa façon de marcher comme les hommes en a pris dans l'aile sous l'élan de bestialité. Loup réprime un grognement amer. On le soulève et comme un chiot pris en plein flagrant délit, ce qu'il est,
son regard se tourne en arrière.
Cherche le responsable.

Puis voit Kafka.

Il le voit enfin.
Loup ne l'avait jamais vu jusqu'à présent.
Il n'avait vu que les mouches.
Que les pépins.

Un éclat de conscience étincelle dans son regard injecté de sang.
Il y avait Kafka ?
Loup n'a pas le temps de réfléchir, il y a plus urgent.
Dans sa propre nuque est en train de s'imprimer la brûlure de Joji.
La main policière qui lui assiège la peau du cou dissout les fibres épidermiques de Loup dont le hurlement recouvre la mort de toutes les mouches.
Ses bras s'agitent,
ses mains cherchent à griffer partout
n'importe comment
pourvu que le feu s'arrête.
Il glapit, un peu comme les chiens qu'on flingue à coups de pompes.

Bientôt
lui aussi aurait le même collier que Kafka.