amazed

Pourquoi ne peut-il pas approcher les bêtes ?
Pourquoi ne peut-il pas simplement les regarder.

Oui
juste regarder.

Rien d'autre.

Il ne fera rien de plus.
Il ne fera que regarder.
Oui
c'est promis.
Il ne fera que regarder.

Loup est vaillant quand il s'engouffre dans les box.
Quand il avance, très lentement,
dans une lenteur qui ne présage en réalité rien de bon.
Il a choisi de manquer à ses obligations de l'après-midi.
Il a même choisi de rester un peu plus tard que prévu.

Son oreille se tend au son des cloches suspendues aux encolures du bétail.
Ce boucan sonore lui est profitable pour progresser entre les chutes de pailles.
Une fois à genoux près de la cloison
son regard bleu transperce entre clôture et mangeoire.
Il assiste alors de près au spectacle.
Un museau puissant et délicatement rosé plonge pour saisir les fétus.
Loup observe chaque mouvement de molaire.
Chaque tremblement de naseau terrible et immense.
Le souffle rauque du mammifère chasse même quelques unes de ses mèches.

Tout en lui se met à bouillir.
Par quel bout devrait-il s'y prendre pour goûter ?
Faut-il entamer la jambe
ou bien la panse.
Ouvrir et
voir ce qui tombe.
Voir ce qui est récupérable.
Il y pense très fort.
Il y pense si fort que sa nuque a commencé à s'incliner vers l'avant.

abattage mérité

il faut s'approcher des bêtes : il faut parce qu'il faut voir si elles vont bien, si elles ne se sont pas blessées, parce qu'il faut leur apporter à manger et à boire, parce qu'il faut les sortir au champ, parce qu'il faut les faire courir un peu, mais surtout parce qu'il faut leur dire bonjour, une à une, avec leur prénom, et ensuite les caresser, prendre leurs cous entre mes bras et les sentir essayer de manger mes cheveux -oui, il faut rester proches d'elles, c'est comme ça que ça fonctionne quand on veut le bien des vaches, quand on s'inquiète pour elles, quand c'est important qu'elles aillent bien.
c'est pareil avec les gens, finalement. j'crois même que c'est pareil avec tous les mammifères ! parce que j'les ai vu, mes vaches ; elles se lèchent entre elles, et elles se courent après, et elles s'engueulent parfois c'est sûr, hier marguerite voulait pas voir hortense, elle faisait ce regard qu'on fait quand on est blessé dans son ego ; alors j'vais la voir, aujourd'hui, hortense, parce qu'elle est encore là, seule, dans la grange. on voit que ses fesses ! alors que d'habitude, on voit son bonheur.
j'suis pas très discrète mais la paille étouffe mes pas, le vent est à mon avantage, et puis hortense est occupée à manger le foin de la mangeoire qu'elle a privatisé. j'viens lui dire que c'est pas très sympa, qu'ça s'fait pas quoi, faut partager dans la vie, et au passage j'lui demanderais ce qui va pas.
mais le truc c'est qu'il y a autre chose qui va pas là. ou qui du moins va très mal aller dans un futur très proche.
genre, juste devant. tout droit.
on voit pas tous les jours des gamins comme toi, recroquevillés mais tout en angles, au regard passionné par des choses mauvaises. j'te connais, bien sûr, t'es un peu une légende chez nous -le grand méchant loup, dans l'conte il mange la grand-mère du chaperon rouge, mais chez nous c'est que les poules pour le moment. c’est déjà trop, parce que les poules c’est pas pour toi. hé !!! j’arrive en courant ; c'est pas discret, c'est pas voulu comme tel, même hortense relève la tête de son repas tant attendu. je me place là : entre elle et toi. t'fais quoi ? le sourcil relevé, inquisiteur.

C'était un miracle.

Voir Loup à la ferme
près des vaches
sans avoir découvert les crocs
sans avoir décimé une seule peau.

Il observait, imprégné d'une patience mystique, presque trop sage, sa silhouette toute entière qui se reflétait à la pupille noire et immense bovine.
Il pouvait se voir en train de racler le bord de ses coudes dans une démangeaison insupportable.
Peut-être aussi qu'il entendait sa famine gronder sous les babines closes.
Loup ne se voyait pas souvent lui-même, et il semblait qu'il ignorait même à quel point ses cheveux avaient atteints la naissance de ses épaules, qu'il aurait fallu le placer face à un miroir pour le débarrasser de ses épis, mais même ça, ça semblait impossible.

À mesure que sa nuque s'inclinait vers l'avant, l'odeur du charolais irradiait avec plus de force, il percevait la chaleur sanguine qui influait sous les vaisseaux comme si c'était un parfum crée en laboratoire. Ces artifices avaient toujours plus de hargne et Loup se sentait conquérir par la vie qui pulsait sous cette masse musculaire à quatre pattes et dont le museau faisait disparaître l'herbage.

Et soudain toute l'imagerie de son carnage se fit recouvrir par l'arrivée d'un chapeau dans son champ de vision, par la voix aux accents de l'ouest et l'œil plissé comme ces cow-boys dans les films que Loup aimait regarder.

Le timbre étonnement rauque se brisa à son silence et Loup redressa son cou.
Il ne cligna pas des yeux.

- Je viens voir les vaches.

Ses doigts avaient arrêté de touiller dans les nerfs de sa propre chair.

- C'est toi leur maître ? Je veux voir plus près.

abattage mérité

je te vois et je sais sans rien dire.
il y a quelque chose chez les tueur-euses qui fait que l'on se reconnaît, je pense. ce n'est pas un désintérêt de la vie qui nous identifie, je crois que c'est plutôt l'inverse : une certaine fascination, un attachement profond, une logique immuable. ça nous rend plus vivant-e alors. j'allais dire : plus humain-e, mais peut-être pas pour toi.
j'ai entendu parler de l'enfant sauvage, bien depuis l'incident et même avant. je crois qu'on savait que ça ne serait qu'une histoire de temps. j'me rappelle, quand on me l'a dit : dans le dortoir de l'abattoir, à se dire que c'était horrible que de tuer ces lapins hors de leurs morts programmées. c'est pas bien de faire les choses à l'envers, de le faire salement, de le faire sans autorisation. voilà tout ce dont on t'accuse. voilà tout ce dont tu es coupable, avant, maintenant, toujours.
j'te regarde, brin d'homme, gamin peut-être encore. ça fait pas bien longtemps qu't'es de ce côté, hein ? ouais. faut apprendre les règles ou se faire bouffer par elles. elles, elles ont tous les droits, et jamais tord, alors fais gaffe, qu'tu le veuilles ou non, tu finira par le savoir. les poules se mangent qu'à la cantine.
mh. dubitative.
c'est moi ouais. disons ça.
pourquoi j'devrais te faire confiance ? les yeux bien hauts, le regard déjà accusateur ; j'ai cru tout ce qu'on m'a dit sur le grand méchant loup.

Loup était immobile.
Une statue qui maturait dans son propre marbre.

Ses yeux ne quittaient ni le chapeau, ni les dents de scie qui apparaissaient puis se retranchaient sous les lèvres.

Ces dents-là avaient le potentiel pour arracher la viande, il en était sûr.
Ce devait être les dents qu'il fallait entretenir à longueur de journée, en mâchant quelque chose pour limer ces canifs trop aiguisés. Loup rencontrait le même problème mais jamais son émail ne s'émoussait. Comme les requins : il repoussait avec toujours plus de vigueur, rendant la faim et ses accès de colère plus prodigieux encore.

- Tu as peur ?

Loup est étranger à l'ironie et à toute forme de plaisanterie,
aussi son ton est le plus franc, le plus limpide possible.
Quand Loup ne fait pas confiance, c'est parce qu'il a peur.

Donc, toi aussi, tu as peur.

- Je veux juste voir. Montre.

Dans l'éclat de son œil luisait un autre couteau.

abattage mérité

personne ne bouge. on peut rester comme ça longtemps. j'suis patiente, et surtout ça donnera l'occasion à quelqu'un de passer dans l'coin et de me filer un coup de main pour te surveiller. moi j'ai tout mon temps, vraiment. si je finis pas ce matin, je continuerais cette après-midi. tu vois ? rien de compliqué.
mais tu parles.
et moi j'éclate de rire.
nan, j'ai pas peur. qu'est-ce que tu vas faire ? qu'importe ta rage, ma carcasse est imperméable et ma force au moins ton égale. j'ai confiance en ce corps hors de moi, en la muraille qui me borde. mais j'aimerais éviter toutes complications.
je ne bouge toujours pas. je sais que je suis plutôt lente mais les vaches sont proches. comme un chien de berger, il ne sera pas compliqué de les diriger. moi en plus je peux les soulever. et moi je veux que tu dégages. du coup comment on fait ? un-e d'nous sera déçu-e. je me redresse. le métal grince un peu. et j'ai pas envie qu'ce soit moi. c'est pas une menace. c'est un fait.

- Si je peux rester près des vaches sans tuer, je serai plus fort.

Son aveu tombe subitement, mais ne fait pas de bruit. Rien qui ne puisse perturber le rituel alimentaire du troupeau de bovins ici présent.

Loup, enfin, quitte sa position recroquevillée pour se lever.
Sa colonne vertébrale se déploie.
Il n'est pas aussi grand que la gardienne des steaks, mais la façon dont ses talons s'ancrent dans la paille lui offre un maintien qu'on lui a rarement vu ces dernières semaines.

- Je vais rien leur faire. Et si je fais, t'as qu'à m'arrêter. C'est tout.

Ses épaules se haussent.

Oui
c'est tout.

abattage mérité

le verbe tombe dans la conversation et éclabousse tout le reste. c'est dit, c'est là : il s'agit bien de se retenir de tuer. de se tester !
le massacre ne me fait pas peur, ne m'émeut pas en lui-même car le sang est une chose à laquelle on s'habitue. toi, j'suis sûre que tu dirais que ça nous appelle même, mais nah, je sais que c'est faux. certain-es ne sauront jamais ce que ça fait que d'être la cause d'une mort. nous, on se comprend, parce qu'on sait que c'est nécessaire. mais les ressemblances s'arrêtent là. la sauvagerie se place en falaise d'où je te regarde bien de haut. ouais, même quand tu te lèves et qu'on confirme bien qu't'es humain.
j'comprends la menace et j'veux pas en venir aux mains, vraiment pas, c'est même pas dans la description de mon job mais faut ce qu'il faut pour hortense et toutes les autres. il faut qu'elles vivent le temps qu'on leur donne. comme nous.
si t'es si sûr qu'tu vas rien leur faire, pas besoin de te tester. aussi simple que ça, oui, c'est tout. allez, oust. avant que j'appelle un parent. dernière chance. un soupir sort un peu trop fort.

Que va-t-il raconter à Luke ?

Que va-t-il dire aux Mères qui comptent sur lui -- qui espèrent ?
Il n'aura rien de bon à leur rapporter. Pas d'exploit d'avoir flirté avec les bovins sans les achever.

C'est un sentiment bien douloureux qu'il éprouve avec une indifférence sourde à lui-même.
Ses yeux balaient la terre mêlée de fouin, de paille, de la bave des vaches qui tombe en même temps qu'elles mangent.
Une fois debout, Loup ne retourne pas s'asseoir.
Il a vu, il a senti.
Il aurait aimé pouvoir toucher -- pouvoir goûter.
Il ne peut pas.
On lui interdit, ça aussi.

Face au chapeau dont l'ombre grossit sur lui, comme la menace que cela semble vouloir exprimer, Loup échange un dernier regard. Contrairement à la plupart des blocards normalement taillés, Loup ne sait pas quoi penser de ce qu'il voit. Il n'a pas d'avis, pas de jugement. Pas de ressenti, pas d'appriori.
Le métal, ça ne se mange pas.

Ses épaules puis son cou, son bassin, tous se tournent. Il voit bien où est la sortie, et il pense, il réfléchit.

Que va-t-il raconter à Luke ?
Même dire qu'il est venu ici, près des groins, près des peaux tâchetées, cela sonne comme quelque chose d'interdit.