amazed

Le pouvoir. Enfin.  Quand il foule la scène, Cesar, c'est soulagé et le torse bombé, libre d'enfin respirer, libre d'enfin montrer l'étendue de ses capacités. Maddie partie, c'est à lui qu'on passe les commandes. Et tant pis si c'est par égards pour le spectre de son frère, sur le coup, Cesar n'a pas réfléchi jusque-là. C'était simplement une récompense offerte, une opportunité à saisir. Il a soif de montrer Cesar, de leur faire clouer le bec. Il n'était pas plus mauvais que les autres, seulement plus discret.

Ça devait être un genre d'heure de gloire. Il avait travaillé dur et devait savourer le résultat. Sous ses indications, tout se met en place. Il comprend alors pourquoi Lucien aime tant donner des ordres. C'est grisant de parler et d'être écouté. Non, c'est grisant de parler et d'être suivi.

Seulement, il devait y avoir un mais. Un mais aveugle, assis, les lèvres entrouvertes. Un mais qui suit et bouge la tête au son de sa voix. Un mais qui brise le déni. Cesar aurait voulu s'en foutre. Cesar aurait voulu ignorer. Quand le soir venu dans la glace il se sent meurtrier, quand la peur le prend à la gorge, que ses nuits le ramène à Celine, aux conséquences de ses crimes, aux bras qui s'accrochent et l'accusent ou, au contraire, le désavouent alors qu'il s'époumone à dire la vérité. Pour ça qu'il vient rejoindre la couche de Judas et accourir dans celle de Lucien. La joie se fige dans le creux de son ventre, la fine illusion se déchire laissant culpabilité et doute l'assaillir. Il est malade Cesar et Adriel le lui rappelle. Il y voit une punition, une intention de nuire. La colère monte, menace de le faire cracher des feux orageux.

Pourquoi t'es là, Adriel ? Ton mec est mort et Cesar respire tellement mieux sans lui. Jusqu'au bout, jusqu'au bout, Céline sera un parasite.

(...)

Et il est encore là. Alors que la salle se vide, que tout le monde part. Cesar est en face de lui planter sur la scène et silencieux et cet imbécile ne le voit même pas. Dégoût. Mépris. Salopard dont il a oublié la couleur des yeux, venu gâcher son spectacle.

Cesar descend, passe devant lui. Ça suffit à le faire bondir hors de son siège et c'est sans aucun effort pour masquer sa colère que Cesar répond.

Pas Celine. Il se plante face à lui. T'as rien à faire ici.

Cesar ignore si Adriel le prend pour un imbécile et en est un lui-même. Dans tous les cas, ça l'agace. Le couturier, nouvellement responsable du club de théâtre, réprime la grimace qui lui tord le visage. C'est le bandeau autour des yeux d'Adriel qui vint lui rappeler qu'il n'avait rien à craindre. Adriel ne voit pas. Apparemment, il peut entendre. Mais le dégoût sur le visage de Cesar ne s'entend pas. Loué sois le père, il peut s'en donner à cœur joie.

Et bien moi, tu me déranges.

Dans son dos, Cesar joint les mains, enfonce ses ongles au centre de ses paumes. Au cas où, tu n'aurais pas remarqué ! Il veut crier ! C'est lui qui l'a aveuglé ! Il ne revoit que trop bien le chlore asperger son visage pour hurler ensuite. Béni sois Adriel et son stupide handicap pour ne pas voir le sourire nerveux qui écume à ses lèvres. Cette torture involontaire le pousse à bout.

Tu me dégoûtes.

C'est surtout tout seul, il n'y fait pas attention.

Tu crois que je ne comprends pas ton petit manège ? Tu es venir le voir lui, mais devine quoi, il n'est plus là, il ne sera plus jamais là. Tu devrais le savoir t'étais dans l'eau avec lui tocard.

Cesar s'approche, pointe un doigt rageur contre le torse d'Adriel.

Tu n'as aucune idée de la souffrance que cause ta simple présence. Je te le redis, tu n'as rien à faire ici Adriel.

Arrête Adriel. Arrête de lui rappeler que son bonheur a les doigts rouges.

Le coup de canne le fait sursauter. Cesar sursaute, brandit dans un vieux réflexe de sale gosse son majeur avant de se confronter à l'expression apathique d'Adriel.

Fait chier ! souffle-t-il pour lui-même, frustré de ne pas être vu, soulagé aussi de ne pas l'être.

Et il songe, Cesar, songe avec hargne qu'il a tous les droits. Que c'est justement parce qu'Adriel est handicapé qu'il se doit de le maltraiter. Lui qui était là. Lui qui a tout vu ! Lui qui lui a forcé la main, à se faire criminel de deux méfaits plutôt que d'un. Et lui. Lui... Lui qui lui rappelle tant Celine. Qui lui rappelle tout ce qui les séparait. Ah ! Il étouffe, souffre ! C'est insupportable !

Ferme ta gueule.

D'un geste vif, il s'empare de la cane et la lui arrache des mains.

Je ne veux pas te voir. Je ne veux pas voir ton visage, je ne veux pas t'entendre, je ne veux pas sentir ton odeur tu comprends ça ?

De sa main libre, il lui empoigne le col. Peut-être sa voix tremble-t-elle sous la colère, peut-être Adriel peut-il entendre le trémolo distinctif d'un homme vaincu par le poids de sa détresse. Heureusement, Adriel est aveugle. Adriel ne pas ne peut pas avoir les larmes rageuses qui perlent au coin de ses yeux. Encore moi la grimace folle et coupable qui déforme ses traits.

Je sais pourquoi tu es là. Je sais ce que tu espères trouver. Tu crois que j'ai jamais remarqué ? Comment tu bavais sur son passage, comment tu étais là avec ta queue bien dure entre tes cuisses à chaque putain de répétition. J'ai jamais vu un clébard aussi mordu. T'étais là, toujours là.

Cesar dégluti, censure les mots qu'il aurait eus la bêtise de sortir. Adriel a toujours été là. Y compris ce fameux soir.

Pourquoi tu es encore là ?

Sous sa poigne, le tissu du col d'Adriel caresse sa paume. Cesar à un haut le cœur, le repousse sur son siège avant de lui refourguer sa canne dans les mains.

Vire de mon théâtre où j'irai toucher deux mots à Lucien. Je veux que tu me foutes la paix.

Assez

Ça aurait dû être un avertissement suffisant, sauf que Cesar n'en a jamais assez. La colère hérisse son poil, pulse, folle. Dans les traits d'Adriel, il voit les traits d'un coupable (les siens). Ce ne sera jamais assez. Il ne peut pas comprendre, il ne voit pas l'horreur, Adriel. Ce que ça fait d'être lié à un parasite, de n'exister que pour des miettes, de ne pouvoir jamais être seul, putain de seul avec soit même, avec les autres. Ô Adriel, tu ignores tout. Tu ne peux pas savoir comment ça détruit, comment ça frustre, comment ça rend fou, de toujours avoir l'ombre d'un autre derrière soit, d'avoir toujours cette présence autour. Non il ne peut pas comprendre Adriel, il n'a jamais été deux.

Mais l'aveugle avait dit assez et Cesar aurait dû entendre. Sauf que Cesar n'entend rien. Alors la glace prend ses pieds et ses poignets. D'un cri horrifié, il constate qu'on le fige, que le froid l'enserre.

Qu'est-ce que tu fous ?!

Là c'est des éclairs qu'il lance avec ses yeux. La haine pourrait écumer à ses lèvres que ça ne déformerait pas le tableau.

Libère-moi tout de suite où-!

Des pas sur la scène. Cesar tourne la tête, la bouche ouverte et pleine d'espoir. Mais le crétin du club qui s'est ramené à son casque vissé sur les oreilles et ne semble absolument pas les voir.

Hé ! Toi là ! Hé ! Je te parle connard !

Mais le connard ne se retourne pas, quitte la scène aussi vite qu'il était venu. Cesar voudrait taper du pied sans pour autant en avoir la possibilité.

Libère-moi ! Libère-mo-

La glace s'effrite au moment où Adriel s'effondre. Cesar tire d'un coup sec pour se libérer. Adriel gît sur son siège, souffrant. Le couturier met un peu de temps à raccorder les violons, mais finit par comprendre. Son regard se pose sur la glace en passe de devenir flaque.

Pff... Donner des coups sans savoir encaisser, c'est pathétique.

Il recule d'un pas, prudent. Il pourrait tout aussi bien le laisser ici, mais des pas proche de la scène le ravise. Si on le voit abonner à son triste sort un infirme, c'est lui qui y perdra. Cesar n'a pas fait tout ce chemin, accomplit autant pour laisser le spectre de ses regrets passés tout foutre en l'air. D'un claquement agacé de la langue il s'approche passe une main dans le dos et sous l'aisselle du malade sans masquer une grimace dégoût.

Clamse pas dans mon théâtre.

Il lève la tête, évidemment, personne n'est sur la scène pour l'aider quand il en a besoin. Cesar avise les coulisses, le plus court est encore sa loge. Il pourrait toujours appeler Lucien ou Jim.

Putain aide-moi au lieu de te traîner et de jouer le faible aveugle quand ça t'arrange.

Dans le couloir, une des membres se fige en poussant un cri.

I-Il va bien ?!

Cesar ouvre la bouche avant de la refermer. Pour ne pas laisser le "naturel" prendre le dessus, il resserre sa prise sur la chemise d'Adriel. Sa déglutition ne peut s'entendre que du seul qui ne peut pas voir.

Accident, il a utilisé son pouvoir involontairement et il a fait un malaise. Tu peux être un amour et appeler Jim s'il te plaît ? C'est son patriarche, il devrait savoir quoi faire.

Elle hoche la tête, déjà a pianoter sur son nexus.

Je l'emmène dans ma loge.

Du pied, il l'ouvre en grognant laissant sa collègue (et pas du tout amie) se charger de prévenir quelqu'un de compétant. C'est sans délicatesse qu'il laisse Adriel tomber sur le petit canapé qui trône contre le mur de son antre. Sa loge, son atelier serait plus exacts. Ici, il n'est question que d'odeur de tissu. Bien plus que de fard à paupière.

Qu'il est gonflant avec ses questions. Cesar jure en lui-même, peste. De tous les malades, il fallait qu'il tombe sur le plus bavard. Au moins, Adriel ne peut pas voir, n'a pas le luxe de contempler son antre. Les tissus empilés ici et là, les centaines de croquis crayonnés, de chantiers couturiers avortés. Il ne peut pas soupçonner les doigts qui ont saigné, l'absolue obsession qui se dégage de la pièce. Malgré tout, Cesar prend le temps de ranger. Pour Adriel, ce n'est que sons. Celui du papier qu'on empile, celui des aiguilles qu'on range, des tiroirs qu'on ouvre, des mannequins qu'on déplace. Cinq petites minutes pendant lesquelles Cesar ne dit rien. Quand il a lui-même fait disparaître tout ce qui trahit de lui l'acharnement, il se retourne enfin.

Ma loge, oui. Mon atelier. Qu'est-ce que tu crois, Sherlock ? Que les costumes se cousent et se créer dans un placard à balais ?

Cesar aime cumuler les casquettes. Être responsable, oui. Abandonner sa suprématie ? La pratique du talent unique qui l'avait mis là ? Jamais. Si le club doit être sous sa tutelle, alors il sera son royaume. Et un roi ne délègue que quand il est mauvais. La solitude est un bien maigre prix à payer. De toutes les façons, tous les Cesar s'accordent sur le fait que les gens ne valent que peu de fois la peine qu'on leur accorde du temps.

Et qu'est-ce que je devrais lui-dire d'après-toi ?

Cesar se glisse jusqu'à l'accoudoir du canapé pour s'y asseoir. Les jambes élégamment croisées, il plisse les yeux face aux excuses piteuses de sa victime.

Injuste ? De quoi ? Que ta tête ne me revienne pas ? Que je me vexe de voir le plus gros clébard de l'enclave baver près de ma scène dans l'espoir de se donner l'illusion que Celine est là ? Tu sais ce que ça fait, Adriel, de te voir toi, ici, après tout ce qu'il s'est passé ? Est-ce que tu percutes seulement que ta sale tronche est une agression ?

La langue claque contre son palais. Cesar se penche en avant, appuie son doigt contre le front du psy.

Tu n'es pas là pour le théâtre. Tu es là pour lui. Tu es là pour m'entendre et penser à lui. Tu es là exactement pour la même raison que ce soir-là. Et c'est pour ça que tu me fiches la gerbe, Adriel.

Il retire son doigt, siffle sa haine avant de reprendre.

Alors donne moi une seule bonne raison de ne pas te détruire un peu plus.

Dans la bouche de Judas, ça aurait été un compliment. Dans la sienne, c'est une insulte. Et ça le clou sur place.

Cesar s'est toujours targué de vouloir être différent. De vouloir prendre son indépendance, prendre ses distances. Exister en tant qu'entité propre, sans être lié à Celine, sans être son ombre, son jumeau, son meilleur ami ou son pire ennemi. Mais à quoi bon être différent si ce n'est pas pour être aussi parfait ? À quoi bon prendre ses distances et l'entité qui naît alors ne plaît pas ? N'est digne ? N'est pas drôle ? N'est pas saine ? N'est pas bien ? Cesar voulait être l'égal d'un dieu. Pur et gracieux. Sans imperfection, la version la plus aboutie et épanouie. Il voulait être cet idéal unique et aimé. IL voulait être la passion et la maturité, la spiritualité et l'extravagance, la bonté et la beauté, l'intelligence et la force. Le corps parfait, l'âme parfaite. Il n'a jamais été aussi creep qu'en suivant cette quête. Là, Adriel le ramène à son échec. Cesar n'est pas beau, mais purulent. Cesar n'est pas parfait, mais décevant. Cesar n'est pas comme il devrait être. Et Adriel ignore comment Cesar angoisse de ne pas être la note juste en toute circonstance. Il ne peut pas le voir, Adriel, mais ça le fige, le fait pincer les lèvres.  Finalement il se recule, se lève de l'accoudoir pour s'éloigner de quelques pas.

Je... Voulais pas. Marmonne-t-il.

Il détourne le regard, la voix est plus basse, plus grave, plus incertaine. Elle chante avec des notes subtiles de doute. Comme-ci Cesar avait été touché. Comme-ci son cœur avait été atteint.

Je ne vais pas te dénoncer. Conclut-il. J'y suis allé trop fort et tu m'avais prévenu. Jim ne fera de toutes les façons rien, alors.

Il hausse les épaules, plus calme. Son regard se fige sur un mannequin laissé à l'abandon. Dessus, un costume à moitié finit. Celui que devait porter Celine.

C'est juste que quand je te vois, je me rappelle qu'il n'est plus là.

Je me rappelle que c'est de ma faute.

Et que tout le monde attend désespérément qu'il revienne.

Cesar serre les pans de son costume. Merde, ça l'enrage, ça lui fait mal. Au final, c'est peut-être pire maintenant qu'il est quasi mort, Celine. Peut importe à quel point il le veut; Cesar, il n'est pas Celine. Alors jamais il ne suffira.

Tu... tu ne veux pas qu'il revienne, toi...?

Il ne répond pas. Ne veux pas. Ne peux pas. Ne sait pas, au final, s'il veut voir Celine ouvrir les yeux ou pas. Cesar ne veut pas qu'on lui retire le peu que son coma lui rapporte. C'est pathétique, encore plus pitoyable que ses personnages préférés, même si c'est par projection, au moins est-ce lui qu'on regarde. Il se berce d'illusions se dit qu'à la longue, il leur fera comprendre, qu'il arrivera à faire oublier jusqu'à son nom, que ce n'est plus à un étranger qu'on pensera quand on le verra. Mais dieu que la victoire est acide quand elle se fait dans le fratricide. Cesar déteste cette culpabilité, cette folie qui est la sienne quand il a vu Celine avant-hier et qu'il a osé murmuré.

... Des fois tu me manques. C'est putain de risible.

Heureusement, Adriel ne peut pas le voir quand il serre les poings, quand il pince les lèvres, que son visage se déforme sous les émotions qui luttent et l'assaillent. D'une voix un peu bourru, il demande.

Tu te sent mieux ?

Il le dévisage. Adriel l'a aimé. Il se souvient de ses yeux, de leur forme, de leur couleur, de comment ils brillaient quand Celine passait. Sa poitrine se soulève, la jalousie le tuerait s'il n'était pas déjà mord, assassiné par tout le reste.

Viens, je vais t'aider.

Il s'approche, passe un bras dans son dos. En sentant Adriel se tendre, il soupire.

J'insiste, c'est la moindre des choses que je peux faire. S'il te plaît.

Il se soulève, l'animal pèse son poids. Cesar grimace mais ne fait rien entendre. Il ouvre la porte de sa loge et guide Adriel dans le dédale des coulisses. Quand ils arrivent enfin à l'air libre, le couturier hésite. Il ignore dans quel mesure Adriel serait se repéré à partir de l'entrée des artistes.

Heu.. Il hésite, se racle la gorge. Tu vois le- Non évidemment, pardon... Merde. Il se racle la gorge, un peu embêté. Tu te souviens de l'arrière de l'étude ? Tu es juste devant l'allée en pavée grise qui mène au parc. Sur ta droite tu rejoins l'avant du bâtiment, sur la gauche l'herbe et le dortoir plus loin. Je penses que tu sais te repérer à partir de là ? Salut, du coup.