amazed

le film débute et Jude s’interroge sur sa présence ici. il ne nourrit aucun amour particulier pour le cinéma, mais ressent le besoin de retrouver Caïn en dehors de l’Enclave, trop envahissante dans sa curiosité. autour de lui, les sièges demeurent presque vides ; Jude perçoit que le film n’a que peu d’attrait, ou plutôt qu’il s’agit de l’un de ces longs métrages usés par des années de projection continue, réservé aux nouveaux blocards. Jude l’a lui-même vu maintes fois. dans la précipitation, il a choisi la séance au hasard. tant pis, ils ne sont même pas là pour ça. n’empêche… il aurait dû suggérer un café, lieu bien plus propice aux échanges. cependant, il sait qu’une telle rencontre pourrait être épiée. ici, dans l’obscurité de la salle, ils restent invisibles, et le murmure des dialogues enveloppe sa voix lorsqu’il se tourne vers Caïn.  

Robin m’a parlé de toi. elle trouve que quelque chose cloche à ton sujet. tu le savais ?

il repense à son altercation avec elle, à ses paroles acerbes mais pourtant si justes, qui résonnent encore dans les corridors de son esprit. le poids de sa proposition formulée est une lame tranchante à la naissance de sa nuque, persistante comme une menace, là où le couperet vise pour trancher net. Jude a promis fidélité à Caïn ; se rendre aujourd’hui devant lui est davantage un devoir pesant qu’un désir ardent. la vérité se dessine dans l’ombre de ses craintes : la peur tenace de ce qui pourrait survenir si son secret, devenu le leur, venait à être découvert. il n’a pas besoin d’élever la voix, car il sait que Caïn entend chaque murmure, chaque souffle. c’est là l’un des plaisirs subtils de leur relation, ce confort rassurant de ne jamais avoir besoin de trop en faire.

dans la pénombre enveloppante de la salle de cinéma, Jude perçoit les contours saillants du visage de Caïn. à la lueur bleutée de l'écran, il découvre la courbe exquise de son nez, la chute délicate de ses lèvres, l’éclat de ses yeux - cette étincelle qu’il imagine, puisqu’il sait qu'elle est depuis longtemps éteinte. c’est ainsi que se révèle la vérité - comme un clair-obscur à peine discernable, un reflet fugace sur le parfait d’un visage chéri. il est étrange, cet amour : souillé, marqué de rancœur et d’amertume, et toutefois il persiste, indomptable ! un amour qui se mutile, se trahit, car seuls eux peuvent en être les artisans. un amour qui se régénère sans cesse, nourri par ceux-là mêmes qui le condamnent.

le flot des paroles de Caïn engendre le doute dans le cœur de Jude. il hésite à dévoiler la totalité de son échange avec Robin. il ne sait plus rien. jamais il n’a trompé Caïn, jamais il n’a dissimulé quoi que ce soit, si ce n’est l’intensité de ses sentiments - et c'est seulement car il sait que les mots sont superflus pour les faire surgir. certaines vérités n’ont pas besoin d’être exprimées pour être perçues. Jude est ainsi fait : ce qu'il ressent se lit sur son visage, dans le timbre de sa voix, dans les nuances de ses expressions. depuis toujours, il a tout partagé avec Caïn ; sa vie entière s’est fragmentée en deux à leur rencontre. Jude a peut-être même perdu la notion d'entièreté.

aujourd'hui, il lui ment pour la première fois, mais c’est pour leur bien à tous deux. Jude comprend alors qu’il n’a pas invité Caïn pour se livrer à lui, mais pour avoir la certitude qu'il ne le ferait justement pas. il se permet une brève vision d’une vie sans lui ; l'image est si bouleversante qu’il ne peut la supporter plus longtemps. il ne le veut pas. il ne peut pas le perdre ; plus que jamais, il est prêt à tout endurer pour le garder à ses côtés. et pourtant... il pense à Robin, à Heya, à leurs paroles dures mais empreintes de vérité. il entend ces voix qui lui ordonnent de se détacher. je lui ai rien dit justement - j’avais pas grand chose à raconter de toute manière. vous avez parlé de quoi ensemble ? ce n’est finalement pas un mensonge véritable, juste une portion de vérité qu’il choisit de révéler. Jude omet de mentionner que Robin est résolue, qu’elle a pris racine en lui ; il ne parle pas de ses tourments qui l’assaillent depuis des jours.

tu ne devrais pas être aussi serein. c’est ta grande soeur, elle a de l’autorité sur toi, que tu le veuilles ou non. c’est sa requête, une ultime tentative, malgré lui, pour continuer à veiller sur Caïn. il s’en veut immédiatement en prenant conscience que ce lien unidirectionnel est aussi tenace que le goudron mal séché sous la semelle. qu’est ce que tu ferais si on venait à découvrir ce que tu lui as fait ? Jude a cessé de mentionner Robin, conscient que Caïn comprendra aussitôt à qui il fait référence - ce bon vieux cadavre au fond du Labyrinthe.

le souffle court, Jude cherche désespérément ses mots pendant une fraction de seconde de trop. sa gorge se serre, prête à céder, mais il se ressaisit, retrouve ses esprits juste à temps. il voit sa colère comme un poison, néfaste, insidieuse, et pourtant il la ressent comme une libération. elle est son bouclier, l’empêche de se briser — d’aggraver les dégâts. mais voilà que face à Caïn, il doute de la nature de ce feu qui lui embrase le cœur. il oscille constamment entre cette dite colère et une douleur sourde, incompréhensible, qui le consume autant qu'elle le plie, l'agenouille devant son ami, son bourreau, tandis qu’il sanglote sur l’échafaud. sur ce plancher, on condamne l’amour et on tue les souvenirs. Jude meurt sans cesse car il aime trop fort et ne sait vivre que dans le passé.
aussi, il déteste le cinéma, réalise que l’air y est suffocant — on les a emprisonnés. dans cette prison, le ton de Caïn résonne, vide, et Jude n’y trouve pas de quoi se raccrocher. il essaie de comprendre pourquoi il n’y a jamais de chaleur dans ses mots — pour lui.

oui, je t’invite ici pour ça car j’estime - j’estimais que c’était important que tu sois mis au courant. et non, elle ne m’a rien demandé. pas directement, du moins. cette réalisation le frappe soudainement, à l’instant même où Caïn prononce ses mots. Jude détourne le regard, fixe ses chaussures, le cœur lourd de culpabilité et de remords. Robin serait-elle satisfaite de le savoir ici ? aurait-elle espéré qu’il tente de ramener Caïn à la raison ? et les autres, que lui diraient-ils en apprenant qu’il parsème un présumé bien ? le club d’athlétisme lui manque. là-bas, il n’avait pas besoin de faire grand chose pour qu’on le félicite.

il se redresse, peut-être un peu trop brusquement cette fois, lorsque Caïn réplique. un rire amer échappe à Jude. tu me prends vraiment pour le dernier des cons ici, pas vrai ? il ne connaît aucune révolte dans l’Enclave si ce n’est celle à ses côtés. c’est la même sensation que le son de La Voix qui s’élève pour l’extirper de ses draps — elle lui donne des sueurs froides, le glace jusqu’aux os, le plie en deux comme les aiguilles d’une horloge mal réglée, bloquée sur un ou trois quarts. t’as rien à cacher et tu sais pas de quoi je parle, ça doit être ça ! il réalise soudainement à quel point ils sont proches — plongés dans cette colère, dans sa toxine ! — Jude se retrouve là, face à face, à quelques centimètres de celui qui le toise de ce regard dont il n’avait jamais perçu le mépris auparavant. cette découverte l’accable, le brise un peu plus. il capte son odeur si particulière, reconnaît ces nuances qu’il connaît déjà depuis longtemps par cœur, et s’en veut de s’en languir, de se rapprocher imperceptiblement pour en garder un peu pour lui. il chuchote entre ses dents, trop fort pour un murmure, à la manière des chiens de garde qui grognent les inconnus passant par là : si tu me dis la vérité et que tu ne redoutes rien alors pourquoi je suis le seul au courant ? t’en connais des gens ici, pourquoi t’es pas allé tout leur avouer à eux aussi ? car au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit. il n’a aucun mot sur son mal-être, ne comprend pas l’indifférence dans laquelle Caïn l’a noyé. ce n’est pas logique, c’est un problème que même sa capacité ne pourrait résoudre. ça le ronge. le rend malade. l’a rendu malade.
cette illumination éclate en lui, plus vive que l’écran sur lequel défilent les images du film qu’il ignore — le véritable poison, c’est celui qui le contemple, impassible, au milieu du velours incarnat.

une douleur telle que celle-ci, il n'en a gardé le souvenir que depuis ce jour maudit, cet accident qui a marqué son corps et son âme. son souffle semble fuir à travers chaque pore de sa peau, comme s’il pouvait s’éteindre à cet instant et que cela n’aurait aucune incidence sur le bouleversement que les mots de Caïn provoquent en lui. Jude entrouvre les lèvres, persuadé qu'il va répliquer, mais aucun son ne franchit sa bouche. son esprit, lui, est trop absorbé par des questions oppressantes : son cœur bat-il encore ? pourquoi ses doigts s'évanouissent de son propre ressenti ? et ces lourdes gouttes de sueur qui dévalent sa nuque jusqu’à son dos courbé, il les compte une à une, comme s'il pouvait en tirer un réconfort fragile. je- mais les mots restent prisonniers de sa gorge nouée par l’angoisse. dans un effrayant pressentiment, il sait. il sait déjà comment tout cela finira, alors il rassemble le peu de force qui lui reste pour retenir les larmes qui menacent de déborder de ses paupières tremblantes, en une lutte silencieuse mais désespérée contre la douleur qui le submerge.

la voix de Caïn résonne en boucle, écho lancinant qui sème en Jude une confusion profonde. il ne parvient pas à saisir ce qui le blesse, ce qui le transperce, ce qui l’effraie – tant de sensations, trop d'émotions pour être comprises. il pourrait le contredire, lui dire qu'il ne l'aime pas – mais il ne peut plus se résoudre à mentir. ses sentiments, trop lourds, trop envahissants, débordent, s’étalent, souillent l'immaculée qu'incarne Caïn à ses côtés. jamais Jude n'a cherché à dissimuler son affection ; c’est simplement que personne n’a posé la question. peut-être parce qu'on n’imagine pas que l’on puisse aimer quelqu’un comme Caïn. et pourtant...
et pourtant Jude le perçoit partout, il le voit dans chaque recoin de son existence, il reconnait sa voix dans toutes les foules, sait ce qu’il préfère porter, visualise parfaitement cette mèche de cheveux qui retombe devant ses yeux lorsqu’il travaille. il a appris le langage de ses mains qui labourent la terre, la cadence de ses gestes lorsqu’il garnit les parterres, il le voit dans la lavande, dans la glycine et les lilas qui jalonnent ses chemins. son amour s'abreuve aux fantômes de ses envies, se nourrit de ses absences aussi bien que de ses présences imaginées. Jude devine sa silhouette près de la piste d’athlétisme, pressent sa place au réfectoire, se demande, dans des soupirs, si lui aussi s'appuie sur la rampe des escaliers en rentrant à sa chambre — il connaît la réponse. mais le réconfort d’une étreinte supposée, d'une proximité rêvée, demeure doux, c’est l’illusion qu’il a décidé de chérir malgré tout.

en cet instant, Jude ferait n’importe quoi pour qu’on l’aime en retour. c’est là toute la fatalité de ces années passées à désirer, à envier – voilà ce qui fait de lui un véritable idiot. un frémissement le parcourt, un léger recul. ce n’est pas que Jude pensait que son émoi était partagé, mais il y avait toujours une petite chose à laquelle se raccrocher auprès de Caïn. aujourd'hui, cette intimité née du secret lui glisse entre les doigts. elle l'enchaîne, le tire vers les abîmes, mais s’il peine tant à s’en détacher, c’est parce qu’il pense, ou du moins il a cru, que cela leur laissait quelque chose, une ultime part à partager ensemble. ça aussi, ce n’était qu’une illusion, un mirage modelé des mains de Caïn. je te crois pas. tu me mens. la voix de Jude, faible et brisée, vacille sur ces derniers mots. on ne sait pas s’il pose une question ou s’il est sur le point de s’effondrer. il se hait de ne pas parvenir à lâcher prise, de persister à chercher du bien en celui qui le malmène. il baisse la tête, vaincu avant même d'avoir combattu. c’est vrai, Jude est amoureux de Caïn depuis trop longtemps, peut-être même depuis toujours — il ne se souvient pas un jour de sa vie où il n’a pas vécu pour lui. il regrette leur jeunesse, se dit souvent que, s’il n’avait pas enfermé tout cet amour au fond de lui autrefois, peut-être Caïn aurait-il pu emprunter un autre chemin que ce sentier glacé qu’il a choisi de suivre. tu sais, parfois ton frère me manque, avoue-t-il dans un murmure, le regard perdu sur ses mains entrelacées. c’est la première fois qu’il en parle ainsi, mais il n’a pas besoin de lever les yeux pour savoir que ses mots, si précieux soient-ils, s’évanouissent dans le vide. je crois que tu aurais dû partir à sa place. il n’utilise pas l’autre mot. ne dit pas que la mort aurait peut-être pû, dans sa cruelle ironie, l’épargner. sur la couture de ses lèvres, ce n’est pas une insulte. Jude éprouve déjà la grande tristesse du deuxième deuil qu’il s’apprête à vivre.

c’est une petite mort qui s’insinue dans l’air lourd de l’auditorium, où l’obscurité s’installe de nouveau. les spectateurs s’apprêtent à regagner le fil monotone de leur existence, tandis que Jude, figé dans son abîme, comprend qu’il lui faudra retrouver la sienne—si tant est qu’il en soit encore capable—après une telle confrontation. ce n'était pas qu'une simple conversation, il en est désormais certain. il ne s’agissait pas seulement de mots échangés : Caïn a foulé aux pieds les derniers lambeaux de dignité qu'il tentait de préserver. il a soufflé sur les braises mourantes, celles que Jude entretenait avec tant de soin, croyant à tort qu’elles pouvaient encore le réchauffer. Caïn a commis son deuxième crime. le vide emplit ses pensées tandis qu'il reste immobile, incapable de se lever pour quitter cette salle. sur l’écran, les crédits défilent avec une lenteur insupportable, clôturent le film comme on referme un chapitre. Jude ressent, avec une intensité déchirante, que sa vie a pris fin à cet instant précis, au même rythme que le générique.

il sourit. un sourire vide, dépouillé de toute joie, de toute chaleur. ce sourire est cruel, mais uniquement envers lui-même. la cadence avec laquelle Caïn prononce chaque mot l’amuse étrangement. ainsi, c’est bien vrai : on le considère comme un idiot. une partie de Jude, enfouie au plus profond de lui, voudrait s’offusquer, mais à quoi bon ? ce mépris ne s’est pas forgé ici, il est ancien, mûr, organique, né dans les entrailles de ce qu’il pensait amour. ce même amour qui l’a aveuglé, qui l’a conduit à ignorer les signes. et c’est précisément cela qui le fait sourire : sa propre bêtise. c’est vrai. tu n’as plus de frère. tu n’as plus personne. les lumières se rallument, crues, violentes. Jude cligne des yeux, se rend compte que des larmes embuent sa vision. ce n’est plus qu’un flou de couleurs, une toile impressionniste où tout se dissout à nouveau. il abaisse son regard vers ses cuisses, où ses deux mains se rejoignent et se serrent avec force, comme pour chercher en elles un semblant de courage. c’est la seule étreinte qu’il lui reste.

il y a quelque chose de singulier dans la perte. une onde de panique, de peur, de colère, et de tristesse qui déferle, emporte tout sur son passage. ce n’est pas seulement la vision qui se brouille, c’est le monde entier qui vacille, se mêle et tourbillonne en une spirale d’agonie. Jude se résigne déjà dans une vie sans Caïn. distrait, il ne sent pas la larme qui échappe à sa vigilance, glisse trop vite sur son visage avant de s’écraser lourdement sur le dos de sa main. brusquement, il détourne le regard, s’essuie les yeux en vitesse et avale la boule amère qui lui noue la gorge depuis ce qui semble être une éternité. j’ai accepté ta présence depuis bien assez de temps comme ça. je n'ai aucune idée de ce que je compte faire. peut-être rien. j’imagine que tu le sauras bien assez tôt. Jude réalise qu’il hait ce lieu. il ne remettra plus jamais les pieds dans un cinéma. le film est terminé.