amazed

Il y a beaucoup de choses que j'ignore sur cette terre.

Je ne sais pas combien de coquilles se sont fendues pour laisser l'oiseau s'envoler dans le ciel.
Je n'ai pas goûté toutes les saveurs peu importent combien de peaux ont été mordues.
Je n'ai pas senti toutes les odeurs qui suivent chaque naissance ni entendu tous les sons qu'une voix est capable de produire quand elle exprime la joie d'être revenu vivant.

Je ne savais pas non plus que ce que je redoute le plus a grandi dans la même chambre que moi et qu'il se tient désormais à mes côtés,

main dans la mienne.

- Ne fais pas de bruit.

Et peut-être que je ne parle pas à Adriel mais à moi-même quand je me dresse sur la pointe des pieds pour franchir le sol qui nous sépare du grand bassin.

C'est une portion de l'océan qui s'est jetée dans un bloc creusé sur vingt-cinq mètres.
Ce sont des couloirs dans lesquels on monte et on descend à l'horizontale, comme si nous pouvions vraiment fendre la mer en deux et atteindre l'extrémité de sa vague.

Tu sais ce que ça fait de guider son propre monstre, Adriel ?
Ça fait la sensation d'une chaleur pale glissée au creux de la main.
C'est le bout de mon pouce qui compte chacune de tes phalanges comme autant de monts, et je sais que tu as encore perdu du poids ici.

À mon tour je me faufile dans cet espace sans lumière qui sent le chlore, l'écho de la céramique blanche et l'eau qui se jette au regard de ceux qui ne sont pas assez rapides pour lui échapper.

Je te tiens la main plus fort.

J'aimerais que tu puisses voir ce bleu iridescent qui ondule sous la houle silencieuse.
Alors je regarde pour toi.
Je regarde et je m'avance, je ne te lâche toujours pas.
Je suis proche, proche de tomber. Je tends le talon au-dessus de l'étendue bleutée, narguant les prédateurs imaginaires de me saisir le pied.
Ils me prendraient jusqu'à la cuisse, puis la jambe toute entière. Je coulerais et t'emporterais avec moi.
Et finalement, dans le tourbillon de notre déchéance abyssale et sanglante, ne pas voir serait notre plus grande bénédiction à tous les deux.

- Tu viens ?

J'ai lâché tes doigts pour me débarrasser de mon haut et ne laisser qu'un short me couvrir.
Sous mon passage, l'eau s'écarte puis m'engloutit jusqu'aux genoux. Un frisson pique ma peau en chair de poule et je me tourne vers toi, bras tendu.

- Prends-moi la main.

Je sens chacun de tes tremblements comme si c'étaient les miens.

Voilà ce que c'est que de tenir la main gauche.
C'est sentir l'artère la plus proche du palpitant.
Celle qui bat, celle qui fait claquer des dents sous le froid, celle qui continue de vivre, même sous les profondeurs gelées.

Je fais un pas.
Puis deux.

Ma hauteur s'affaisse et je t'entraîne avec moi sans craindre la morsure du froid.
L'eau monte, grignote cuisses puis hanches.

Toujours, je t'emmène.
Toujours, je te regarde.

Tu as peur ?

- Viens là.

Je te guide, t'attire jusqu'à moi. Bientôt les flancs seront les uns contre les autres à se dessiner des flatteries du bout de leur courbe.

- Tu ne gèleras rien.

J'enroule les bras autour de ta taille, conjugue deux silhouettes en une.
Dans une étreinte, rien ne gèle jamais.
Enfin, je dépose menton à ton épaule, m'enfouis dans les appels de ton essence, poitrine à hauteur de myocarde.

Suffisamment pour que tu puisses te réfugier dans un battement de cœur.

Je les vois naître à la surface de l'eau, tes fleurs de gel.

Elles apparaissent comme autant de boursouflures sur ta peau...
Est-ce que tu crains ton propre froid ?
Est-ce que dans ton sommeil aussi elles te mordent, elles s'accrochent. Elles te privent de cette chaleur qui te fait défaut jusqu'au bout des doigts.

Moi, tu sais, j'ai pris un peu de soleil dans mes mains puis je l'ai avalé.
Je l'ai fait parce que je me dis qu'un jour, de soleil on aura peut-être plus. Alors c'est le moment où jamais pour commencer à le dévorer.

- Oui, je la vois, Adriel.

Je les compte une par une, tes gerbes de tendresse.

- Elle apparaît quand tu as peur ?

Pour te défendre, pour te créer une armure, parce que même de vêtements ici, tu n'as plus.

- Il n'y a que toi qui peux contrôler ta peur.

Un peu plus, je recule vers le cœur du bassin, m'avance vers l'océan et son abîme. Le courant nous emportera bientôt, et je t'entraîne avec moi dans ce tourbillon où tournoient les requins.

- Tu n'auras bientôt plus pieds.

Au plus je m'enfonce, au plus ta peur s'insinue en fraîcheur qui me harponne.
Il commence à faire froid et peut-être que de la vapeur chaude s'échappe de mes mots.

Maintenant que le sol se dérobe sous mes talons, je peux enfin nager.

- Tu vois ? On est bien.

La peur.

C'est un message chimique qui tente de faire comprendre au cerveau que la mort est proche.

Nous avons peur du noir.
Nous avons peur de la solitude.
Nous avons aussi peur de nous avancer face à la foule
Peur de ne plus se reconnaître dans le miroir.

La peur est ce qui veut nous garder vivant tout en nous empêchant de vivre.
Le système est rouillé, trop vieux, mais si bien huilé.
Mais peut-être que dans l'eau, Adriel, tes rouages à toi finiront par céder
et à ce moment-là, il y a aura de la lumière à nouveau.

- Je ne te lâche pas. Adriel ?

Je te regarde.
Je me rappelle de la couleur de tes yeux. Ils avaient fini par prendre la couleur du ciel.

- ... Je vais te serrer fort. Tu devras retenir ta respiration. Je nous emmène plonger. Ce ne sera pas long, je te le promets. Tu comptes jusqu'à trois avec moi, et on y va. Prêt ?

Là-dessous
moi non plus, je ne verrai rien.