amazed

La terre est sèche et Argo s'étonne qu'elle continue de produire. Il y a Phil, sur le champs. Elle la rejoint. Elle a deux bouteilles d'eau à la main et lui en tend une. « Tiens, de l'eau. C'est inhumain de nous faire cultiver ce lopin : il est loin de tout et pour aller chercher n'importe quoi il faut cavaler dix minutes. »

Elle ne peut s'empêcher d'avoir cette posture autoritaire. Argo est à la terre ce que l'eau est à la mer : elle en est son essence, son produit, son origine. Il y avait quelque chose de monstrueux chez Argo qu'il ne semblait pas exister chez les autres fermières : cet aspect fusionnel qu'elle entretenait avec le sol. C'était dégoûtant pour certains, mais il fallait l'assumer : c'était aussi fascinant. Argo est le jardin — le jardin parfois est Argo.
Phil, elle, apprivoise encore la terre. C'était touchant.
Elle la regarde avec un attendrissement presque pédant, pourtant Argo ne pensait pas à mal. Elle voyait en Phil encore une jeune pousse, qui cherchait à trouver la lumière pour s'épanouir au mieux. Elle voyait en Phil un petit arbuste dont les racines timides commençaient à prendre pied. Elle, elle se voyait comme le plus grand des séquoias : Argo dominait le monde, croyait en savoir toujours plus, toujours mieux que les autres.

Mais elle aimait Phil, comme un tronc aimerait ses branches. Quand Phil se coupait, c'était la sève d'Argo qui venait colmater les plaies. Elle aimait les choses comme ça.

« J'ai entendu dire, pour le Panic!
Ça va, tu sais ce que tu vas faire ? Je veux dire, pour les épreuves, tout ça ... Tu n'as jamais été une grande fan, je crois ? »

Argo sourit à Phil. C'est un sourire simple, qui convoie en lui une affection simple. Tout ne devrait pas être lourd ou coûteux, Phil incarne cette idée aux yeux d'Argo.
Phil est un être stable et Argo le jalouse parfois pour cela : c'est tellement plus facile de regarder l'autre avec envie que de travailler sur soi, apprendre à changer, se conformer aux attentes des autres. Argo combat ce sentiment en s'imposant sur Hil, c'est comme ça qu'elle compense. C'est idiot, elle y pense des fois — s'en veut quand le ton de sa voix est trop sec, ou son regard trop haut. « C'est une super idée, Phil. Il faudrait en parler à quelqu'un, ça ne prendrait pas grand chose, en plus. »

Elle la regarde s'assoir et Argo, soudain, statue devant Phil et l'écrase d'une grandeur faussée. Elle fléchit légèrement ses genoux et pose ses mains dessus, regarde Phil boire puis jette de nouveau son regard sur son propre travail — la terre humide et les petits plants poussant tendrement.
Elle essaie de camoufler son intérêt quand elle mentionne Luke et Alfie, fait la moue à l'entente de Robin. Il y avait conflit d'intérêt pour Argo, elle pourrait y gagner gros.
« Oh, tu connais les hommes. Et puis, sans mentir, un peu d'adrénaline c'est quand même sympa, tu ne penses pas ? C'est se sentir vivre, le Panic! J'aimerai en refaire, un de ces quatre.

Je connais bien Alfie, à vrai dire. Luke, beaucoup moins, il n'est pas très avenant, du peu qu'on ait parlé. Mais je ne devrais pas t'influencer, ça serait malhonnête de ma part.
Et que penses-tu de Robin ? J'ai ... un peu de mal avec elle, ces derniers temps, je crois. Enfin, non, c'est plutôt elle qui a du mal avec moi. Dans ce sens-là, c'est plus juste. » Elle vantera Alfie plus tard, dans sa prochaine tirade.

Elle ne fait que sourire, tendrement, aux préoccupations de Phil. Argo s'enracine dans tous les sols et trouve confort dans tous les engrais ; les arbres peuvent bien pousser tordus, Argo trouvera toujours comment s'élever. Campée sur ses genoux, l'allure alerte et les mains jointes, elle ressemblerait à une enfant qui prie : il n'en est rien — c'est un moyen de se fléchir tout en restant haut dans les étoiles.

« Ça, je veux bien te croire. Mais justement, Philou, ils sont trop bêtes pour se blesser, ou même se faire du mal.
Je suis sûre qu'à l'occasion, tu y trouveras quelque chose. C'est un tout, ce genre de bêtise : c'est admirer le culot des uns, louer la bêtise des autres. C'est presque ritualiste, quand on y réfléchit à deux fois, tu ne crois pas ? C'est une catharsis offerte sur un plateau d'argent.
Ça ne te rappelle pas le théâtre, d'une certaine manière ? » Finalement, elle se fléchit encore un peu, laisse ses mains retomber entre ses jambes. Il y avait quelque chose de presque dérageant, dans sa position. Argo ne bouge pas, elle reste stoïque, droite ; semble pourtant vouloir s'évader à l'approche du sujet Robin.

« Elle est venue me ... conseiller ? À la perte de mon étoile, tout le monde s'est permis d'en rajouter une couche — toi, tu as le droit, c'était très malvenu de la part de tous les autres hein ! Mais ... je ne sais pas, elle me croit à la tête d'une grande conspiration pour ... Honnêtement je n'ai même pas compris l'ampleur de ce qu'elle sentait.
Elle doit être un peu parano et c'est tombé sur moi, quoi. Mais je comprends pas trop pourquoi elle est venue exprès me voir pour taper une phase ... Enfin, soit.

Tu sais, je ne veux pas prêcher ma paroisse, mais ... Depuis l'incident, Alfie n'est plus vraiment le même, tu vois ? » Argo mentait et inventait. En réalité, elle n'en savait rien. « Je pense que gagner le défi pourrait "l'aider", quelque part dans sa tête. Enfin, tu l'as dit toi-même, les hommes sont idiots. Mais  ... ça pourrait être un geste, tu vois ? C'est pas comme si Luke en avait particulièrement besoin, son ego est au dessus du plafond.
Tu lui rendrais même presque service, s'il pouvait redescendre de quelques étages ... C'est pas ton grand-frère, mais je t'assure que t'en voudrais pas. » Argo se sentira mal plus tard — il y a un temps pour l'échiquier et un autre pour les mouchoirs.

Argo l'écoute la douceur aux lèvres, son sourire aligne silence et bienveillance. « Tu crois ? Il n'y a jamais de surprise au théâtre ?
Et si tu venais à oublier ton texte ? Ou si je montais sur scène ? Ça serait une surprise. on ne peut pas tout écrire, Phil ! Autant tous crever tout de suite, alors ! » Elle délivra ses mots avec une candeur spontanée. Argo n'aime pas les surprises, elle aime quand tout se déroule comme elle l'a écrit, sur ses protocoles, gradué sur son papier millimétré. Pourtant, elle sait bien que le monde n'est pas aussi orthodoxe ; l'organique est toujours imprévisible. Argo aime l'ordre — s'il n'y avait que ça, elle se serait sans doute déjà tuée depuis longtemps.

« N'en parlons plus ! Je veux dire, je ne veux pas gâcher l'image que tu aurais pu te faire de Robin à cause de mes histoires. Nous n'avons qu'à dire qu'elle ne s'en ait pas rendue compte, c'est tout. Elle ne doit pas être méchante en soi, comme tu le dis si bien. Ça doit être son rôle. » Elle pose la bouteille d'eau au sol et regarde autour d'elle les outils posés à même le sol. Le bêchage était encore trop fait en surface, il aurait fallu creuser le sol encore un peu. Les mauvaises herbes gisaient encore là, en mottes éparses mais toutes agglomérées en une seule zone. C'est un travail bien fait ; c'est un travail qui ne sera plus à faire.

« Ouais, c'est vrai, je plaide coupable ! » Elle lève les bras en rigolant. « Oui, bien sûr, je te ne demande pas de truquer la compétition, seulement ... s'il y a égalité à un moment, pense à moi. » Elle délivre le tout avec le même sourire muet d'il y a quelques instants en arrière. Puis, comme si le monde lui était dû, elle se relève en attrapant la bêche.
« Je vais t'aider à terminer. J'ai fini de remuer mon parterre et il te reste encore un moment avant de finir. C'est vraiment le coin le plus traître des champs. »