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Le système est construit à la verticale, en une hiérarchie pyramidale. Les blocards sont répartis en cinq rangs et à leur sommet trônent les parents. Faisant office de classe sociale, le nombre d'étoiles est primordial au sein de l’Enclave puisque c’est ce qui définit le mode de vie du blocard, ses droits, ses privilèges et son avenir. Tout y est fait pour qu’on puisse s’élever vers le sommet et ne surtout, jamais, tomber. Obsédés par l’ascension, les blocards se démènent coûte que coûte pour rester hors de l’eau et cela permet à Wicked d’éviter de trop grosses éclaboussures. L’astuce est simple comme le monde: il faut diviser pour régner.
Mais le simple rang ne suffit pas. S’il n’y avait que ça, voilà bien longtemps que les blocards oppressés se seraient révoltés contre ceux à la jeunesse dorée. Non. Les bergers sont malins: ils ont offert au troupeau des maisons. Quatre bâtisses dont l’appartenance est déterminée à la naissance: PSY, PHY, CREA ou SPÉ. Répartis dans leur foyer, les blocards se voient gracié d'une famille indépendante de leur rang et le sentiment d’appartenance ne se crée plus sur les étoiles mais bien sur les capacités. Étouffée dans l'œuf, la révolte est matée.

La Ruche, elle, contrairement à l’enclave, s’inscrit à l’horizontale. Il n’y a ni distinction de rang, ni de maison. La colonie accueille en son sein n’importe quel blocard sans discrimination tant que la motivation est suffisante. Qu’importe que l’on ait aucune, une, deux, trois ou assez d’étoiles ! Ce qui compte, c’est la volonté inébranlable de vouloir en gagner avec courage et vertu. La Ruche propose aux abeilles qui rejoignent l’essaim un sentiment d’appartenance encore plus fort que les maisons ou le rang puisqu’elle le fait sans distinction. L'effet de groupe et décuplé et la nuée peut pulluler.

Nichée au sein de l’Enclave depuis 7 ans, il a fallu du temps et des efforts pour bâtir chaque alcôve dans un arrangement hexagonal parfait. Les abeilles, bien cadrées, s'attellent autour de leur reine pour garantir la pérennité de leur colonie et la propagation de leur meilleur nectar. Bien sûr, son existence divise. Les abeilles, bien que vectrices de pollinisation aux bienfaits reconnus par tous, inspirent la crainte. Moins féroces que les guêpes, leur piqûre reste redoutable et personne ne souhaite faire face à leur dard.

Sohan le comprend. La Ruche est aussi crainte que admirée, aussi redoutée que appréciée et là est l’ordre des choses: on ne peut plaire à tout le monde. Loin de juger, Sohan croit en la pluralité des croyances. Un avis divergent ne l’empêche pas d’apprécier la personne qu’il a en face de lui et jamais il n’aura la présomption de croire que ce en quoi lui, croit, est supérieur à la foi des autres. Au sein de sa propre famille, voire même au fond de son miroir, les exemples sont multiples. Sohan se moque du père mais croit au Paradis; James ne croit pas au Paradis mais accepte l’existence du Père. Paris ne croit pas en la Ruche et Robin, elle, ne le sait pas, mais croit en Madga. Qu’importe où se dirige la foi, finalement ! Qu’elle soit vers eux-mêmes, vers un autre, ou vers le ciel; ce qui compte, c’est ce dont on la nourrit.

La question est donc de savoir ce que Kafka mange.

“Kafka.”

Il ne lui dit pas bonjour. Sohan lui a déjà dit se matin, toquant à sa porte pour réveiller l’insecte et se rendre au club de méditation. La journée réglée comme une horloge, ce qu’il n’avait pas prévu cependant, c’était que Kafka soit convoqué à 11h, juste avant l’heure de déjeuner. En début d’après-midi, l’annonce était tombée: plus aucune étoile ne brillait à côté du nom de Kafka. Sohan n'aimait lever la tête que pour les bonnes nouvelles. Il était donc contrarié.

“Tu as l’air pâle.”

Pour ne pas dire fragile. Sohan aurait pu attendre le lendemain pour s'entretenir avec, mais mué par le besoin de comprendre, il avait pressé le pas pour coincer le coupable. Perché au-dessus du corps de l’insecte, l’ombre du grand frère menace de l’avaler tout entier. Sohan n’a pas la patience d’attendre. Pas quand il s’agit de la Ruche. Il a pressé le pas pour Kafka. Il faut cueillir le cafard tant que l'écart est encore chaud.

“Je t’en pris, assieds-toi.”

Attrapé au détour d’un couloir, le moucheron se retrouve libéré dans une des nombreuses salles vides. Sohan tire une chaise pour qu’il obéisse et s’installe quant à lui sur une table. Les autres blocards sont partis rejoindre leur Club, ils seront donc tranquilles.

“Comment vas-tu ?”

Sohan lui offre un sourire carnassier: c’est un piège. Il ne faut pas croire la chaleur de sa voix mais il faut regarder ses yeux: ils sont froids. Sohan n’aime pas se répéter: la Ruche a pour but de gagner des étoiles en s’entraidant et en apportant sa pierre à l’Enclave et à son bon fonctionnement. Rien ne doit venir entraver ces rouages polis depuis de trop nombreuses années. En perdant son étoile, le Roi des mouches a entaché son titre, son nom, celui de Sohan, de Robin et l'étendard immaculé de la Ruche.

C’est inadmissible.
Sohan se doit d’intervenir.

Cependant, Kafka n’est pas un CREA. De fait, il n’est pas tout à fait des siens. C'est peut-être cela qui le sauvera.

Il est là. Tête baissé. Il se contient à l'ombre de Sohan. Il fait bien. Kafka n'a plus vraiment le droit d'exister. Il déglutit. Le corps tremble un peu. Les larmes perlent et se déversent sur ses joues. Sohan trouve cette scène grossière. Cela ne lui plaît pas du tout.

Il a posé une question et Kafka n'a pas répondu. Ce n'était pourtant pas bien difficile. N'importe qui, même Kafka, est capable de répondre à la question "Comment vas-tu ?". Il faut croire que non puisque l'enfant a courbé l'échine bien vite pour ne laisser sortir de ses lèvres que des sanglots et des regrets. Peut-être croyait-il bien faire en se confondant en excuses mais Sohan n'aime pas quand on ne lui obéît pas.  Kafka ne lui inspire aucune dignité.

"Bien."

Mais Sohan incarne l'autorité et ceux dont le rôle transcende l'essence ne peuvent se limiter à leur instinct primaire et aux émotions qui souillent le cœur. Il leur faut être droit, digne, méticuleux. Ainsi Sohan ne se laisse gagner par le misérabilisme et le dégoût que lui procure l'insecte. Il connaît la procédure. Kafka avoue ses torts et s'excuse. C'est le premier pas vers la rédemption. Il faut féliciter.

"Et comment as-tu perdu ton étoile, Kafka ?"

Pour un procès équitable il faut mesurer l'entièreté de la situation et ne laisser aucune place au doute. Sohan veut entendre la version du cafard de sa bouche. Bien sûr, ce procès n'a rien d'équitable puisque Kafka a déjà été jugé.

"Tiens. Essuie-toi."

Il lui tends un mouchoir. Il ne faut pas y voir un geste de tendresse mais bien une question de praticité. Il est moins aisé d'entendre une histoire si la personne qui la délivre sanglote et renifle à tout bout de champ. Sohan veut le calme. Sohan veut les faits.

Le dos se courbe de plus en plus. Sohan n'a rien besoin de faire si ce n'est demandé. Il apprécie voir Kafka ramper à ses pieds. Il le faut, pour demander la clémence. Il le faut, pour demander le pardon.  Si Kafka se fait sage, Sohan lui offrira tout cela. Et plus encore.

"Tu as désobéis, oui. Tas fait du mal. Tu as blessé. Tu as menti."

Sohan répète les points, un par un, comme un coup qu'on assène, comme un clou qu'on martèle. Là, entre les murs de la salle, là, devant ses jambes croisés, il crucifie Kafka et immortalise ses pêchés.

"Tu nous as déçu, Kafka."

Dit-il pour terminer de l'achever. Le nous désigne tout le monde et personne à la fois. Il n'y a pas besoin de préciser. La victime saura y mettre des noms et des visages par elle-même, et ce sera bien pire que si Sohan avait imposé une liste. Il faut parfois laisser les petits se punir eux-mêmes.  

Quand il estime que c'est le moment, Sohan se redresse. Doucement, ses pas le mène jusqu'au corps du cafard qu'il contemple de toute sa hauteur. Il se penche, se baisse. Sa main vient ramasser la joue de Kafka. Ses doigts fin lui enserre les joues et lui caresse le creux des paupières pour essuyer les larmes.

"Tu veux vraiment rester dans la ruche, n'est-ce pas, Kafka ?"

Sohan plonge ses yeux dans les siens car il veut qu'il le voit. Il doit le regarder, s'imprégner de son visage et ne pas oublier. Il veut que Kafka retienne ses traits et qu'il grave à jamais une image immaculée dans son esprit étriqué: pas celui d'un bourreau, non, mais bien celui d'un sauveur.

"Tout va bien, mon garçon. Tout va bien…"

Après lui avoir imposer la chute, Sohan lui bloque la nuque pour ne pas qu'il révulse. Il est temps d'être doux. Sa main caresse délicatement les cheveux de Kafka.

"Tu sais, Kafka, je t'aime bien..." Sohan susure dans ses caresses. Cela n'est pas vrai mais il faut donner de l'amour au bête pour maintenir leur docilité. "Je veux que tu restes dans la ruche. Mais pour cela, j'ai besoin de pouvoir te faire confiance... tu comprends ?"

La main toujours dans sa nuque pour le maintenir, Sohan dillue le poison. Kafka mordra à l'hameçon car il ne sait faire que ça; mordre. Alors à ce moment là, Sohan l'aimera.

Le moment qu'il attendait est arrivé. Kafka a chuté suffisamment de fois pour que, isolé dans celle salle en la seule présence de Sohan, il se tourne vers lui dans l'espoir d'être sauver. Le grand frère endosse le rôle avec un sourire: il a toujours préféré être un sauveur qu'un bourreau.

"Avant cela j'ai une question Kafka… Que représente la ruche, pour toi ? Pourquoi souhaites-tu as tout prix être avec nous ?"

Le ton de Sohan est, pour la première fois depuis le début de leur conversation, d'une sincérité affligeante. Il lui demande en toute bienveillance, avec une douceur infinie, car Sohan est curieux. Les existences de chacun d'entre eux se résume à cela: en quoi est-ce que chaque blocard croit ? Quelles sont ses aspirations ? Ses rêves ? Pour qui ou pour quoi est-il prêt à tout sacrifier ? Dans une véritable ruche, les abeilles ont pour rôle de protéger leur Reine, sinon, elle meurt. Aux échecs, les pièces protègent le Roi pour éviter le mat. Roi ou Reine, Père ou soi-même, Paradis ou Enclave… Dans le fond, la vérité importe peu. Les monarques incarnent ce que l'on chérit et que l'on souhaite défendre à tout prix. Sohan veut savoir ce qu'est le Roi ou la Reine de Kafka.

"Je voudrais que tu sois mes yeux, Kafka. Est-ce que tu penses pouvoir en être capable ?"

Sa main se veut douce sur sa joue. Il a essuyé les dernières larmes et les restes de sel.

"Tu as tes mouches et tes abeilles. Tu peux voir beaucoup, n'est-ce pas ? Je voudrai que tu me rapportes tout cela, ou que tu m'aides à garder un œil sur certains." Il n'a pas encore de nom à donner mais il sait que cela ne saurait tarder. "Sers-moi, et tu serviras la Ruche."

Sers-moi, et tu serviras Robin.

"Est-ce que ça te va, Kafka ? Tu ferais ça pour moi ?"

Car il faut laisser l'illusion du choix, bien que Kafka n'en ait point.

Sohan s'est accroupi pour être à la hauteur de Kafka. L'accord était scellé, il n'a plus besoin de le dominer. Ils sont désormais associés et en ce sens, ils sont presque égaux. Ainsi Sohan prends soin à ce que leur regard soit alignés et que, pour cette fois seulement, Kafka n'ai pas à levé la tête pour le contempler.

Le jeune homme se confie alors, agrippé à Sohan comme pour ne pas se noyer. Kafka délivre dans son intimité les motivations qui le pousse à faire partie de la Ruche, confie dans sa vulnérabilité la peur de la solitude. Sohan écoute en silence. Les confessions sont précieuses. Il respecte cela.

"Je vois."

Il ne dit rien pour le moment. Il laisse planer le silence pour que lui, tout comme Kafka, prenne pleinement conscience de la situation. Ainsi, l'insecte veut une famille. Sohan reste de marbre, pourtant, s'il disait que les paroles de Kafka ne l'ont pas touché, il mentirai. Il observe le jeune homme.

Finalement, Sohan soupire.
Voilà. Il s'est encore fait avoir.
Sohan était venu en chassant tous les sentiments de son cœur, ne laissant que la cruauté et l'envie de dominer. Mais poussé par sa curiosité, à baissé sa garde et le voilà penché devant un Kafka vulnérable qui, malgré l'affligeant spectacle, le touche dans sa sensibilité.

Sohan sait à quel point il est terrible d'être seul.
Il l'a été pendant de trop nombreuses années avant de rencontrée Robin.
D'une certaine manière, c'est elle, qui l'a sauvé.

"Kafka." Il l'appelle. Ce qui va suivre est important. "Je te donne une deuxième chance." Il est important de remarquer que Sohan a employé le je et non pas la ruche. "Robin a prévu quelque chose pour toi. Elle te l'annoncera dans les jours à venir. Soit sage et ne la déçoit pas, d'accord ?"

Le ton est devenu doux, comme celui d'un père qui, une fois le sermon passé. Sohan n'a pas les détails concernant le sort de Kafka, mais il fait confiance en sa Reine.

"Allez, relève toi." Il a assez traîné au sol. Le CREA passe délicatement son bras sous son aisselle pour venir poser la paume de sa main dans son dos et le soulever de son autre main pour le relever. Une fois debout sur ses deux pieds, Sohan tapote les épaules de Kafka pour remettre sa chemise bien droite. Il réajuste son col, et passe ses doigts fins sur la seule broche qu'il porte désormais: celui des Abeilles. "Je te donnerai les noms en temps voulu. Sache que ta dévotion a été remarquée et appréciée."

C'est bien, Kafka. Bravo, Kafka.

Avant de relâcher Kafka, Sohan passe sa main sur son front pour dégager les quelques mèches blondes qui lui tombent devant les yeux. D'un geste tendre, il se penche pour y déposer un baiser.

"File. Et ne nous déçoit plus."

Sohan libère sa prise. Kafka est libre de partir. Il l'a annoncé en silence: si Kafka corrige le tir, si Kafka lui obéit, si Kafka se mondre digne… Alors Sohan l'aimera. C'est promis.