amazed

Vous savez ce que je préfère au club de débat ?
C'est écouter les autres parler parce que comme ça moi je peux un peu rentrer dans leur cerveau.

Et il y a beaucoup de place dans un cerveau. Tu le savais ça ? Hein, tu le savais ?

Il y en a tellement que même quand on pense que le débat il est terminé il y a encore quelqu'un qui trouve quelque chose à rajouter. Comme... dans une marmite géante.

Moi, je suis le grain de sel qui vient relever le tout quand c'est trop fade.
Je suis la piqûre qui démange entre les omoplates, le pull qui gratte, l'écharde à la voûte plantaire quand on porte des chaussures trop compliquées à retirer.

Il y a aussi des cerveaux parmi lesquels je me sens mieux que dans les autres.
Des cerveaux équipés avec une cuisine qui n'arrête jamais de produire de nouvelles idées.
Des cerveaux avec un canapé, une penderie remplie de jolis vêtements et des écrans de télé. Des cerveaux qui ont plusieurs panoramas dans la même pièce.
D'autres où il n'y a absolument rien.

J'ai remarqué que quand quelqu'un pleure, son cerveau c'est comme un énorme pédiluve.

Coudes repliés sur le dossier d'une chaise aux deux pieds arrières surélevés, je me perds en balancier pendant que Tina s'exprime sur le temps qu'il a fait ces deux derniers jours. As-tu remarqué des patterns ou des comportements un peu particuliers dans le ciel Tina. Que peux-tu nous dire de la forme des nuages ces 48 dernières heures et des augures que cela peut apporter sur nos chères contrées. Ouvre-nous ton cerveau Tina que l'on puisse s'y choir à notre aise...

Question suivante en partant de la droite du cercle.
Que vous évoque le ciel, en ce moment ?

Tous les regards se tournent vers le carreau.
Le ciel
tel qu'il est depuis l'éternité.

Tina a épuisé son temps de parole, son cerveau n'a plus rien à nous transmettre sur le ciel.

Est-ce que c'est le moment où je deviens le sel ?

Rien
Ça ne te dit rien, le ciel ?

Sur ma chaise, je me balance. Avec plus de force, plus de tempérament, je me balance. Un peu comme une tempête se prépare avant d'abattre sa vague sur la coque des navires.
Je me balance,
et peut-être que j'espère te renverser un peu dans la foulée.

- Ma parole à moi, elle dit...

Qu'est-ce qu'elle dit ? Je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir.

- ... que je pense que c'est tout là-haut que le Père Suprême aime siéger.

Je pointe du doigt quelque chose qu'on ne voit pas à travers ces plaques de béton et ces câbles enlacés pour nous donner chaud l'hiver.
C'est ça. Un nuage est une marche vers le firmament du Père Suprême.

- Vous ne vous êtes jamais fait la réflexion qu'il pouvait y avoir quelque chose d'autre, là-haut ?

Des maisons, des vestiges, des champs de bataille, des territoires à conquérir. Un autre ciel avec d'autres couleurs. Des météos qu'on ne connaît pas, des étoiles que Jude n'a pas encore nommées.

- Et peut-être que là-haut... là-haut, ils se demandent ce qu'il y a, en bas.

La mer de nuages nous sépare, œuvre comme un plafond de coton blanc.

- Non ? Vous trouvez pas ?

Je me balance toujours, tu sais. Je me balance, risette aux badigoinces, à détailler les traits que tu dissimules derrière ton air trop stoïque et bien fait.

Oui, toi,
tu ressembles à la colonne de marbre que j'ai envie de voir s'effondrer au beau milieu de la voûte céleste.

- Oui, pourquoi pas ? C'est amusant, de croire.

Je te regarde avec des airs de je ne comprends pas qu'on ne puisse pas croire.

- On est content quand on s'aperçoit que la croyance est vraie. Sinon... Sinon ben on recommence tout depuis le début parce qu'on s'est plantés. Tu sais !

Oui, je sais que tu sais.

- Tu crois en quoi, toi ?

On croit toujours à quelque chose.
On croit s'appeler Caïn, par exemple.

- Hmmmm non !

Tous les regards se tournent sur nous, tu les vois, ces yeux qui cherchent une étincelle de vérité ailleurs ? C'est parce qu'on a besoin de croire. C'est comme ça. Croire qu'il y a quelque chose demain.

- En fait j'ai pas trop le temps de prier. Je suis occupé à nourrir des bouches tous les jours, à nager, à jouer sur scène, à échanger des conversations passionnantes avec des gens dans une pièce fermée tout en imaginant ce qu'il se passe dehors.

Prier, c'est une occupation à temps plein.

- Mais si je devais prier le Père Suprême... C'est clair que je le ferais en regardant le ciel. Si j'étais père, je veillerais sur mes enfants depuis le haut du berceau.

Très tôt j'ai protégé mes yeux derrière le verre.

Alors je vois le monde à travers le prisme de deux cercles opaques,
un peu grands, un peu trop opaques parfois

mais je vois.

Et même avec ce rideau noir face à ma vue j'ai toujours été capable de déceler le bleu qui se cache sous la manche, l'os qui se fend et le muscle qui se déchire. Je vois l'artère percée, le nerf emmêlé, l'articulation qui cèdera bientôt et le crâne qui se brise déjà.

Oui, je vois mieux que n'importe quel scalpel ne le pourrait en soulevant un tissu de peau.

Mais malgré tout ça
ma vue n'est pas parfaite.

- Si je le prie, tu crois qu'il viendra dormir avec moi ?

Je me demande si tu as déjà essayé, toi.
Je me demande parce que je n'arrive pas à voir
je n'arrive pas à bien comprendre. Tu ne laisses rien passer.

Je me rapproche un peu. Ça fait grincer les pieds de ma chaise, ça fait tordre le visage de tous les autres.

Et maintenant je suis tout près.
Tu vois ?
Je suis si près que je n'ai qu'à me pencher un peu, juste un peu pour sentir et pour mieux regarder.
Est-ce que ça aussi tu le vois ?

- Pourquoi tu me parles d'envie alors que.

Pas de blessures.
Le grain serré.
Des beaux cheveux longs, noirs, qui ne laissent rien passer non plus.

- Toi tu n'en veux probablement pas de ces étoiles.

Si j'en avais plus, peut-être que le Père voudrait de moi parmi les siens mais ça n'a jamais été vu chez les autres peu importe combien ils courent après les cinq branches dorées.

Mon nez se plisse un peu. Je renifle, aussi.
J'essaye de sentir ta dévotion mais rien n'y fait je

- Tu veux quoi en fait ?

Non

Je n'arrive pas à voir.

Vous savez bien qu'il y a un labyrinthe tout près vraiment tout près d'ici et que si vous avez le malheur de rentrer si vous avez le malheur d'y mettre un seul pied alors vous pourriez bien voir ses portes se refermer définitivement sur vous et plus jamais je dis bien jamais revoir la lumière du jour se lever sur ces murs beaucoup trop épais.

Mais moi de labyrinthe j'en vois un là tout près devant moi même juste à côté de moi et il est assis, il est assis et il parle du Père il parle du péché il parle qu'il n'a rien à se reprocher.

C'est faux.

L'existence seule du labyrinthe est un péché.

- Tu mens.

Je souffle comme à moi-même mais en réalité je souffle comme lui me murmure qu'il n'a rien fait.

- T'es un menteur c'est ça ?

C'est ça la réponse ? Le labyrinthe il a jamais les mêmes angles il a jamais les mêmes coins, et toi alors ? Est-ce que demain tu seras toujours aussi impeccable toujours aussi irréprochable ? Il n'y a pas de loup blanc ici alors je trouverai un moyen de passer à travers la faille un moyen de voir à travers tes cloisons de percer ton satané mystère.

- Tu veux savoir, Caïn ? Tu veux savoir ce que j'ai fait ? Tu...

Je souris je tremble je ne tiens pas en place, mes bras mes jambes ma tête commencent à me démanger tout à la fois.

Autour de nous ils sentent que quelque chose est pas normal, qu'on parle plus du ciel, qu'on se trouve ailleurs on se trouve dans une eau bouillante on se trouve dans le chas d'une aiguille dans l'épine plantée au talon je ne sais pas mais même le ciel est lourd maintenant.

- Hector ? Hector tu dois te calmer.

J'écoute Gus j'écoute je tends l'oreille promis j'écoute je me calme je dis rien je me calme.
Je me rétracte je me recule. C'est juste que j'ai un peu de mal à me contrôler quand je vois plus rien quand les murs sont trop hauts. Quand le péché est trop grand.

- Je dirai rien.

Rien je dirai rien,
rien tant qu'il y aura des murs.

Rien tant que le marbre tiendra debout.

Tu penseras à moi ?

Si tu peux proposer quelque chose au Père Suprême alors pourquoi pas moi ? Hein ? Pourquoi pas moi.

- Tu peux lui parler ?

Comme ça, juste en pensant à lui ? Ce serait ça ton pouvoir ? Non je n'en crois rien, tu mens encore.

- Menteur, menteur.

Ils ont commencé à relancer un autre sujet mais je n'écoute rien, je n'écoute rien parce que tu brouilles tout. Je tremble un peu, je remonte mes genoux sur ma chaise et colle cuisses contre poitrail. Puis je me balance encore. Si je prie c'est comme ça que je le fais.

Je regarde par terre, d'abord. Je compte les dalles, je me demande combien de temps ça a mis à construire. Je me demande depuis quand cet endroit existe, est-ce qu'il est aussi vieux que le Père. Je regarde Penny avec ses couettes blondes attachées par des rubans rouges qui ont traîné dans le shampoing, je regarde le ciel qui se dégage et dont on ne parle plus.

Et puis je regarde ton sourire.
Ton sourire... C'est encore un mensonge, ça ? Hein, dis-le.

- Tu...

J'ai beau faire le tour de cette peau qui entoure ton visage. J'ai beau plisser des yeux pour me glisser dans ton sourire trop parfait, je finis inexorablement par aller chercher autre chose.

- Ils sont beaux, tes cheveux. Je peux toucher ?

Mais ma main est déjà en chemin.

Tu ne me touches pas.

Ah non ?
Et pourquoi je ne pourrais pas.

Toi tu as le droit.
Tu as... le droit même de les attraper tous ensemble pour les emballer au-dessus de ta nuque. Tu as le droit de les faire prisonnier de ta main, alors pourquoi je ne pourrais pas ?

Oh. Je sens une brûlure à mon poignet...

Moi, tu vois, je te laisse toucher. Je ne m'en fais pas pour mes os encerclés, je ne m'inquiète pas du feu qui appartient au voisin. Je les prends et je les avale, Caïn.

- D'accord.

Mais le mouvement sous ma peau continue de vouloir s'avancer vers la promesse d'une crinière que même toi tu ne touches pas, au vu de la longueur qu'elle a atteint.

- Moi ? Ce que je veux c'est comprendre.

Dans l'Enclave, les activités sont nombreuses. Mais il y a une chose autrement plus infinie et complexe qui ne cesse jamais de m'amuser, et cette chose, c'est le voyage à l'intérieur de la tête des gens.
C'est une ressource qui ne s'épuise pas aussi rapidement que le charbon, qui ne vide pas les rivières de leur eau.

Il y en a qui ont des maisons complètes dans leur tête, des panoramas remplis de forêt.
Mais toi tes murs sont trop hauts et trop épais, alors je vais devoir trouver un moyen de passer par-dessus.

Je vais devoir tricher.

- Tu joues avec moi, Caïn ?

Et là sera ma chance.
Celle d'un divertissement qui ne prend jamais fin.

- Au billard.

Je me suis levé d'un coup comme si je m'étais pris un éclat de balle au bout du bâton.
Les regards se sont encore tournés mais cette fois je ne les vois pas.

Il n'y a que toi que je veux voir.

- Tu sais jouer au billard ?

Une galaxie miniature sur tapis vert avec planètes dérangées par tige harceleuse.
Le billard c'est le jeu des hommes d'affaires, des poignées de mains et des deux premiers boutons détachés en haut de chemise.

- Une table, deux verres, rien que toi et moi. Rendez-vous ce soir au bar.

Je tends la main et m'entraîne à saluer le vide.

- Allez, dis ouiiiiiiiiii.