amazed

C’est une invitation, un texto, bref, un mot pour dire un lieu, une heure. On lit, on ferme, on rouvre, on s’imagine une vie agitée qu’on n’a pas, on rouvre encore une ((avant)) dernière fois , sauf que c’était l’avant avant dernière. On aurait préféré un émoji, une ponctuation sèche ou enthousiaste, un gif, même périmé, de la matière. De quoi cogiter si s’investir émotionnellement ou non est un à côté.

Le problème des invitations c’est qu’elles transforment les assurances en cloques de sueurs froides, nos silhouettes en baskets, short, t-shirt blanc – elle a laissé la torche pendue à son cou. Sa curiosité l’a emporté sur son ressentiment, la définition d’un certain opportunisme, qu’elle mâche avec le chewin-gum mentholée, en avance sur les pistes. Le sol n’a plus cette teinte auburn qui lui rappelle les terrains de tennis plongés dans la nuit noire. A vrai dire, elle discerne mal les bandes blanches qui séparent les couloirs même avec l’éclairage agressif de l’ampoule en collier.

Si ce n’était pas pour Fang elle aurait dit non. Et c’est une consolation hypocrite puisqu’elle dit oui à n’importe qui, que les conséquences font partis du lot des trimeurs, ces enragés, qui croient en l’asservissement de leur épuisement.

Salut Fang. Elle chuchote. Puis elle racle sa gorge et ça lui fait mal. Yo ! et avec ses doigts, elle caresse ses joues graissées par le fond de teint, s’en veut immédiatement en essuyant la teinte orangée contre ses cuisses.

Eden pince son nez entre son index et son pouce, elle plisse tellement les yeux que ça creuse des ridules sur son front.

Puisqu’il faut tellement se reprendre, qu’elle n’a pas fait grand-chose pour Fang depuis leur dernière rencontre et qu’à vrai dire l’amertume ne s’est jamais vraiment délogée de ses bronches. Elle flippe Eden. Elle flippe qu’on lui demande de rendre des comptes. De passer pour une parole en l’air ou pire la meuf des y a qu’à faut qu’on. Eden, elle a beau s’insurger qu’elle a le droit de pas s’être bougée pour une fille qui la recale, Eden elle a beau…

Son cœur se serre. Elle tapote ses joues avec délicatesse mais en réalité elle aimerait se gifler violement, et l’idée de matérialiser le son cuisant, la chaleur et l’humiliation, la réveille un peu.

Salut Fang ! Tu voulais qu’on discute alors ? Elle s’est exclamée toute droite, trop raide, avant de réaliser que la situation était réelle, que les répétitions sont belles et bien terminées.

Elle est surprise de voir Fang fumer. Les volutes qui découpent l’air nocturne et salissent son nez de précieuse, la main remontée avec pudeur sur les narines, pour gémir avec autorité.

Tu ne devrais pas fumer. Ca va nuire à tes perf.

Eden pince la cigarette entre ses doigts, la tige fumante, et étudie les cendres agglomérées qui ressemblent à une pièce à conviction dans le petit théâtre de Fang.  Elle appuie son bassin contre les lattes blanches du banc. Fang est venue pour faire l’état des lieux de sa situation. Eden comprend qu’elle est l’examinatrice requise pour affiner les interprétations, son dos en forme de tremplin, et achevée l’ascension de la brune. Son index est entortillé dans une boucle blonde qu’elle tire, la douleur est agréable, pour s’efforcer d’avoir une mine opaque.

J’ai entendu des choses par ci par là… mais je ne suis pas très ragots de couloir.

Eden les suit pourtant religieusement, soucieuse de trouver les nuisances à sa réputation, qu’elle écrasera comme des parasites, sous le revers d’un talon affuté. Luke, si elle lui voue intuitivement un profond respect, la tête de proue d’une vie de dévotion, un chéri de l’Ascension, Luke ne lui inspire pas spécialement confiance. Il a toujours quelques schèmes, quelques paroles doucereuses, qui d’un charognard à un autre, n’inspire pas la chaleur escomptée à Eden.

C’est un allié solide. Elle mate le tabac qui s’épuise et se meurt, essoufflé par la brise plutôt que par la gorge de Fang. Qu’est-ce qui est compliqué ?  Petit sourire innocent et débile. Eden a fait la paix avec la non-gratuité de ses conseils.

Ca pue et ça encombre les poumons. On fait pas fumer les enfants. C’est pour une bonne raison. Dans les films les gens en meurent. C’est prouvé que les gens fument plus quand ils sont stressés mais pas que ça réduit leur stress.

Elle rétorque revêche, maternelle, croise les bras par-dessus la poitrine. Elle voudrait être sympa mais n’y arrive pas parfaitement, l’inquiétude toute naturelle pour les brebis du troupeau revient au galop. Soupir. Elle se frotte le front avec le dos de la main. Cette conversation a les accents du politique et les baskets à ses pieds lui dictent d’être plus ronde.

Enfin, fais ce que tu veux. C’est les réflexes de la garderie, j’y peux rien.

Les épaules se haussent, dans son dos, le chant des grillons animent le discours de Fang comme des violons de détresse. Les déclarations confirment ses doutes à l’égard de Luke. Elle offre un coup d’épaule compatissant à Fang.

Coup dur. Au moins t’as l’info. Ce veut dire qu’il n’est pas très discret. Les gens prétentieux sont plus faciles à contourner en général.

Le menton à l’intérieur de sa main, elle fouine la lueur des lucioles dans le paysage pour réfléchir, s’interroger avec Fang sur le devenir des complots de chacun. Finit par redresser un visage curieux et neutre vers la brune.

Tu en étais proche ? Tu voudrais t’en venger ?

Eden tapote le sol sous ses pieds, elle aime bien le son de rebond plastique, ça lui rappelle le couinement de la balle de basketball. Partagée entre la profondeur des confidences et l’incertitude, Fang lui dit-elle vraiment tout ? et si elle la plantait là ? Eden a plus à gagner à s’aligner avec les vainqueurs. Elle adore Danaé, elle adore leur tandem, elle adore la simplicité des échanges mais surtout la transparence. Mais elle n’a rien à perdre à écouter Fang non plus.

Tu l’as juste abattu trop tôt. Le jeu c’est une question de timing même la pire carte peut te servir si tu sais comment. Si j’étais toi…

Eden hésite, un silence plane, et plante ses coudes dans ses cuisses, le buste penché vers les lucioles au loin.

Je jouerai la technique de l’édredon. Laisse les s’enflammer pour Saki et Danaé, t’as trop à perdre à froisser Luke ou juste, montrer que tu peux le contrecarrer dès maintenant. Tu laisses couler. Avec un bâton, Eden dessine dans le sable rouge et frais des cercles, des camps, qui se raturent et se chevauchent, la guerre. Tu la joues collective, t’es contente pour les coureurs, bla-bla. Si t’as de la chance, ça peut déstabiliser les plans de Luke qui te voit comme quelqu’un de fier qui ne supporte pas le sabotage. Dans tous les cas, tu as une fenêtre ouverte pour te faire bien voir auprès des blocards.

Eden, elle réfléchit tout haut. Elle réfléchit assidument. Comme pour un devoir.

Quand tout le monde sera passé outre, ce sera le bon moment pour révéler la supercherie. Eden ricane avec plaisir. Il faut juste qu’on trouve le lanceur d’alerte. Pourquoi pas un Alfie ? ou quelqu’un d’autre qui n’a plus rien à perdre ?

Eden rit, exprès, derrière sa main, ses yeux brillent d’un éclat attendri.

Ma pauvre Fang. Tu comprends bien que justement parce que tu te démènes en voulant faire les choses honnêtement que tu es la cible d’un Luke ?

Elle tapote son épaule, Eden, elle masse ces omoplates déçus, désabusés, de la coureuse infatigable. La désillusion suinte des pores de sa peau et des inflexions de sa voix. Elle ressemble aux orages lourds de l’été ; Eden frissonne parce qu’il n’y a que les états d’âme du ciel qui peuvent l’atteindre.

Tu as raison. Assez d’imbroglios stratégiques pour toi.


Ils essoreront ton âme avant que tu décroches ton triomphe.

Oublie Alfie. C’est trop proche de Luke. Ca va foirer…

Soupir. Les ridules à son front témoignent de son intérêt pour la teneur politique de cette trahison.

Tu sais que je peux te filer un coup de main. Mais j’ai l’impression que tu as surtout besoin d’une oreille en ce moment. Arrête-moi si je me trompe mais tu n’as toujours pas digéré donc se projetait sur ce que tu vas faire c’est trop tôt ?

Eden s’assoit sur le dossier du banc et commence à tresser les cheveux de Fang.

Hum… ? Bon alors. Raconte-moi en détail. Comme s’y est pris ce fils de pour te la mettre à l’envers ?

C’est une vision un peu binaire du monde…soit. De toute façon, il n’y a pas d’obligation et il n’y a rien de pire qu’une robe magnifique avec les mauvaises mesures.

Une des raisons pour lesquelles Eden s’obstinent à choyer les costumièr.e.s, soucieuse d’offrir à chaque représentation un petit défilé de mode depuis le rang des figurants. Le décor nocturne les isole autour de la lumière du lampadaire qui pare le visage de Fang d’une belle profondeur. Le récit de sa trahison qu’elle vit ne sera jamais aussi joli sous cet éclairage maladroit et tapissé par l’odeur amère du tabac.

A ta place j’aurais été verte de rage. un rire, à sa place, face à l’humiliation publique, Eden aurait soigneusement réfléchi sa vengeance, pris de l’élan même. C’est toujours une bonne chose d’attendre. Après, si tu veux vraiment passer l’éponger, je ne vois pas trop comment t’aider. Eden déplie ses jambes pour que ses talons la tiennent en équilibre contre le dossier du banc.

C’est quand même ton grand-frère. C’est vachement décevant qu’il préfère ses petits potes de la nurserie à toi qui fait partie de sa maison. Tu crois pas ? jeter de l’huile sur le feu n’a jamais été aussi délectable.

Ses doigts papillonnent de la peau de Fang aux lattes du banc. Les nœuds sont de jolies déformations. Un soupir meurt avant ses lèvres. Eden n’a pas le droit d’être compétitrice. Les rapports de force qui peuvent diviser sur le court sont moins clairs entre les classes. Le fossé qui sépare le sans étoile du premium réside dans l’incompréhension à ses yeux. Pour être rivaux, il faut d’abord être égaux.

…je ne sais pas aujourd’hui, tu es sous son contrôle. Le jour où tu pourras lui faire de l’ombre, tu penses qu’il se réjouira ?

Elle-même n’a pas la réponse. Avec ses doigts gantés, elle touche ses tempes pour sanctuariser ses pensées. Il faut comprendre Fang. La dévotion et la sincérité de son éthique sont presque absurdes et pourtant, Eden la jalouse, prend conscience des fêlures à son masque et de la perfidie de sa soif de reconnaissance. Son sourire se tord en grimace, et elle espère, un vœu pieu que l’éclairage ne révèlera rien de son sentiment de petitesse.

Oui. Si tu gagnes une étoile, tu seras la coureuse la plus reconnue de notre génération après Alfie. pourquoi les coureurs ne sont-ils pas plus étoilés. pourquoi le peloton du Salut ne bénéficie pas d’une reconnaissance supérieure du Père. Elle secoue la tête pour s’ébrouer de ces idées affreuses, ces idées qui lui rappellent le visage d’Abyss…je t’encouragerai alors.

Un sourire, un baiser près de la pommette, là où le sourire des yeux chatouille ses lèvres.

revoyons-nous dans mois. Luke et Alfie n’ont pas fini de se déchirer au Panic!, peut-être qu’il va se produire quelque chose d’intéressant.

Debout, Eden tire sur son short court non pas pudeur mais par réflexe anxieux.

Je vais faire quelques tours. J’ai besoin de me vider la tête.

C’est son tour de partir sous prétexte de quelques foulées.