amazed

it’s been decided how we lose

dans l'odeur du jour il n'y a pas la peur. c'est une matinée habituelle ; elle n'a rien de spécial, et en cela je l'apprécie. il faut sortir les vaches, nettoyer les box, remettre de la paille, ajouter du foin, changer l'eau. il faut balayer, il faut aller voir les ruminants, il faut un peu les cajoler. il faut les emmener dans la salle de traite, mettre des gants, obtenir les premiers jets, nettoyer les trayons, poser la trayeuse, laisser le lait s'écouler, décrocher l'unité de traite, désinfecter, les faire sortir. il n'y a rien de spécial. rien d'inhabituel.
alors je m'y attèle et je nettoie. ce n'est pas très stimulant mentalement. c'est donc une tâche qui me convient. il y a trop de choses auxquelles réfléchir pour s'en ajouter au travail.
alors moi je ne pense à rien et je pousse, comme tu dis, la brouette remplie de fange et de tout ce qu'il faut évacuer de l'étable. je marche sans la moindre pensée négative, sans la moindre crainte ; pourquoi le devrais-je ? ce qu'on m'a fait de mal, je l'ai toujours pardonné. j'ai jamais appris. je me pense trop inhumaine pour me faire avoir encore. pour que ça ait des conséquences quelconques.
la chute n'est pas immédiate. il y a d'abord le déséquilibre qui ne fait pas de sens, qui n'a pas de raison, qui est là sans que je ne le comprenne -que je cherche à expliquer plutôt qu'à annuler. le corps tangue, et si mon poids permet de me garder sur terre, c'est lui aussi qui se penche dans le trou du lisier, des choses qu'on veut jeter, des restes qu'on laisse pourrir jusqu'à ce que ça soit à nouveau utile. je ne pense pas quand je travaille mais je me suis déjà dit ces choses-là.
la chute n'est pas longue. je ne la réalise pas de suite, même les mains pleines de fange et de liquides malodorants -je me dis d'abord putain, pas ma veste, ce qui démontre encore un instinct de survie négatif, qui n'a pas changé depuis des années.
dans le mélange de choses, je m'enfonce doucement. j'en connais la profondeur. je sais qu'elle me dépasse. il faut ressortir par l'échelle. je peux le faire.
ta voix n'a aucun sens. jusqu'ici, ça ne m'était même pas venu à l'esprit qu'on ait pu me faire ça consciemment. pourquoi ? ça n'a aucune logique, et pourtant, pourtant je suis là, à flotter sur un iceberg de merde, à écouter un type faussement inquiété qui me demande si je veux être aidée. euh ... je vais essayer de sortir par l'échelle.
je me retourne. dans le mouvement, le niveau d'immersion monte. merde. littéralement. reste calme, tay. la panique n'aidera pas. l'agitation non plus. il ne faut pas trop bouger. si je bouge je m'enfonce. alors je regarde juste les bords -ah, elle est pas là. de ce côté non plus. celui d'après est vide. le dernier aussi.
il n'y a pas d'échelle.
ahaha.
comment ça y a pas d'échelle ???
putain y a pas d'échelle. je sais pas comment je fais pour rester calme. la phrase est posée et son écho ne vient pas de moi. j'ai pas pied, je vais couler. c'est une réalisation. je vais couler ! il n'y a pas beaucoup de temps avant que ça ne soit le cas. lance-moi un truc, quelque chose, pour que je puisse remonter !! un truc résistant, ok ?! rester calme. rester calme. quelqu'un est là. les gens s'entraident. les gens sont bons. il faut se dire ça.
il faut se dire ça sinon je coule de toutes les manières.

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oui,
je sais,
il n'y a pas d'échelle.
j'ai envie de lui hurler après l'instant d'incompréhension, après le choc de la voix légère, presque blagueuse ; ah ! il ne voit aucune échelle, tay ! quel dommage ! il ne reste plus qu'à te NOYER !
mais c'est pas lui l'important, l'important c'est le niveau d'eau, c'est le pantalon qui s'alourdit au fur et à mesure que le liquide s'y imprègne, c'est tout ce qui m'entraîne vers le fond, je regarde et je vois en moi les yeux des vaches qui roulent frénétiquement quelques secondes avant la mort, alors même qu'elles rentrent dans l'abattoir, parce qu'elles savent.
et moi aussi je sais.
moi aussi je sais qu'il ne me jettera rien, même s'il y avait une corde il la garderait pour lui, moi aussi je sais qu'il n'appellera personne, même si je lui demande, moi aussi je sais qu'il demande si j'ai pied mais qu'il le vérifiera bien par lui-même ! qu'il comptera la fréquence des bulles quand on ne verra plus le haut de mon crâne ! qu'il regardera de plusieurs angles, juste pour s'assurer qu'il m'a bien tuée !
MAIS QU'EST-CE QUE TU FOUS GARS, sors-moi de là, c'est pas drôle, arrête, si c'est un putain de panic, j'ai pas signé pour, ok ? c'est pas comme ça que ça fonctionne, tu veux perdre une étoile ? c'est la seule menace que j'ai parce qu'au fond je ne pense pas que ce soit si grave. je ne suis même pas vraiment paniquée à l'idée que je mourrai avant le Paradis. moi je veux juste pas souffrir. je crois que j'ai assez souffert. c'est la seule tendresse qu'il me reste à mon égard.
alors j'essaie -je me rue contre le rebord et je tape, je tape d'une force phénoménale, d'une force de métal, j'essaie de trouer l'acier bien construit et je me sens carcasse mal agencée, je me sens faible, d'une insuffisance depuis longtemps dans ma tête qui se répand enfin au reste : qu'importe ce que je fais, c'est trop tard, hein ?
c'est trop tard depuis le premier jour.
le front contre la paroi, le torse commence à couler.
dans ma nuque, un frisson qui remonte. la peur prend son dû, aussi doucement que je m'enfonce. je la laisse faire. je préfère la disparition à la suffocation.

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c'est pour mon bien.
c'est pour mon bien ! me dit cet inconnu, cette figure à peine identifiée, ce gars-là à qui j'ai parlé cinq fois dans ma vie ; pour mon bien, dit-il, inconscient de tout ce qui se passe au-delà de l'armure, de ce qui me fait rire et de ce qui me fait pleurer.
c'est tout une négation de moi que j'entends à peine entre les sanglots. je crois que j'aimerais mourir. je préférerais à l'éternité d'une coquille vide qui porte mes traits. pourtant, j'en suis convaincue, même si l'organique quitte ma peau, la machine du vivant continuera sans moi. je me demande quel caractère j'aurai. est-ce que mon souffle aura la même tonalité que la Voix, est-ce que mon corps aura la même flexibilité que les autres machines, est-ce que mon cerveau aura le même humour que moi ? est-ce que, cette autre moi, elle aimera magda comme moi je l'aime ? est-ce qu'elle prendra soin d'elle ? est-ce qu'elle saura enseigner la boxe ? est-ce qu'elle verra au premier coup d'oeil celleux qui ont besoin d'aide ? est-ce qu'elle fera peur aux vaches ? est-ce qu'elle se souviendra de tous leurs goûts avec amour ? est-ce qu'elle ira voir jude pour se faire réparer, est-ce qu'elle conseillera castor comme il faut, est-ce qu'elle convaincra james de partir, est-ce qu'elle pardonnera sohan, est-ce qu'elle dira à robin qu'elle la déteste, est-ce qu'elle s'entendra avec les autres fermières, est-ce qu'elle pleurera en décembre, est-ce qu'elle sera vivante, est-ce qu'elle aura des sentiments, est-ce qu'elle deviendra quelqu'un d'autre ?
t'as tord. moi je vais mourir. c'est juste que ça ne change rien pour toi.
la boue m'enveloppe. le liquide souillé ne me rappelle pas du ventre de ma Mère. à cet instant, je ne suis plus sûre d'être née. peut-être m'a-t-on menti. peut-être qu'on m'a fabriquée. peut-être.
je ne bouge pas. il n'y a pas de bruit. la pompe de ma ventilation a arrêté de fonctionner. mon cœur ne fait pas de bruit. l'huile de mes veines coulent dans les tuyaux aux faces lissées. il n'y a que mon esprit. il ne reste que les souvenirs. les bateaux sont faits pour couler une fois qu'ils ont assez navigués.

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la noyade sera longue.
je le sais déjà : mon corps s'optimisera bien plus que les choses flasques et molles où les autres habitent. il tiendra le plus longtemps possible. c'est comme ça qu'il est programmé. je crois que je ne souffrirai pas. la douleur ne sera que dans mon esprit. je ne peux pas pleurer. c'est une évidence qui me vient alors que mes yeux se recouvrent du voile du métal. je pourrais les ouvrir, regarder le noir et la merde qui flotte dans cette eau de fin de vie, de conscience, dans ce lisier nul qui fera rire celleux qui parleront de ma fin. eh. au moins on se rappellera de moi avec un sourire sur le visage.
moi j'veux pas qu'on pleure pour moi. j'pense pas que je le mérite. j'ai jamais rien fait d'extraordinaire. j'étais juste là. j'sais pas comment le dire. je crois que je regrette un peu, de pas ... j'sais pas. de rien être devenue. j'ai jamais changé. j'ai jamais trop aimé qui j'étais. c'est trop tard, de toutes façons. je crois qu'en un sens je suis soulagée. j'passerai pas le jugement du paradis. mon existence ne finira pas sur une déception. i can roll with that.
j'sens pas la pelle. j'pense que c'est juste un autre bout de paille, de fèces, j'en sais rien, j'veux pas trop réfléchir à ce qu'il y a là-dedans, c'est déjà assez humiliant -c'est l'insistance qui m'agace. je cherche le truc avec la main pour l'enlever. j'veux avoir mes dernières pensées en paix, ok ? mais c'est pas -c'est pas sensé être là, ça. je sens les contours de l'objet, reconnaît le métal de l'autre objet qui se trouve là-dedans.
une pelle. j'imagine que c'est lui. j'sens les mouvements, l'insistance. il est stupide. je suis beaucoup trop lourde pour lui. c'est pas grave. il m'offre une dernière satisfaction avec ce plan débile.
je prends la pelle entre les mains et je tire. fort. brusquement. j'attends de sentir les remous d'un autre qui tombe dans ce merdier sans fond. je trouve ça bien peu cher payer, mais au moins il puera pendant deux jours. pour le reste ... pour le reste, je m'en remets à l'Enclave.

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il ne faudrait pas ouvrir les yeux mais elle le fait -dans les eaux brunâtres, dégueulasses et horribles, l'auréole du jour paraît bien loin. collée au sol comme les pires des sangsues, comme une statue oubliée là depuis quelques millénaires, comme une chose trop avancée pour son temps qu'on puni parce qu'elle nous fait peur. elle voit ! les canaux de captage ne sont plus gênés et elle voit au-dessus d'elle la silhouette découpée sur la toile du ciel jaunâtre, couleur papier recyclé. quand tu plonges, les bulles ne lui font rien. quand tu viens la trouver, quand tu la palpes, quand tu vas chercher ce que tu veux, et non plus ce qui existe, elle ne fait que suivre d'un pas étrange.
la fille a l’intérieur ne sait pas ce qu’il se passe. la carcasse suit le mouvement mécaniquement -elle monte l’échelle, se retrouve dehors. l’air est frais dans ses poumons. les odeurs ont du être désactivées, sinon elle sentirait surtout la pourriture. elle n'est pas fatiguée. elle se tient debout, ici, comme elle l'était au fond du bassin. elle regarde droit devant elle. à ses pieds s'accumulent une petite mare puante et diversifiée.
le ciel lui paraît fade.
la carcasse ne fronce pas des sourcils. à vrai dire, elle ne fait pas grand chose.
tay voudrait pleurer, mais elle n'y arrive pas. elle n'est pas là, probablement. ce n'est qu'un cauchemar. elle ne sent pas contre sa joue le vent qui chante, elle ne voit pas au loin les blés mûrs que magda lui mettait dans les cheveux, elle ne se rappelle plus des noms de ses vaches. c'est un cauchemar !
dans le rêve elle serait morte.
tay voudrait pleurer. mais elle n'y arrive pas ! les poumons pompent l'air au même rythme binaire, les paupières ne clignent même plus, les sourcils ne se froncent pas. le corps est lourd. le corps est si lourd ! et elle sait que si elle demande, la carcasse retournera dans l'eau.
elle en ressortira quand elle ne tiendra plus. c'est ainsi que les choses sont programmées.
tay ne veut pas parler. elle a peur d'entendre sa voix. tay ne veut pas bouger. elle a peur de se voir. tay ne veut pas ---elle a peur de ne plus avoir son corps.
enfin, le métal te regarde. c'est ce que tu voulais. alors admire-les ! du mieux que tu le peux, fais-en quelque chose, dis un truc qui expliquera tout, mets du sens dans ce qui est là ! mais tay, derrière l'inox et toutes les autres choses qui l'enferment, sait que ce ne sera jamais assez. elle ne te laissera pas inscrire tes mots en vérité de nouvelle née. elle voudrait pleurer, elle ne fait que partir.