amazed

On m’a parlé de ton chagrin : on me l’a raconté, traduit en bruissements d’ailes et phéromones, dans ce langage secret que je partage avec mes ouvrières. Tu aurais dû savoir qu’elles ne me cachent rien, et qu’en venant chercher abri dans ce village qui est le leur, près des serres où poussent toutes nos fleurs, elles viendraient me chercher.
Je suis heureux que tu trouves là un refuge — ça sent le miel et le pollen tombé à l’entrée des ruches, et le vrombissement constant des ailes fait un bruit blanc, un chant d’amour comme un cœur unique qui bat au rythme des saisons. Il fait chaud, aujourd’hui, et j’ai peur que la cire fonde, et que les cathédrales d’alvéole s'évanouissent dans une crue de gelée claire : il faut traiter avec diligence ces civilisations minuscules qui sont au bord de l’extinction. C’est à l’ombre des nefs de cire que naissent les larves, et c’est au grand soleil que s’accomplissent les nymphes, quand elles deviennent adultes.
Toi aussi, tu sors tout juste du couvain, et rien ne justifie une si grande peine : tu devrais profiter de ce nouveau soleil. Je me mets face à toi sans bloquer le jour, et si tu lèves les yeux vers moi, tu rencontreras les rayons vifs de midi. Phil, c’est ça ?

Moi, je suis diligente, et c’est pour cela qu’on me confie le rythme des saisons — mes pouces impriment dans la terre le sceau du Père suprême, et notre vie (la mienne, celle des autres), se déroule à mon rythme. Tu te caleras, un jour, sur cette musique jouée par mes sens, et tu te trouveras alors en harmonie avec notre monde entier.
On est près des ruches, ici, tu devrais faire attention. Les abeilles ici sont toutes dociles, mais on ne sait jamais, et j’aimerais éviter les pertes.

Je ne me présente qu’à ceux qui le demandent — ici, dans mon royaume, mon nom est celui d’une figure tutélaire que chacun connaît, et que les hébétés viennent prier sans savoir mon visage. Ici, on sait que mon chant appelle aux ruches, que ma sueur sent le sucre, et que mes lèvres brillent du même miel que régurgitent les ouvrières. Je tire une satisfaction certaine à me savoir faire partie du paysage agricole au même titre que les champs de blé ou les pâturages, et à m’isoler ainsi de l’humain par mon appartenance à la nature. Je me suis baissé, pour appuyer ma main droite sur l’épaule de Phil, et dessiner un lien physique d’elle à moi, ou de moi à elle. La ligne est tracée comme un coup d’épée à l’aube de sa nuque, et sa dévotion future gît précisément dans le centimètre de peau de mon pouce qui touche la peau de son cou — c’est un contact anodin qui ressemble à un hasard, et qui porte pourtant les premières lignes de ma religion. Je ne parlais pas de ça — je ne veux pas que tu te fasses piquer.

Je me redresse, et j’entends vibrer à mon oreille les ailes d’une ouvrière, dont le travail diligent n’est pas soumis aux horaires de l’Enclave, mais à la longueur du jour ou au sens du vent. L’air est doux et la brise vient de l’Est — seul le soleil brûle la nuque et le dessus des mains. Je lève mon index comme pour prêcher, et j’y accueille l’abeille : je sens son duvet contre ma peau calleuse. Elle rejoint ma paume, que j’ouvre vers le ciel. Après, leur dard s’arrache, et elles meurent. Tu le savais ? C’est pour ça que je fais attention, pour qu’elles ne soient pas stressées. J’abaisse mon bras pour montrer l’abeille à Phil. Elle s’envole. Je ne veux pas qu’elles meurent, pas comme ça.

Je me suis assis à côté d’elle : tu vois, moi aussi je m’abaisse au niveau de la Terre. C’est toujours à nous de la rejoindre — j’espère qu’au Paradis, la terre sera belle aussi. Pourquoi tu veux rester là ? Tu ne veux pas travailler ? C’est trop dur ? Ça va venir, ton corps va s’habituer.

Oui, c’est cruel.
Je le dis sans accusation : je sais que le monde est cruel, et qu’il en va ainsi. Je sais que les abeilles meurent pour la défense des ruches comme elles meurent au nom du passage des mois, et que l’écoulement du temps porte en lui sa propre violence. J’apprécie que Phil reconnaisse au cycle infini de la création cette cruauté évidente, et qu’iel reconnaisse aussi notre part dans le dérèglement de l’ordre des choses. J’ai de l’affection pour elle : elle n’a que vingt ans. Iel apprendra. Certaines personnes ici n’accordent pas beaucoup de valeur à la vie des abeilles. Ça me fait de la peine. Tu sais qu’ils les utilisent pour Panic ? Nos épaules se touchent presque ; pas assez pour que la chaleur de son corps passe au mien, mais suffisamment pour que mon existence dans le rayon immédiat de l’existence de Phil soit une évidence. À chaque fois, on perd des colonies entières.

Je ne dis rien de secret, mais cette conversation est, par notre disposition, de l’ordre de l’intime. Le bourdonnement des abeilles autour de moi m’endort et, à travers mes yeux mi-clos, je vois la ligne rouge des coquelicots se mélanger avec les bourgeons violets fades de la lavande. Les herbes hautes, que nous laissons en friche derrière les serres pour que les ruches les plus faibles puissent s’en nourrir, forment une barrière entre nous et le reste de l’Enclave. Il règne ici un silence qu’on ne trouve pas ailleurs, et qui me permet de saisir le détail des vibrations de chaque abeille. Je vois. Je tourne la tête vers elle. C’est difficile, mais c’est gratifiant, tu verras — on se sent vraiment utile. Il y a quelque chose de beau, dans le travail de la terre, qu’on ne trouve pas ailleurs. Je sais que nous sommes assez proche pour que ma présence même l’apaise : je sais qu’elle aussi, comme toutes les ouvrières autour de nous, est sensible aux phéromones que seules les reines produisent. L’air porte une odeur de sucre, que le vent tiède balaye vers les champs. À quelle tâche tu es assignée ? Est-ce que ça t’aiderait que je te change de mission ?

Phil est une gentille fille : voilà tout ce qu’il y a à en dire. Je lui trouve la bravoure sincère et obligatoire que je reconnais chez les bêtes ; cette béatitude bovine, charmante, est la preuve d’une ingénuité qui me touche. Je trouve cela mignon — je ne crois pas que cela soit condescendant de ma part. Mon affection est très tendre.
Je crois aux vertus profondes de l’humilité dont Phil sait faire preuve – par l’obligation, encore, d’une naissance insignifiante – et qui justifie sa présence ici, dans ma cathédrale, où les vapeurs d’encens se transforment en phéromones et où l’eau bénite est épaisse comme le miel. Je vois sa nuque brûler prendre la couleur vive du laurier-rose : je me lève pour me mettre entre ellui et le soleil. Je vois. C’est bien.

Tu as encore de l’énergie ? La matinée est bientôt finie — on peut aller voir les fleurs. Il faut toujours commencer par la terre : je te montrerai les parterres infinis de pavots, d’hémérocalles et de chélidoines, qui dessinent au ras du sol un dégradé de teintes chaudes qui appellent le jour. Je te montrerai les étendues de nos plantations, dont la beauté parfaite révèle l’ardeur de notre travail. Viens. Je t’expliquerai comme toutes ces choses ne nous appartiennent pas, et je t’apprendrai à les servir — je t’apprendrai à donner au sol toutes les parcelles de ta personne, ta sueur, ton sang, pour inscrire ta dévotion en héritage.
Et un jour, un jour, tu pourras les rencontrer ! ces milliers d’ouvrières qui vibrent autour de nous, et qui portent dans leur duvet la beauté entière de notre monde.