amazed

C'est l'été à la ferme. On tourne en rond autour de larges feuilles et j’ai peur que cette ombre fraîche et aimable me cache tout ce que je dois voir de toi. Leurs odeurs lourdes de verdure me distraient et, lorsque je tombe sur toi, ça me surprend comme une fleur sauvage sur mon chemin, comme le but de mon trajet.

La surprise dure une seconde : mes doigts tressautent sur la tablette que je tiens entre quatre doigts et le temps qu'il me faut pour la déverouiller, le temps que la lumière bleue se dilue sur mon visage dilue la surprise dans le même mouvement, quand je te regarde, je fais déjà un peu partie de ton paysage, je ne te salue pas autrement que du bout des yeux, mes yeux bleus artificiels.

Les jardins sont trompeurs. Tout est aligné, carré, ça m’a frappé quand je suis venue ici les premières fois — je me suis dit qu’autant de rigueur n'était pas ce que j'imaginais du plan de la ferme idéale. Ma ferme idéale déborde, c'est pour ça que je ne travaille pas ici  — sur un plan du moins ; car, à la verticale, la nature crée encore des formes sincères. Debout, nous en faisons un peu partie, je crois.
Je compte.
Je vois que tu n’es pas très efficace. Je vois même que dans ton manque d’efficacité, il y a une régularité là aussi contre-nature.
On travaille moins bien quand on va contre soi, et surtout on est plus malheureux alors tu n'as pas à me remercier mais, voilà, je dis ça comme ça.
Comme ça :
Phil, je dois te parler.
La phrase tendue comme un fil de soie entre toi et moi. Je la dis lentement pour ne pas m’y prendre les pieds, et arriver toute emmêlée aux tiens, je me tiens incurvée au milieu des plantes, comme une énième grande herbe disciplinée de ce jardin mais qui ploie sous la force du vent soufflant toujours doucement!:.

J’imagine que ma voie soyeuse c'est un peu ça : des fils très fins dans le vent qui effleurent et chatouillent jusqu’à ce que ce soit insupportable. J'ai remarqué que ton rendement était en baisse les jours de contrôle, déjà qu'ils ne sont pas toujours excellents... Je me ploie pour indiquer sur ma tablette, du bout du stylet, le tableau de la semaine dernière. Tu vois. Et la semaine d'avant, mi-juin. Et d'avant encore, début mai. Entre trente et quarante pourcent de moins environ. C'est... beaucoup. Je ne te vois jamais utiliser ton pouvoir, qui t’est pourtant utile selon ce que tes co- ce que les autres fermiers ont dit de toi. Je me demandais si ça avait un lien. Et, en trop, les yeux levés sur sa mâchoire droite comme une tige de roseau : Est-ce que tu peux me le dire ?

Si c’était agréable je n’aurai pas à me pencher en grinçant dans la tendresse de ton domaine, je n’aurai pas à te voir la nuque blanchie par la honte et le grain salé de ta sueur — je vois que tu travailles hargneusement pour m’éviter. Ce n'est pas officiellement mon travail de te regarder souffrir mais un vice professionnel qui, il me semble, permet d'évaluer les réelles compétences des blocard-es. Tu travailles trop dur pour compenser et peut-être, par un amour de la terre, mais avant tout par désamour de toi.
Et ça n'est jamais suffisant car tu es faible. C'est ce que disent les chiffres. Si c’était agréable on serait restées, toi et moi, à quelque chose d’agréable et gentil. Moi je suis embarrassée et toi pire que moi car tu es ouvertement faible et c'est mon métier — et par delà mon métier : ma vie — de te dévoiler ça, de t'ouvrir le cœur à tes faiblesses.

Alors pardon mais je vais continuer.

Mais si je ne viens je ne peux pas voir que tu avances et le noter. Une de mes mèches ondule d’un air d’acquiescer à ma remarque, ça me rassure de faire ça. Ça fait du bien de se donner l'impression qu'on m'écoute. Je verrouille la tablette et la garde à deux mains devant moi, je reste debout, élégante ployée, en imparfait contraire de Phil qui sue au soleil. Si je viens pas… Ça sera quelqu’un d’autre qui viendra, alors-
Alors
Pardonne moi mais je vais continuer.
Je fais une expression vraiment poupaine là, pleine de vide, de porcelaine, les sourcils arqués et la bouche tendue. Les poupées ne parlent pas mais elles fixent tu sais. Même dans les jardins tu n’es pas à l’abri : je veille.
Tu n'as même pas à me pardonner, même si j'aimerai. J'attends, là, que tu me dises même que c'est ma faute, sans te relancer, car cela doit venir de toi. Je ne dois exister qu'en réaction de toi et de tout ce qui déborde de toi, et j'observe tout ce qui me permet de t'approcher sans me trahir.