amazed

Il s'était allongé par terre, très exactement dans l'axe de l'ornière où il avait établi refuge, tempe alignée sur l'horizon, attendant que la file indienne apocrite rentre tout simplement à l'intérieur de sa gueule béante.

C'est qu'elles étaient attirées par les vestiges de sucre qui hantaient ses babines, et faute de savoir retrouver chemin jusqu'à la fourmilière mère, la plupart se dirigeait en un suicide collectif dans l'abîme de sa gorge.

Finalement,
n'était-ce pas là l'allégorie de toute vie sur terre.
La représentation d'un seul et unique chemin, celui qui mène jusqu'à la glotte des enfers.

Loup ignore les derniers blocards terminant tout juste leur service au potager.
Il ignore le temps qui passe. Le soleil en déclin.
Il ignore même que se jouent les tambours d'une fête non loin, à laquelle on ne s'attend pas à le voir.
À laquelle on préfère en réalité qu'il ne vienne pas.

Quelques fourmis s'égarent, escaladent l'ourlet de sa lèvre supérieure jusqu'à arpenter l'arête de son museau. Comme les ours et leur miel, il récupère les rescapées d'un revers de main. Mais là encore, les ouvrières s'échinent à fuir, courent sur le pourtour de ses phalanges à moins que la langue de Loup ne soit plus rapide et ne les pêchent au vol.

C'est le moment que choisit une fée -- n'en a-t-elle pas tout l'attirail -- pour le rejoindre.

- Hmm,

Il savoure.
Le chatouillement des milliards de pattes sur sa langue le pousse à avaler plusieurs fois de suite. À mettre du temps à s'apercevoir que Max est en train de lui parler.

- La charcuterie ?

Car il existaient ces mots-clés, capables à eux seuls d'interrompre Loup dans toute activité -- hormis celle de manger.
Sa nuque se redresse et quelques criminelles à six pattes débordent de ses mimines. Elles s'engouffrent désormais dans le pli de son épaule et Max parvient à en chasser quelques-unes.

- J'ai faim,

Son visage fondait en une de ces expressions chagrinées qu'on associait aux enfants.

- c'est pas assez ce qu'ils donnent dans les assiettes.

Et puis, avec les fourmis
il ne fait de mal à personne.
Il ne taille aucune peau, n'ouvre aucune cage thoracique.
N'arrache pas ses organes à l'innocent près des poubelles.

Toujours roulé en boule sur le côté
le sillon des insectes accapare son attention,
si bien qu'il ne remarque pas Max arriver avec des accessoires que l'apparence de Loup ignore depuis longtemps.

- Max, joue avec moi !

Son intonation s'envole, comme un feu d'artifice,
et il semble qu'un peu de lumière a éclos sur le visage de Loup.

Pendant que Max lui parlait, il sentait encore le piétinement des êtres miniatures sous son palais.
Loup avalait, goutte par goutte, son sirop noir en différé.

Il ne sait pas s'imaginer à la place de Max.
Il ne sait pas s'imaginer autre chose que Loup.

- Une fête ?

Danser, des spectacles comme au cinéma.
Peut-être que c'est comme ça que Max veut jouer ce soir.
Loup, redressé à la verticale, regarde les traits de Max s'agiter sous l'engouement. Il voit les paillettes sur ses joues, ça brille un peu, ça donne des airs illuminés à Max. Encore plus que d'habitude. Loup voit la teinte rosée tamponnée sur les pommettes et puis l'arc de cupidon d'où s'écoule le reflet d'une couleur scintillante.
Tout ça interroge beaucoup Loup dont le visage s'incline, l'œil qui se plisse puis s'éloigne.

- Pourquoi t'as des paillettes ?

Les paillettes, Max en avait des pots complets dans sa chambre. Il croyait que c'était pour les dessins.
D'ailleurs.
Max a-t-elle gardé le dessin de Loup et la mer ?

- Je sais pas danser. Comment on fait ?

Il y a des règles ? Des conventions ? Comment on fait.

- D'accord.

Le cinéma.

- Je peux être un cow-boy ?

Avec le chapeau, le foulard et le revolver.

Il y pense très fort quand Max lui attrape la main pour l'entraîner vers les gros réservoirs et les bidons d'eau.
Dans les flaques qui bordent la serre
le reflet de Loup peinturluré de fange s'y imprime à l'envers.
La pudeur n'ayant jamais été son apanage
il se débarrasse du haut, du bas, des semelles, de tout. Il s'en moque.

C'est seulement quand Max amène le reptile d'un tuyau que sa pupille se dilate.

- Hé--

Le jet émerge, s'éclate à ses tibias et, déjà, la vase s'écaille puis dégouline, sillonne entre la fourrure blonde, fait réapparaître un teint de peau clair, presque un peu rosé. Mais peut-être est-ce juste l'impact de l'eau contre son os.

- C'est froid !!

Il se dandine un peu, marche dans la boue et recule, dos contre la tôle.
Loup, il aurait préféré la rivière.

Face à la question ciblant l'origine de son maquillage à l'épaule
le cou de Loup se plie, et il observe, à son tour, la galaxie qui s'est creusée à son acromion.
Avec les jours, l'épiderme s'est recousu de lui-même, déguisant ce qui fut la morsure d'un être chétif dont les canines qui s'étaient voulues meurtrières n'avait pas excédé les deux centimètres de profondeur dans sa chair.

- Je sais pas comment il s'appelle.

Il l'a peut-être su, mais le prénom a été dévoré lui aussi.

- Il était plein de mouches.

Je les ai mangées !

- ... Mais j'ai fait une bêtise.

Je les ai mangées.

Et s'il y avait vraiment eu du loup en lui,
on aurait vu ses oreilles de canidé s'abattre sous la honte.

- Luke... Il va être en colère...

L'eau ne semblait plus si froide, à présent.

- Mais t'es déjà belle.

Loup ne comprenait rien aux artifices qu'on se badigeonnait sur la figure.
Pas plus qu'il ne comprenait les marques de guerre
ou le maquillage de Pierrot.

Depuis toujours
Loup ne se grimait que du sang de ses plaies et de ses proies.
Là était son plus splendide fard. Ses paillettes les plus reluisantes.
Il brillait de la chair des autres.

Danser.
Si danser est comme jouer,
alors Loup l'a sûrement déjà fait.
Sans s'en apercevoir. Sans donner de nom à cette pratique.

- Je veux être un vrai cow-boy ou un super héros.

Je veux être comme Luke.
Je veux être fort.

- Mais dans la rivière, il y a des poissons.

Et dans les poissons
il y a la vie.
Dans la vie, il y a le sang.
Dans le sang, il y a son maquillage.

- Kafka,

Il répète.
Comme il répète quelque chose qui semble important.
Kafka
c'était le nom de toutes ces mouches réunies ?

- Kafka il m'a mordu.

Sa main remonte jusqu'à la fosse de son cou,
y palpe l'arc de cercle maudit et ses couleurs bleues.
Un autre maquillage, là aussi.

- J'ai pas eu mal.

J'ai rien senti.

- Mais j'ai mangé toutes ses mouches. Et...

Et après...

- ... il y a eu...

Le voile monochrome.

- J'ai pas envie d'en parler.

Son visage remue, chasse le sujet.

- Je veux pas que Luke il soit en colère.

Ses mains autour des hanches de Max ont écarté un peu du chagrin.
Le contact, chaud et délicat, fait descendre ses yeux sur les courbes de la sirène qui s'est approchée de lui.
Loup y contemple les détails sous la mousseline légère.

Il ne regardait jamais les filles.
Il ne regardait jamais les garçons non plus.
Il ne regardait pas de cette façon.

Un peu de son amour se mit à battre juste sous ses côtes.
L'eau atténuait la chaleur qui grimpait à ses joues.
Les corps s'étaient mis en mouvement, comme une vague.
Loup avait déjà pris toute l'eau.
Peut-être qu'à cet instant
Max était une de ces créatures marines qui y voyageaient.

Alors c'est ça
danser.

- Comment on sourit ?

Ce n'était pas une consigne ordinaire.
Ce n'était pas un geste à faire dans son travail.
Ignare à l'opalescence éparse qui brillait sur sa pommette
ses yeux bleus remontèrent jusqu'à ceux de Max.
Il plongeait dans ce deuxième océan.

- Max. Est-ce que moi aussi je suis beau ?

Non,
il ne voit pas.

Son questionnement s'arrête là.

Loup ne croyait que ce qu'il voyait,
et comme il ne voyait rien
alors il n'y avait pas de raison pour pousser le raisonnement.
Cela n'existait tout simplement pas.
Comme la mer,
la forêt en-dehors de l'Enclave.

Tant que personne ne lui montrerait
Tant qu'il ne verrait pas de ses propres yeux
Loup ne comprendrait pas.

- Comme ceux qui défoncent tout. Qui sont les meilleurs.

Moi, je suis le meilleur.

- Je cours plus vite que toi.

Je me rapproche de mon but.

De ses performances physiques, Loup pouvait parler.
C'était palpable, quantifiable, observable.
Luke l'avait compris.
On ne pouvait pas parler de rêves et d'étoiles à Loup.
Ces choses-là ne se voyaient pas.

C'est quand il écouta Max parler de son rêve à elle
que Loup dessina la mer.
Dès lors que sa houle se couchait sur le papier
alors Loup pouvait la voir un peu.
Oui
il pouvait y croire.

- C'est bizarre de sourire, Max.

Cela n'a rien de naturel.
Ce sont les zygomatiques qui sont dressés à l'aide de deux index.
Les muscles sont si peu usités ici, Max.
L'entraînement lui ferait plus mal qu'à ses mollets pendant la course.

Parce que le chien y voit là une opportunité de sévir
ses lèvres se décousent et deux crocs happent une phalange.
Mâchouillent avec une indélicatesse qui ne blesse pas.

Je suis beau.

Il ne se regarde jamais dans le miroir, Loup.
Il se voit dans les flaques.
Il s'est vu dans la pupille de Kafka au moment de lui déchirer la jugulaire,
et ça ressemblait à une vision d'horreur.

- Castor,

Nouvelle information.
Castor.
Ils en ont déjà parlé, de Castor.
Castor, c'est celle qui sait nager.
C'est celle qui ne fait pas grand-chose de ses journées
mais qui sait nager.

- Je suis jamais malade moi...

Pour preuve de sa résistance alimentaire
il gobe un peu plus de cette phalange.
Fait claquer à blanc l'étau de ses dents.
Sa truffe tente de remonter vers la paume.
Peut-être pour bientôt saisir le bras tout entier.

La seule chose qu'il ne peut pas avaler sans craindre de mourir
c'est la peau de Joji.

Le Bien.

Si l'on considérait Loup comme une allégorie de la Nature elle-même
pouvait-on dire qu'il avait conscience de ce que signifiaient le Bien et le Mal ?

- Si quelqu'un t'embête, je le défonce.

Le ton, aussi sec fut-il, était surtout empreint d'une irrévocable dévotion.

- Personne te fait de mal, Max.

Mais peut-être que lui a déjà fait du mal à Max sans le savoir.

- T'es belle tout le temps.

Avec ou sans sourire.
Elle était inconditionnellement belle.

Il doit bien libérer ces phalanges le temps d'articuler ses mots.
Parfois
il saisit à nouveau la pulpe d'un doigt entre ses incisives
ne perce jamais la membrane délicate qui glisse sous son émail.

Les exclamations de célébration qu'on entendait près du vespéral résonnaient comme le tambour d'un rêve. Loup y tendait l'oreille en même temps qu'il écoutait Max. Un instinct le poussait sans cesser à fixer l'horizon sur lequel glissait la crinière d'un soleil couchant.

Face à la requête d'un sourire,
le regard de Loup balaye le sol.
On dirait qu'il y cherche la strate d'une réponse à donner, des mots à dire. Le langage humain n'avait jamais été sa tasse de thé.

- Max, je--

Des doigts facétieux se glissent soudain à sa barbaque et recouvrent son épiderme en mille anguilles rieuses.
Le corps, immédiatement se tord en deux pour repousser l'offensive.

- Aaaaah !!

Son timbre grimpe en crescendo de surprise et son pas recule aussitôt dans la vase, éclaboussant ses chevilles et le bas de la robe à Max.

Le cri, étouffé dans la superposition de leurs peaux, s'élevait jusqu'à la toison et on entendait vaguement le fantôme d'un ricanement nasillard percer entre les grondements de panique. Sa face se tordait dans une expression indéchiffrable de peur, de colère et d'hystérie amalgamés.

Dans sa gorge tremblaient les cordes et entre les cordes vibrait la manifestation lancinante de la délicieuse torture qu'on infligeait à sa chair nue. Sous le poids de sa propre peine irritée, sa silhouette se tassait contre la tôle, emportant sans doute Max avec elle puisqu'il accrochait désormais ses bras dans une tentative de cessez-le-feu.

Finalement,
leurs corps enchâssés s'écrasaient dans la fange
ruinant tous les efforts de celle qui avait pris soin de s'apprêter.

Le rire était une substance particulière, abrasive, qui coulait dans ses veines comme un venin qu'il n'avait pas l'habitude d'ingérer parmi toutes les matières que Loup aimait rogner.

C'était quelque chose de perçant et soudain et s'il les avait connus, nul doute que Loup aurait comparé la sensation à un coup de tonnerre dont l'électricité statique continuait de grésiller sous sa peau même après l'assaut. C'était comme être rempli d'anguilles surexcitées dans le bassin de son calme.
Max riait plus souvent que lui, alors peut-être qu'elle avait eu le temps d'apprivoiser ces couleuvres aliénantes depuis.

Son visage se repliait progressivement dans la neutralité qu'on lui connaissait. Pourtant chaque muscle, chaque nerf se souvenait avoir été tiré soudainement et par une force rare. Le vestige qui y demeurait s'assimilait presque à une blessure tant Loup et ses quatre cents muscles sollicités par l'évènement étaient étrangers au rire.
Un marathon l'eut moins fatigué.

- Max !

Il l'appelle pour le plaisir de désigner une image qui rend hilare.
La sirène s'est approchée trop près du bord et maintenant ses écailles ont raclé la fange du littoral.
Elle ressemble un peu à Loup, comme ça.

Quand deux mains saisissent ses poignets, les talons de Loup s'activent et l'élan le projette en avant, manquant presque d'emporter une seconde fois Max en arrière et la ronde n'en finit plus.
On pouvait voir, dans ce genre d'équilibre précaire, que la force de Loup était une donnée irrévocable dans ce qui constituait sa menace aux yeux des autres.

- J'aime pas les chatouilles !

Il n'aimait pas la sensation de se sentir imploser jusqu'aux frontières de sa peau.
Un peu d'électricité statique s'était logée à la jonction de ses os.

- Moi je te trouve bien comme ça.

Il la trouve bien n'importe comment.

- Tu veux pas la rivière ?

Il la préférait aux douches communes.
Il la préférait même à n'importe quel espace de l'Enclave entre quatre murs.

- Je veux la rivière.

Mais dans la rivière
il n'y avait pas de vêtements.

Tout n'était qu'eau.

La vie, le temps, la fraîcheur, la pureté.
S'il y avait un autre élément que Loup aimait en-dehors de la terre, il n'était ni plus ni moins que le courant de la rivière et sa caresse sans fin. C'était une mère qui le prenait dans ses bras quand Loup n'allait pas bien et qu'il avait besoin d'un endroit dans lequel glisser comme on se loge dans une étreinte maternelle.

C'est tout naturellement qu'il y glissait en un souffle, faisant corps avec la matière qui se fondait à sa peau, dessinait les aspérités de sa silhouette.
L'eau avait cette qualité de pouvoir se former aux angles et à la forme qu'elle remplissait, ce que Loup ne savait pas faire. C'était, actuellement, ce qui l'empêchait d'évoluer dans la Société. Ce qui lui faisait défaut, car, le bloc de fer forgé qu'il était ne parvenait pas à s'insinuer parfaitement dans le mécanisme complexe de l'Enclave.
Il manquait une place à son nom.

Ses crins blonds disparaissent sous la surface.
Déjà, il atteint le fond.
Ses poumons laissent partir l'oxygène en tourbillon de bulles pour qu'il puisse rester le plus longtemps possible au beau milieu des pierres et des poissons.
Il en sentait les nageoires frôler ses contours.

La température basse servait à neutraliser sa fougue et ses ardeurs.
Dans les moments les plus extrêmes, elle calmait même sa faim.
N'était-ce pas là le rôle de toute mère ?

Il resta plusieurs secondes, minutes, sans donner signe de vie.
Le lit n'était pas profond, aussi on pouvait voir l'image de son corps en tailleurs onduler sous les remous, peu importe que la nuit eut étendu son rideau ébène.

Dans un instant de vie, ses paupières, qui s'étaient fermées jusqu'alors, s'ouvrirent et il chercha activement deux jambes sous lesquelles traverser en anneau de chair.
C'est ainsi qu'il se faufilait jusqu'à Max pour attaquer ses tibias sans violence, remonter à la surface dans une explosion aqueuse, et surtout

de joie.

- Maaaax ! T'as vu ? Je suis un requin !!

Et alors,
à cet instant

on entendait l'éclat de son rire à travers les frondaisons.

Le sourire, très distinct, même dans la pénombre, continuait de scintiller sous le clair de lune.

- Peut-être ils en ont mais pas pareilles que nous.

Il était rare que Loup s'essaye à la théorie quand toute donnée pour lui était empirique.

- Max, je suis bien, là.

Dans l'eau.

- Je veux pas aller à la fête.

Plus que ça : il ne voulait pas se révéler à l'Humanité ce soir.

- Je veux juste manger.

Il y aura peut-être quelque chose de bien pour lui.
Quelque chose qui ne blessera personne au cou.
Qui n'en enfermera pas un en isolement.

Les mains de Max encadrées à sa mâchoire attiraient le regard de Loup dont le bleu des pupilles ne quittait pas celui de Max. À ce moment-là, ils avaient l'air un peu frère et sœur. Leurs reflets se confondaient à la surface de l'eau.

Lentement son esquisse s'éteint, mais on en perçoit encore le fantôme aux abords de ses badigoinces. C'est que la joie a une durée limitée sur le visage de Loup.

Il ne sait quoi répondre à Max sur le fait que personne ne soit assez drôle pour le faire rire.
Quelque chose en lui pense que c'est vrai,
tout est bien trop austère et ennuyeux dans l'Enclave pour appeler en lui un état aussi pur et complexe que le bonheur.
D'autre part
il est parfois difficile d'exprimer une émotion qu'on a rarement ressentie. Qu'on ne sait comment accueillir. Un peu comme les murs empêchaient ses occupants de sortir ; l'esprit de Loup empêchait la liesse de se propager hors de son corps.

L'air frais attaque soudainement la peau. Mouillée, elle s'imprègne des degrés perdus. Il frissonne et les sillons transparents dévalent ses contours. Loup commence à éprouver le gel, mais la sensation le vivifie. Il s'ébroue, ne cesse de remuer dans l'eau, d'agiter ses muscles et faire craquer sa nuque.

Quand Max demande ce que Loup voudra faire après,
la question le prend au dépourvu.
On lui demande rarement ce qu'il veut faire, Loup.
Généralement
on lui dit plutôt ce qu'il doit faire.
Le libre-arbitre était une denrée rare dans la Société.

- On peut aller jouer dans la forêt, faire un cache-cache.

Rares étaient ceux qui acceptaient ce jeu-là en présence de Loup.

- Ou voir les ruches.

Il y a des abeilles, plein,
mais Loup se rappelle qu'il ne peut pas manger ça.

À cette pensée, son visage prenait un aspect plus sombre.
Il n'avait toujours rien dit à Max sur ce qui lui était arrivé.

Sa main se lève, rejoint sa propre nuque.
Loup y sent encore la brûlure de la main policière l'ayant arraché à son crime.

- Non pas la ruche, je veux pas.

Son corps se laissait retomber dans l'eau, comme pour y noyer ses tourments.
La pointe de son menton tapotait à la surface du miroir.
Un peu, ses yeux se levaient vers la toison. Y cherchaient des étoiles à compter, pour entraîner sa mémoire. Peut-être qu'il avait retenu des noms de constellations, aussi.

Quand Max suggère un sommeil partagé, l'attention de Loup retombe.
À nouveau, le malaise le ronge.

- Avec moi ?

Dans sa voix, il y avait un peu moins de joie.

- On peut aller dans la cabane.

Qui n'avait jamais été la chambre de personne, et par conséquent
qui était sa chambre à lui.

Après je rejoins les autres.

Pourquoi la sensation est désagréable ?
Comme si Max lui disait au revoir.

Oh non. Pas comme dans la chambre...
Pas comme quand elle parle de vouloir aller rejoindre la mer.

À ce moment-là les lèvres de Loup chahutent, se heurtent à l'émotion.
Il aimerait pouvoir dire
ne pars pas.
Il aimerait pouvoir lui dire avec le cœur et les mains.
Dans son regard étincelle le feu tiède et bleu,
celui qui ne chauffe ni ne s'éteint complètement.
Qui subsiste et ce ne sera peut-être pas assez.

Loup ne se formalisait pas quand quelqu'un voulait partir.
Il aimait sa solitude.
Mais avec Max c'était différent.
Avec Max, il y avait ce picotement amer quand elle montrait des signes que les moments de bonheur allaient bientôt prendre fin.

- D'accord.

Il acquiesce face à la condition.
C'est lui qui cherche.
Alors il rejoint le bord de l'eau. Se place face au couchant, dont le dégradé se fait progressivement avaler par les ténèbres. Loup, il se dit que c'est un peu comme Max. La nuit la dérobe à lui, à ses couleurs, à son feu. Il y a un pincement à sa poitrine devant la palette de couleurs qui disparaît.
Mais toujours, il reste. Fidèle à sa position. Il attendra que le soleil ait disparu, que le feu se soit éteint. Il attendra.  

50,
puis 100.
Il compte les secondes et il semble que le ciel se plie lui aussi à ce compte-à-rebours puisqu'il s'évapore enfin au moment où Loup atteint les trois chiffres.

Ses rotules se déplient et Loup se retourne.
Max a disparu dans la nature.
Max a disparu.

Loup n'a de loup que l'estomac et la sauvagerie.
Il n'a ni le flair ni l'oreille.
Mais il y a autre chose.
Cette autre chose invisible à l'œil nu qui le guide au moment où sa silhouette s'enfonce dans la sylve à toute allure. Où son talon écrase feuillages et branchages. Sous la course, ses tempes battent la mesure, son myocarde se fracasse aux côtes dans un chant continu.
C'est un instinct pur, rempli de hargne et de joie.
Celui auquel se préparent les bêtes quand elles s'attendent à retrouver ceux qu'elles aiment.

Son regard s'écrase à la canopée, fouille les frondaisons, traque la moindre mouvance dans les arbustes. Son tympan s'ouvre à toute information sonore, capte le froissement d'une nature grelottante.
Il se plaque ventre à terre, rase le dessous des arbres, s'avance sur ses coudes pour se faufiler à travers les renfoncements rocheux. Il glisse sa truffe à même les cratères de la forêt, dérange la faune locale dans son début de sommeil.

Sa battue le mène au cœur d'une clairière. Il y a encore toute une muraille de verdure qui se répand et dont la fourrure touffue entrave sa vue.
Il perce à travers le champ, creuse son sillon et marque le blé de sa composition la plus rustique.

Max aimera se cacher dans un endroit beau. Dans un endroit pour elle. Et peut-être quelqu'un d'autre.
Elle aimera se calfeutrer dans un cocon douillet qui appelle à la dormance, ce qu'elle ne peut plus faire.
Combien de temps a passé ? Combien de siècles aux poignets des hommes.

La nuit s'étire, confond ses chiens et ses loups.
Il a escaladé le flanc d'un chêne, le bout de ses pattes racle l'écorce qui s'effrite en poussière de mousse. Il crapahute le long des veines épaisses et puissantes, subit la caresse revêche du feuillage, et

s'arrête face à un rideau de lichen.

Tout en lui s'interrompe dans la poursuite.
L'œil bleu se pose au rempart, semble voir à travers la plaisanterie.

Pendant longtemps,
Loup ne dit rien.

Il reste ainsi, accroupi.
Il attend.
Il attend, fidèle et puissant, statique, le dos courbé sur cette faille camouflée.
Il attend en sachant qui se trouve derrière.

Le vent souffle, chasse sur sa peau les dernières gouttelettes qui se sont mêlées au charbon de la grande verte.

Loup attend qu'on l'appelle.

Il l'aurait trouvée au fin fond du Labyrinthe s'il avait fallu.

Dans l'Enclave
il n'y avait pas d'endroit que Loup n'était pas prêt à fouiller de fond en comble pour y trouver Max.

Ainsi,
même dans l'écorce la plus secrète et la plus retranchée
il avait perçu la trace de son parfum.

Lorsque la chevelure blonde, encore un peu humide de Max glissa hors des lianes et sa robe avec
le cœur de Loup eut un arrêt.

- Moi, je peux t'avaler.

Il ouvrit à demi la gueule, dévoilant une rangée meurtrière de pointes blanches.
Puis le clapet se refermait dans un bruit sec d'ivoire couvert d'émail.

- J'ai cru que t'allais pas m'attendre.

Il y a cru et il a eu peur.
Mais le rire de Max, lui, chassait les mauvaises idées et le ciel noir.
Cette musique il pouvait l'entendre et s'endormir dessus ; le voilà le secret de ses rêveries.

Quand une main l'entraîne sous la coque protectrice du chêne, la silhouette de Loup disparaît derrière le rideau vert, et tout à coup il a l'impression que dans le ventre d'une mère la sensation pourrait être la même.

Les sons, les odeurs, la vie s'accrochent aux veinures boisées.
Dans ce cœur isolé s'illustrent les peintures rupestres d'autres venus se cacher. Loup s'approche, naturellement attiré par ces équations de lettres toujours par deux. Ses doigts frôlent les impacts qui ont servi à tatouer l'arbre dans son essence la plus fragile.

- C'est. Des codes secrets.

Il n'en comprend lui-même pas la signification et y réfléchit de la manière la plus rationnelle possible, ce qui, il faut l'avouer, ne convient pas non plus.
Max pose la question qui intrigue.
Comment Loup l'a trouvée.

- Je sais pas.

La pulpe de ses doigts suit le pourtour des lésions formant parfois un A et puis un I.

- J'ai senti...

Sa nuque ploie vers l'avant et désormais sa main vient se déposer à son ventre.

- ... comme quand j'ai faim.

C'est là la représentation la plus fidèle que Loup peut donner à Max.
D'instinct, il suit la courbe que prend le corps de la coureuse à mesure qu'elle rejoint l'horizontale. Loup la fixe comme on fixe quelque chose de rare et précieux derrière une épaisse vitre en verre.
Il y a en Max quelque chose de superbe que Loup ne parvient pas à s'exprimer.

- Si moi je suis un loup, alors, tu étais...

Tu étais ma.

Mais le mot dans sa forme féminine ne sort pas.
A-t-il seulement le droit de considérer Max comme telle ?
Non.
Elle est bien trop libre.

- Une fée.

Il murmure tandis que Max se considère comme la roche qu'on envoie au visage des bourgeois.

- Il y a la mer. C'est grand.

Et ça ne s'oublie pas.

Une pluie de feuilles échoue à ses genoux, glisse dans un silence d'adieu.

- Max ? On peut écrire ? J'ai envie d'écrire. Je veux...

Que veut-il exactement ?

Sa poitrine se serre.
Ses poings retiennent un chagrin qui se transforme peu à peu en rage.
Il détourne les yeux comme pour ne pas abimer une œuvre d'art par accident.
On voit qu'il n'arrive pas à formuler précisément son souhait.
Les mots sont durs. Ne sont pas venus avec lui à la naissance. Ils fuient même toute communication avec Loup et là est la raison pour laquelle on l'enferme, encore et encore.
Sa violence est une musique qui déplait,
mais ce sont les seuls accords que Loup connaît.

- Je veux. Avec toi.

Son visage se mettait à pointer un petit espace vierge sur l'écorce.