amazed

Sais-tu qu’il existe des fleurs qui préfèrent grandir à l’ombre ? Des fleurs comme toi, dont les tiges souples prennent la forme des briques et des crevasses, et dont les feuilles forment des buissons sinueux, à la ligne inverse au soleil. J’aime ces fleurs d’ombre, les violettes, les crocus ou le muguet, qui apportent aux sous-bois une joie particulière, organique et timide.

Le potager n’est pas un lieu pour ce type d’herbes folles. Ici, le soleil éclaire les rangées sages des pieds de laitue, et il n’est d’espace que pour les plantes utiles — nous ne sommes pas gaspilleurs, et ne gâchons pas les ressources de la Terre au nom des ornements. Il n’y a pas de place, ici, pour des fleurs comme toi, amenées à fâner sans produire de fruit, et sans rien offrir d’elles-mêmes.

C’est cette défaite absolue face au règne de l’utile que j’aime chez toi. Je forcerai une place à ton nom dans l’ordre du monde.

C’est une violence qu’il faut être prêt à commettre. C’est une violence juste, comme celles qui viennent de la nature — Kafka a cette fébrilité des nymphes que l’on enferme au couvain quand vient la fin des jours chauds, pour les laisser grandir sous la cloison de cire. C’est une violence nécessaire des forts à l’égard des faibles.

C’est aussi au nom de cette violence que je lui inflige mon silence, et quand je vois son ombre recouvrir les plants encore jeunes des aromates plantés en ligne, je ne dis rien. Son ombre, enfin, s’insère dans la mienne ; en repousse les courbes et les angles pour se laisser avaler et, ainsi, se dévêtir de la lumière vive du soleil qui lui faisait une couronne d’or — ce sont des attributs qu’il ne peut pas encore porter.
Quand il dit mon nom, enfin, je lui fais face et, pour lui ou pour moi, c’est faire face à un ange. J’espère que la lumière ne me trahit pas, et qu’elle me dessine une mandorle digne de sa prière.

Kafka ?

J’ai pris sa main : l’amour ne passe pas par les draperies, mais par la peau — c’est ainsi que je l'attire à moi, et que j’emprisonne entre mes bras son corps chétif qui pourtant me surplombe. Il ne pourra bientôt plus se laisser manger par mon ombre, et devra faire face lui-même au soleil qui, rond comme le centre d’une fleur, le transpercera de ses rayons. J’enfouis sa tête dans mon épaule, et force ainsi son front à tracer un arc jusqu’à ma clavicule, et sa nuque à se ployer pour dessiner la courbe du fidèle.
Je peux ainsi parler très bas, comme si je livrais, moi, ma confession.

Oh, mon petit, tu ne m’as pas laissé le choix, cette fois, tu le sais ? Comment aurais-je pu faire autrement ?

Ce n’est pas une supplication, mais une évidence. Je ne ressens pas, dans le creux mou de mon ventre, la culpabilité viscérale du dénonciateur. À vrai dire, je crois ne rien ressentir.

Tu sais, bientôt, je ne serai plus là, et tu devras prendre soin de toi-même.

L’étreinte ne ressemble en rien à ces embrassades peintes à la tiédeur d’un amour pieux : l’étreinte est une violence naturelle assimilable à celle des serpents — on s’y laisserait mourir. Je m’attends presque à sentir Kafka se ramollir dans ce baiser de couleuvre comme un mulot auquel on brise la nuque, et je sentirais alors son corps refroidir sous la brise chaude. C’est une horrible matinée pour mourir : la terre est belle, encore fraîche du point du jour, et l’arc du soleil est franc, tracé dans le ciel avec la ferveur régulière et ininterrompue des astres. Il serait un affront de coucher dans les sillons labourés un corps si jeune, et le paysage aplani appelle à cette verticalité de la vie qui affronte les rayons et ne cesse de grandir.
Au milieu des buissons chargés de framboises encore vertes, cette position rectiligne et implacable donne à notre adoration sa contenance.

Je ne peux pas rester.

J’ai choisi de planter le couteau sans hésitation ni pitié, pour ne pas accentuer la douleur de ce déchirement que Kafka viendrait immanquablement à vivre. Je n’emporterai pas ses larmes avec moi au Paradis : ce sont des parures terrestres qui resteront ici avec le reste de mes possessions, et l’ombre de mon souvenir.
Il pleure dans mon épaule et nourrit ma peau de toute la peine du monde : elle boira le sel de ce deuil à venir. Kafka est plus grand que moi, mais je le trouve minuscule entre mes bras, sa nuque alourdie par une tristesse que je ne comprends pas, ou que je refuse de comprendre. Ses cheveux se déversent dans mon cou comme des fleurs de muguet, claires et pures ; sa tête a encore l’odeur poudrée et juvénile des enfants.
Je me sens coupable de ce sacrifice fait sur mon propre autel.

Je t’attendrai, là-bas, au Paradis, tu sais ? C’est une promesse faite en échange de sa confession — il en va de mon devoir (qui m’est imposé par la nature, comme à ces abeilles qui se doivent d’être reines) de le guider ainsi, comme le font les bergers. C’est pour ça que tu dois faire attention à bien te comporter ici.

J’ai élargi mon étreinte, puis je l’ai lâché : j’ai imposé comme un chantage cette distance entre nous, qui ne fera que s’élargir, comme un fleuve dont les rivages s’affaissent quand vient la crue. Cet écart, que je dessine entre les Hommes et les saintes, laisse passer la lumière blanche du matin et le vent tiède, c’est-à-dire le monde entier.

Ce n’est pas vrai — tu t’en sortiras sans moi, et Robin aussi. Il faut, maintenant, enfoncer encore le couteau et faire une plaie plus profonde dont il gardera la trace : je veux graver en Kafka cette violence sans cruauté et qu’un jour, il ne lui reste que ça de moi. Il pourra, plus tard, oublier mon odeur ou même mon visage, tant qu’il garde en lui l’empreinte de cette impuissance.

Le miel, c’est un pansement, et tu sauras t’en passer ; tu seras assez fort pour t’en passer. Tu dois l’être, pas vrai ? C’est ton devoir — tu dois le faire pour moi.
Et pourtant, je te le donnerai maintenant comme une extrême-onction : si tu me supplies, je prétendrai faiblir, et je prendrai ton visage entre mes mains pour te donner un baiser de vie, collant et sucré, à l’arrière-goût de sauge et d’orge et de toutes les moissons des jours brûlants. Je dois attendre qu’on m’implore comment implorent les croyants — alors, peut-être, le miel coulera comme la cire des bougies sur les mains des statues : c’est un cadeau saint qui se mérite par une dévotion absolue, ingénue et pure comme l’est la tienne. Pour un bref instant, nous ressemblerons à des amants.

Le monde entier est une bénédiction — j’entends par là le monde clos et fini de notre Enclave, qui commence à l’Ouest et s’arrête à l’Est, à la distance exacte et immuable du diamètre de la course du Soleil. Kafka est porteur de la foi immense qu’il faut pour maintenir l’équilibre de ce monde qui m’a vu naître et grandir, et que je dois quitter : je veux m’approprier cette dévotion, et qu’elle soit mienne pour l’éternité. Je veux qu’à mon départ, mon nom remplace celui du jour, et que l’on pense à moi de l’aube au soir, comme nous pensons au Père. Si je laisse à Kafka la garde de mon nom, il existera dans le monde des Hommes au moins deux prières, aux matines et aux vêpres, qui rejoindront mon âme au Paradis. Là-bas, je ne vous oublierai pas — alors pensez à moi.
À la lumière impitoyable du matin, qui ne cessera de se lever quand je m’en irai, je sais que Kafka pensera à moi. Dans les rayons jaunes et tièdes du soleil, il verra encore l’éclat du miel, brillant comme l’ambre et doux comme l’ichor, que j’ai versé en offrande pour les meilleurs enfants de Dieu.

Ses larmes sont une preuve de l’infini de son Amour pour moi : c’est ici, entre les tiges couchées des aromates, que débute mon Ascension.
Le jour se fait lourd sur ma nuque dévoilée, je prends sa main pour traverser les rangées parallèles du potager et rejoindre l’ombre découpée en dentelle d’un treillis de pois. La palissade s’élève, dos à nous, comme la paroi grillagée d’un confessionnal : c’est là que je livrerai à Kafka les mystères sacrés de l’amour platonique, sans vulgarité charnelle, qui me lie à Robin. La lumière fait des tâches plus claires sur son visage, et ses joues rosies de pleurs brillent dans l’interstice crénelé des feuilles. Cette vision, lugubre et pure comme le sont les statuettes d’enfant en porcelaine, appelle à ne pas être souillée de la confession de mes désirs. C’est un secret.
Ce miel, qui coule de ma bouche et se donne mêlé à ma salive, porte l’intimité liminale des espaces qui me séparent des autres — ce don de moi-même, que je fais par le miel que mon corps sécrète au rythme de la nature même, est propre à chacun de mes fidèles. Je sépare ainsi les amours comme dans des alvéoles, et ce que j’offre à Robin ne sera jamais sacrifié à Kafka.

Le treillis des pois bourdonne du bruit sourd et constant des ouvrières qui viennent cueillir le pollen des fleurs blanches et roses. Ce sont les voix multiples des travailleuses qui tissent, de leur propre miel, l’existence entière d’un écosystème miniature : Kafka peut le comprendre. Kafka a cet amour immense que je porte aussi au cœur, et que nous héritons du Père ; cet amour qu’il faut lui rendre en fruits mûrs et herbes vertes sur l’autel des récoltes. Je veux garder près de moi cette vertu d’agneau mystique, dont Kafka ne doit pas se défaire à l’âge adulte. Je peux le préserver, encore un peu, peut-être, de cette mue cruelle. Est-ce que tu veux t’occuper d’elles avec moi ? Je lui tends ma main, paume vers le ciel, où se niche une abeille — son dos est couvert du pollen des pois comme d’une poussière jaune. Tu as bientôt vingt ans, pas vrai ? Veux-tu rester avec moi, Kafka ? Si nous partageons ça, alors peut-être que je te partagerai tous les secrets du monde. Tu pourras devenir, alors, une extension de ma personne, et prouver ton mérite au service du bien commun. Je te montrerai comment est fait le miel — c’est-à-dire comment est faite la vie ; la mienne et celle des autres.