amazed

En ce moment, ça ne va pas. En ce moment, rien ne va. Abyss est de nouveau coincée dans sa tête. Isolée, esseulée, méfiante, paranoïaque. Elle a l’impression que le monde entier est contre elle. Dehors, tout l’agresse. Le bruit dans la salle à manger, les rires dans les dortoirs, les émotions des blocards, le vent dans la plaine, le bruit des criquets dans la forêt et les portes du labyrinthe qui se ferment. Tout est trop. Beaucoup trop. Et personne n’est capable de la sortir de là.

Ni Fang ni Mielle n’avaient les réponses à ses questions. Caïn était étrangement distant. Et Jim… Jim n’a pas réussi à la calmer. Elle a fait semblant, s’est forcée à sourire avant de partir dignement.

Et puis il y a eu Tay. Oh, Tay. Toujours bruyante, toujours tapante. Elle parle fort, se met en scène, rit et danse dans une explosion d’émotions. Et Abyss, à chaque fois, sert le poing et se mord la lèvre.
Parce que Tay est un torrent trop violent. Tay prend de la place, Tay se donne en spectacle. Tay est une pièce de théâtre. C’est une vague qu’il faut encaisser. Que ce soit les émotions tournoyantes de Tay ou ce qu’elle génère chez les autres blocards. Abyss se mange tout dans la figure et à chaque fois,
elle en sort épuisée.

Abyss n’aime pas Tay. Elle est trop différente. Trop contradictoire.
Tay est… Trop.
Trop trop trop.
Trop opposée et pourtant… Tay ressemble à Abyss de beaucoup trop prêt.

Mais ça, Abyss a toujours refusé de le voir. Elle a toujours fermé les yeux, bannis cette pensée stupide de sa tête. Toujours, sauf ce soir.
Car ce n’est pas qu’Abyss n’aime pas Tay. C’est qu’Abyss se persuade qu’elle n’aime pas Tay.  Barrière mise, limites posées. Abyss bloque systématiquement. Réflexe conscient ou inconscient pour se protéger.

Elle l’a vu partir, filer comme une étoile, fuir. Elle a ressenti de manière fugace ce qu’il se passait dans le cœur de Tay: la panique et l’angoisse. Ça a raisonné (comme d'habitude). Ça a raisonné (un peu trop fort).

“Qu’est-ce qu’il se passe ?”

Pas de bonjour ni de bonsoir. Abyss est là, devant Tay. Elle la surplombe (pour une fois), le regard tourné vers elle, ou du moins ce qu’il en reste. Tay au corps de métal, Tay qui disparaît sous l’acier. Il ne reste que ses scènes, ses rires, ses paroles et sa bonne humeur. Mais là, il ne reste même pas tout ça. Il ne reste vraiment rien.
Abyss sait très bien ce qu’il se passe. Abyss a trop d'empathie, littéralement trop. Et la crise de Tay est beaucoup trop forte. Ça lui fait mal et ça la secoue de part en part. Elle a l’impression qu’elle va tomber avec elle et ce n’est pas viable. Il faut que l’une d’entre elles fasse quelque chose, sinon elles seront deux à sombrer, ce soir.

“Calme-toi, Tay. Respire.” Abyss s’approche, rassemble ses forces. Elle a l’impression qu’elle va s’évanouir. “Je suis là. Ça va aller. Promis. Tay, concentre toi sur ma voix. Il le faut, parce que bientôt, ça sera trop difficile à supporter. “Je peux te prendre dans mes bras ?”

Elle est prête à faire n’importe quoi pour que ça s'apaise. Pour que les voix qui hurlent dans sa (leur) tête se taisent. Pour que son (leur) coeur cesse de battre à la chamade, comme une bombe et son tic tac. Abyss, elle est prête à ramper devant Tay pour les extirper de ce brasier.

Tay devant elle, Tay à ses pieds. Elle ne l'entend pas. Abyss n'existe pas. Elle sent l'angoisse qui grimpe et grimpe encore jusqu'au point culminant, celui qui manque de faire exploser son palpitant. Tay n'en peux plus, Tay se perd et se noie, Tay se tue. Abyss le sait, Abyss le sent. Elle commence à haleter. Voit ses pieds se dérober.
Alors Abyss tombe à côté. Les émotions sont trop fortes, trop vives et Abyss s'apprête à rejoindre Tay, s'apprête à se noyer avec elle. La folie la gagne, celle faite de rire et de métal. Ah, Abyss elle a envie de rire aussi, de rire à la folie. Abyss elle a envie de s’agiter à gauche à droite pour se cogner contre les arbres et les cailloux. Peut-être que c’est ce qu’il faut faire: se frapper jusqu’à se taire. Se frapper pour ne plus rien entendre. Se frapper pour aller mieux.

Mais, non ! Non il ne faut pas. Il faut lutter. Il faut survivre. Abyss à l'impression de mourir. Peut-être est-ce le cas. Elle en a envie parfois. Mais, non ! C’est trop tôt lui dit son âme. Il ne faut pas encore mourir. Il faut tenir. Mais Abyss commence à suffoquer, elle a du mal à respirer. Ces derniers jours, ses crises sont de plus en plus violentes. Comment Jim a fait pour la calmer, avant-hier… A moins que ça ne soit hier ? Ou le jour d’avant ? Abyss ne sait pas. Elle en perd la notion du temps. Elle lutte pour essayer de réfléchir, de trouver une solution. Comment Jim a fait pour l’aider ? Comment est-ce qu’elle s’est calmée ? Comment est-ce qu’elle est sortie de sa léthargie ? Et surtout, surtout, sera-t-elle capable de le faire pour Tay ? De le faire pour elles deux ? Abyss ne sait pas. Abyss est faible et là, tout de suite, elle a juste envie…
de se laisser aller… d’abandonner…
Non ! Non, Abyss, tu ne peux pas. Tu dois rester solide, les pieds bien ancrés dans le sol. Allez, relève toi, soit forte, Abyss. Et Jim sera fier de toi. Alors n’abandonne pas ! Ne baisse pas les bras ! Et sauve-là, sauve-là !

“Tay !”

Electrochoc alors qu’elle crie. Peut-être est-ce la peau glacée, métallisée de Tay; quand elle a posé ses mains sur elle, qui la sort de la torpeur de ses spirales. Tay dans ses mains, Tay si proche d’elle, Tay qui menace menace menace de l'emmener avec elle. Droit dans l’mur, comme un crash. Abyss hurle mais Tay n'entend rien. Elle le sent, Abyss, dans son cœur qui se sert et son souffle qui se coupe. Tay est trop loin pour entendre, pour voir quoique ce soit. Et elle embarque Abyss avec elle, sans s’en rendre compte.
Faut-il la secouer ? Frapper ? Faut-il crier ?  S’époumoner ? Abyss ne connaît pas le langage de la violence, elle n’est pas de ceux qui mènent d’une main ferme. Elle laisse ça aux autres, ceux qui savent vers où ils vont. Abyss ne sait rien et surtout, elle ne sait pas comment faire pour tirer Tay de sa crise d'angoisse. Abyss n’en peux plus de vivre ça. Pas encore une fois. Elle a l’impression de mourir tellement que ça bourdonne et que ça lui déchire l’âme. C’est trop. Abyss ne veut pas encaisser ça, ne peut pas encaisser.

Elle ne sait pas pourquoi. Peut-être est-ce l’instinct de survie ou un ultime espoir. Peut-être, au contraire, est-ce la folie, la volonté de se détruire… Mais Abyss a une idée. Une très mauvaise idée. Oh, ça pourrait les sauver comme les tuer. Et Tay… Ha ! Tay va sûrement la détester.
Mais c’est pas grave, ça.
Abyss se déteste déjà.

“Oh et puis merde… T'es chiante, Tay...”

Alors, elle pose ses paumes contre les joues de celle qui va bientôt se perdre. Elle lui relève la tête, doucement, avant de se pencher contre elle. Et Abyss, dans un frisson, vient apposer ses lèvres contre les siennes. Elle a vu la scène mille fois dans les films, elle en a parlé mille fois avec ses amis, elle s’est imaginée mille fois ce que ça fait, la sensation d’un premier baiser.

C’est glacé.

Et Abyss pleure tandis qu’elle l’embrasse. Ou peut-être est-ce Tay qui pleure.
Peut-être qu’elle va la repousser, se débattre, la frapper. Peut-être qu’Abyss se prendra une gifle de fer qui viendra la faire valdinguer. Peut-être qu’elle finira blessée.
Ce n’est pas grave, se dit Abyss.
Au moins, dans ce cas, tout s’arrêtera.
Et elle ne ressentira plus rien.

Le coup part. Prévu. Volontaire. Abyss ne pouvait frapper Tay, alors il fallait que ce soit l’inverse. La violence contre la violence. Le physique contre le mental. Le coup part et Abyss aussi. Elle n’est pas grande, Abyss, elle n’est pas solide, Abyss. Elle n’est pas comme Tay. Elle n’est pas faite de métal mais seulement de chaire. Alors elle finit en contrebas, écorchée dans la terre, le corps trempé par la rivière. Elle croit qu’elle saigne. Elle a heurté une pierre. Elle n’est pas sûre parce qu’Abyss ne ressent rien, là tout de suite. Elle ne ressent rien de physique. Car dès lors qu’elle se redresse pour reprendre son souffle, s’extirper de l’eau pour ne pas se noyer, reprendre ses esprits; les émotions de Tay la heurte à nouveau, de plein fouet. Ça lui arrive dans la gueule. Ça frappe trop fort. Abyss n’a pas le temps de déglutir. Tout ce qu’elle ressent là, maintenant, c’est…

Le dégoût.

Oh, elle se dégoûte d’avoir fait cela. Elle s’en veut. Tay lui en veut. Elle le lit dans ses yeux.  Elle est désolée, elle a envie d’hurler. Est-ce qu’elle l’a fait pour elle ? Pour Tay ? Ou bien pour elle ? Pour s’échapper ? Il n’y a pas de bonne réponse, juste un acte absurde. Abyss n’avait pas le choix, aucune autre idée, possibilités. Elle aurait pu tapper pour sonner, mais elle n’en avait ni la force ni l’envie. Il n’y a rien de pire que la violence face à la tétanie. Les paroles n’auraient mené à rien. Elle n’était pas capable de prononcer la moindre phrase sensée. Il fallait un choc, un choc doux, insidieux, un cadeau empoisonné et mêlé de regrets.

“Je… Je suis désolée…”

Elle a envie de vomir et de pleurer elle aussi. Que tout se mélange tandis que son corps la fait souffrir face au coup brusque. Abyss reprend ses esprits. Il y a du sang sur son visage. Elle y passe ses doigts. Ca pique, mais c’est léger. Juste une égratignure. Ça ira.
Alors Abyss inspire,
expire.
Elle se redresse et s’approche. Il faut qu’elle soit forte. Si elles cèdent encore, elles tourneront en boucles et personne n’ira bien à la fin. Alors que Tay est à quatre pattes, Abyss s'accroupit difficilement, pose sa main sur son dos. Peut-être que Tay la repoussera encore, lui sautera dessus, la frappera jusqu’au noir. Oh, ce n’est pas grave, Abyss le mériterait. Est-ce qu’elle le pense vraiment, au fond ? Ou est-ce la détresse de Tay qui déteint (trop) sur elle ? Est-que Abyss est désespérée au point de s’auto-détruire ou est-ce  juste un proxy factice ? Est-ce qu’Abyss va mal parce que le monde va mal ou est-ce qu’elle va mal parce que… Parce qu’elle va vraiment mal ?

Est-ce que Eden, Caïn, Jim ont raison ?
Est-ce qu’il lui faut des pilules de toutes les couleurs pour tout oublier ?

“Tu peux me détester si tu veux.” Elle s’en fiche. “Mais ça va aller, Tay. C’est fini, c’est promis. Je sais, c’est dur, je sais, c’est horrible. Je sais.” Pour de vrai. “Tu peux dire que j’ai tort et que j’y comprends rien, et peut-être que t’auras raison au fond mais je te jure que je comprends ou qu’au moins, j’essaie.”  Elle entend Jim dans ses propres mots, ça la peine. Ça la dégoute un peu plus d’elle-même. Mais elle continue. Elle s’accroche comme elle peut. “Tu ne vas pas mourir. Tu ne vas pas te blesser. Tu vas pas t’auto-détruire. Ça va aller, promis juré. Vraiment. Pleure, crie si ça te fait du bien. Insulte-moi ou frappe-moi. Je m’en fiche, je suis là pour ça.”

Je suis là pour toi. Mais ça, elle ne le dira pas. Elle n’y arrive pas.
Ah, si seulement elle pouvait lui transmettre ses pensées. Lui envoyer des émotions à son tour. Établir un contact mental, l'apaiser, la rassurer. Si seulement elle avait le même pouvoir que Saki. Mais non, Abyss n’est pas Saki. Abyss n’est rien que Abyss. Elle ne peut que recevoir.  Elle n’est pas foutue de donner. Pas foutue de (se) sauver.

“Respire, s’il te plaît. Inspire, expire, inspire, expire. Voilà. Touche le sol, ça aide. Il est là le sol. Il va pas se dérober. On ne va pas tomber. Promis. Et je te tiens si tu tombes. Je te rattraperai si tu sombres. C’est promis, j’te jure. J’te l’jure que j’te jure !”

Elle y met tout son cœur (ce qu’il en reste), toute son âme (ce qu’il en reste), toute son énergie (ce qu’il en reste), toute sa douceur (ce qu’il en reste).
Mais ce qu’il reste, surtout, sur le visage d’Abyss, ce sont les larmes.

“Je suis tellement désolée...”

Pour tout.

Se figer, s’effondrer, pleurer.
Elle aurait dû,
Finir paralyser, face au coup violent, à l’onde de choc interne qu’elle vient de subir.

Elle aurait dû se perdre.
Mais le choc allume quelque chose, quelque chose d’enfoui, d’oublier. Quelque chose qu’elle ne soupçonnait même pas exister:
De la colère.
Est-ce celle de Tay qui se reflète en elle, l’étincelle de fureur qui fait écho et qui électrise son corps et ses muscles pour lui permettre de ne pas tomber, de ne pas vaciller ? Ou est-ce simplement une prise de conscience violente, mais nécessaire, pour rebondir ?

Abyss rit. Doucement, nerveusement. Elle ouvre les vannes, elle ne sait pas ce qui se passe mais ça débite d’un coup. Elle ne maîtrise plus rien, ni ses pensées, ni son pouvoir, ni son état.

“Ok, tu sais quoi ? T’as raison ! T’as raison, je suis pitoyable, stupide et risible. Ok, ça me va ! Très bien. J’ai fais de la merde, t’as raison. J’ai empirer les choses, t’as raison. Et pour ça je suis désolée. Vraiment.”

C’est sérieux d’un coup. Ce n’est plus fragile, plus de lamentation, plus de larmes, juste une profonde colère. Contre elle-même.

“Mais ne parle PAS comme si tu me connaissais. Ne parle PAS comme si tu savais. J’te connais pas ok ? J’te connais pas et j’ai jamais voulu te connaître. Mais ça marche pas comme ça ici, on fait pas ce qu’on a envie ! Moi j'voudrais bien ne plus vous entendre, d’avoir enfin  le SILENCE ! Mais non, j’peux pas parce que j’ai ce foutu pouvoir qui me GACHE la vie. Tu sais ce que ça fait, toi, de trop ressentir ? Oui.  Tu sais. Tu sais parce que tu ressens trop toi aussi. Maintenant IMAGINE ce que ça fait de trop ressentir pour TOUT LE MONDE.”

L’injustice grimpe parce qu’elle a pas choisis ce putain de pouvoir qui lui ronge la vie et qu’elle en peut juste plus de se coucher le soir en se demandant si ça sera fini demain ou si le bruit continuera.

“Vous êtes tous tellement bruyants que je ne peux même pas vous ignorez. Je ne peux juste pas ! C’est facile de me dire d’aller me faire foutre, de me casser, de me barrer. Mais j’peux pas, en fait ! J’peux pas ! Alors ouais, je suis là, j’essaye d’aider. J’essaye d’aider parce que sinon je me NOIE, si je ne fais rien, je MEURS.” Elle est haletante. Elle n’en peut plus. Elle a pas l’habitude de parler autant. “Et je veux pas mourir moi, je veux pas mourir comme ça. Pas à cause de mon pouvoir. Je préfère mille fois crever dans le labyrinthe parce qu’au moins là-bas, je suis moi-même.” C’est peut-être ça le problème, elle ne sait pas qui elle est. “Donc ouais, je fais n’importe quoi, j’avance à l’aveugle et je me trompe. J'aurais pas dû venir te voir, j'aurais pas dû te toucher, essayer de t’aider. Je le sais ok ? Mais sur le coup, je n'avais pas le choix. Fallait t’arrêter sinon c’était fini. Je réalise maintenant que c’était une connerie, que y’avait sûrement une meilleur manière de faire et je suis putain de désolée de pas l’avoir trouver, de pas avoir assez réfléchis mais… Mais j’ai fais au mieux putain. Arrête de croire que c’est facile alors que j’avance à l’AVEUGLE.”

C’est pas facile, c’est pas facile d’être bloquée de toute part. De passer son temps à dissocier dès que quelqu’un dans le périmètre ressent une émotion trop vive. D'enchaîner les crises d’angoisses, les siennes comme celles des autres. D’être coincée dans son propre corps, paralysée, à juste prier pour que ça s’arrête un jour. De s’en remettre au ciel, au Père Suprême, sans foi aucune.

“C’est facile pour toi. C’est facile pour toi parce que t’existe tellement fort. Je saurai même pas te dire si je suis jalouse, si je t’apprécie, si je te trouve cool ou si tu m’énerves parce que je sais même pas ce que je ressens. Si c’est vraiment MOI ou si c’est les pensées des autres blocards, quand ils te regardent, qui prend le pas sur ce que je ressens. Et DÉSOLÉE hein, mais toi est-ce que tu penses aux autres ? Quand tu parles fort, quand tu fais la pitre, quand t’essaye de faire rire tout le monde, quand tu te donnes en spectacle, quand tu dragues les bloquardes… Tu te rends compte de la PLACE que tu prends, quand tu vis?”

Et c’est bien ça la différence ! Elle en a de la chance, Tay, de vivre ! C’est pas une vie, c’est pas terrible, mais au moins Tay, elle existe et elle brille !

“Tu penses à celleux qui n’ont juste pas la place d’exister ? A celleux qui se font étouffer ? A celleux que t’écrase sur ton passage, parce que tu fuis en avant pour te sentir un peu moins ? Moi aussi j'voudrais vivre comme toi... Comment tu fais hein ? Moi j'y arrive juste pas...”

Et maintenant elle a envie de pleurer. De pleurer de soulagement, de pleurer de honte, de pleurer de tristesse parce que poser des mots sur tout ça, c’est le rendre réel. Et que c’est la première fois qu’elle le fait. La première fois qu’elle exprime tout son mal-être. Ses jambes ne la portent plus alors elle tombe par terre. Elle s’écorche les genoux contre les cailloux, la nuque en sueur, les yeux gonflés, le cœur battant…
Elle est éreintée.

“J’suis crevée. Je peux plus bouger. Désolée.”

Elle a même plus la force de continuer de parler mais elle aurait voulu ajouter: je me lèverai dès que je pourrai et j’partirai. Mais là, elle est juste sonnée. Parce qu’elle vient de sortir de la crise, parce que c’est enfin fini et que le temps d’une seconde, le temps du choc, il n’y a rien que le silence.
C'est vertigineux.

Et puis elle regarde juste Tay. Elle n’a même pas peur de ce qui va suivre. Elle ne lui en veut pas, elle ne lui en veut plus. C’est peut-être parce qu’elle a tout déballé et qu’elle est soulagée. Elle ne savait pas que la colère, ça pouvait faire ça. Elle l’observe sans vraiment la voir, le regard qui semble vide mais qui ne l’est pas. Au fond, peut-être qu’elles ne sont pas si différentes, sur certains points.

Elle a vidé son sac dans un dialogue qui ne lui ressemble pas. Maintenant que les émotions sont expulsées de son petit corps, Abyss se sent drôlement vide. Drôlement calme. C’est presque agréable. Elle n’en est pas tellement sûre parce qu’elle est un peu sonnée, un peu vide. Mais c’est nouveau et ça a fait taire le brouhaha d’angoisse et de désespoir qui hurlait dans son crâne.

C’est la voix de Tay qui brise le silence. Tay, elle l’avait presque oubliée. Elle cligne des yeux pour reprendre ses esprits. Elle aimerait pouvoir désactiver ce foutu pouvoir pour que le bruit de Tay ne revienne pas en elle-même si c’est moins fort et moins grave. Mais Abyss n’en est pas capable alors elle subit, savoure les dernières secondes de silence et de paix.

“Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit.” Le ton est sec, froid. Abyss veut garder ses distances à tout prix. Ne pas faire la même erreur de fois. Pour elle comme pour Tay, ça suffit. “Je ne suis certainement pas la pire, non.”

Il y a toujours pire ailleurs. Si on se penche un peu plus dans le cœur des gens, si on les passe au scanner pour révéler tout ce qui ne va pas, on s’engouffre dans quelque chose de grave, de lourd, d’intenable pour un humain. Classer la misère n’a aucun intérêt et Abyss se refuse à le faire. Ça ne l’intéresse pas.

“Et bien je te laisse partir, alors. Au revoir.”

Et adieu. Elle parle sans réfléchir, comme un réflexe. Si les mots de Tay l’assaillent avec une ironie tranchante, Abyss reste profondément neutre et premier degré comme si maintenant que les émotions s’étaient vidés il ne restait plus que le rationnel à quoi se raccrocher. Abyss n'est pas méchante dans ses paroles, juste calme, neutre, fatiguée et sans jugement.

Tay est debout est semble si grande comme ça. Elle, elle reste au sol, ses jambes ne bougent toujours pas. Son attention se détourne de Tay, elle attend juste le moment où elle partira. Abyss tente de faire le point sur ce qui se passe en elle, comme si c’était le bon moment, comme si c’était le seul moment pour le faire.

Tout ça, c’était un sinistre échec. Tout ça, c’était un fiasco total. Abyss s’est ramassée de A à Z, entraînant Tay avec elle. La presque-adulte à raison: tout est de sa faute. Avant, elle s’en serait voulu à mort parce qu’elle aurait vu et senti de front tous les ressenties et les blessures qu’elle lui a infligées. Mais dans les bruissements des feuilles de la forêt, dans les bruits d’eau du ruisseau, Abyss flotte.

Abyss flotte car tout lui semble si calme. Le calme après la tempête, l’extase après le crash. C’était horrible, désagréable, elle a suffoqué, s’est cru mourir une fois, deux fois et puis quand elle a fini par tout expulser… quand elle a arrêté de s’oublier. C’est la première fois depuis tellement longtemps qu’elle s’autorise à ressentir, à s’écouter, à s’exprimer

Elle ne se sent,
Pas si mal.
Elle a bien aimé la chute,
finalement.

Elle s’en voudra demain pour Tay. Elle fera profil bas à l’Enclave et acceptera les regards noirs et dents grinçantes. Mais pour aujourd’hui, pour l’instant, Abyss se sent elle-même. Alors elle profite, égoïstement, avant qu’à son retour parmi les blocards, on ne le lui reprenne.