amazed

Les étoiles s'arrachent, tombent, les unes après les autres. Luke déchire les constellations, rompt l'harmonie céleste et la saccage pour ne laisser que le plafond nu, sans âme. Dans chacun des petits astres fluorescents il voyait Alfie.

Le souffle court, il contemple les conséquences de sa rage. Il remarque les traces de colle qui ont mis à mal la peinture et les cadavres de plastiques jetés çà et là sur le sol. Quand il était entré dans sa chambre, encore hanté par la présence de son ancien propriétaire, il avait senti la colère monter. Au parent qu'il l'avait accompagné, il avait lancé un regard furieux et désespéré. Il n'avait récolté qu'un regard froid et vide et un simple.

Libre à toi de tout changer

Il avait trouvé ça cruel, Luke. Quelque part, il avait eu l'impression d'être lui aussi puni, alors que c'est bien de récompense dont lui avait parlé quand on lui avait remis la clé de son rêve entre les mains.

Faut que je ramasse tout ça. souffle-t-il pour lui avant de réunir dans un petit sac toutes les étoiles d'Alfie. Faudrait les jeter, ça il le sait bien. Il faudrait qu'il le fasse maintenant, où il ne le fera jamais. Alors il se traîne jusqu'à la porte, l'ouvre. Un aller retour à l'incinérateur pour tout faire disparaître. Mais lorsque son regard se fige sur elle, elle qui ne devrait pas être là, Luke s'arrête. Le sac rapidement caché dans son dos, comme-ci on venait de le prendre en faute.

Qu'est-ce que tu fous là ?

Alors même qu'il loge maintenant au dernier étage, Luke, il se comporte comme le meilleur des coupables.

Maintenant, il note son sac à ses pieds, note la porte devant laquelle elle se tient. C'est trop suspect pour être synonyme de rien. A cette heure, on ne se ballade par ici sans une très bonne raison.

Ah, navré, je reformule. Il se racle la gorge, puis poursuit. Non pas que ta présence m'est indésirable mais qu'est-ce que tu fous là ? Tu rends visite en toute illégalité à une conquête sur-étoilée ou... Il fronce les sourcils, comme-ci cette option était celle qu'il aimait le moins. t’emménages ?

Ça lui paraît lunaire. Mais il est encore trop groggy par les événements récents pour chercher plus loin. On ne leur a jamais expliqué de quelles façons étaient attribuées les chambres ou les changements de rangs. Peut-être que les parents se réunissent en comité régulièrement pour acter tout ça. Peut-être que c'est lui qui s'est rajouté au dernier moment sur une liste établie depuis plusieurs jours déjà.  Ça expliquerait sa chambre, pourquoi on n'a pas vidé son deux pièces des affaires d'Alfie. Ce n'est peut-être pas une punition alors, juste un malheureux concours du circonstance.

Ses doigts se resserrent autour des anses du sac. Le plastique bruisse, le trahit. Luke grimace.

Tu me demandes pas ce que je fous-là, moi ?

Parce que c'est bien lui, l’intrus.

Tu me demandes pas où est Alfie ?

On m'a assigné sa chambre, oui.

Il étire un sourire nerveux. Il ignore si c'est une récompense ou un rappel à l'ordre. Peut-être est-il trop énervé pour apprécier la subtilité des cadeaux du père. Luke ne remet pas en question Wicked. Luke a grandi dans une foi aveugle au système, à mettre sur le compte de son incapacité ses maigres doutes. De la même façon que la douleur fait partie du processus de sa grandeur, sans doute la chambre d'Alfie fait-elle partie intégrante d'un processus à son élévation.

Et tu sais pourquoi, du coup. Un rire amer souffle entre ses lèvres. Putain, ça perd pas de temps.

Il sent entre ses doigts la texture du plastique. Soudain, les étoiles d'Alfie pèsent lourd. Peut-être n'est-ce pas un hasard que Judith soit là. Peut-être est-ce un nouveau test, un nouveau rappel. Est-ce qu'il préfère fuir, Luke, ou affronter les conséquences de ses choix. Il baisse les yeux sur ses pieds, finit par claquer sa langue contre son palais et ouvre la porte de sa chambre pour y jeter le sac.

Donc ce soir, c'est le soir des promotions. Heureux pour toi.

Une main sur la poignée, il hésite. Judith est grande soeur SPE. Peut-être que...

Est-ce que tu l'as vu ? Alfie ? Il lui désigne du menton la porte entrouverte. Tu veux rentrer ?

Sa connerie Luke ne relève pas, quand bien même le mot le percute. Ne sait pas s'il doit le désapprouver ou juste le surenchérir. Sa connerie. La vérité, s'il qu'il n'y en a pas qu'une.

D'un haussement d'épaule, il ouvre un peu plus grand la porte. Dans l'ancienne chambre d'Alfie, quasiment rien n'a bougé. Elle est presque telle que l'ancien premium l'avait laissé. Le lit froissé, les affaires posées sur le bureau. Il y a des cartons au sol, les siens, avec ses affaires. Luke n'a pas encore ouvert, n'a pas encore échangé les anciennes possessions d'Alfie contre les siennes.

Son regard accroche le plafond de la chambre avant de se poser sur le petit sac en plastique qu'il a laissé.

Fait pas attention. se contente-t-il de dire avant de refermer la porte derrière lui. On viendra déménager ses affaires bientôt.

Il dégage quelques cartons pour tirer une chaise et lui permettre de s'asseoir.

Ce sera plus cosy quand j'aurai eu le temps de vraiment déménager.

En se balançant d'un pied sur l'autre, Luke commence à se sentir mal à l'aise. L'endroit l’oppresse, les heures qui avancent aussi. Il n'est pas sûr de vouloir voir demain se lever.

Hm... Voilà voilà.

Son regard passe sur ses cartons même pas déballés. Il n'a pas encore ouvert la penderie, une partie de lui terrifier à l'idée de découvrir les vêtements d'Alfie encore ranger comme-ci il allait revenir. Il a peur de voir ce t-shirt vert qu'il portait quand ils étaient allés manger une glace au social club la semaine dernière ou de découvrir le vieux bandana qu'il avait acheté l'été dernier. Il a peur, Luke, d'être envahie de souvenirs, de briser le maigre voile du déni qui lui fait espérer, encore, qu'il n'a peut-être pas tout casser.

Et il lui en veut. Qu'aurait-il pu faire d'autres ? Ne pas le punir ? Ne pas laisser exploser sa jalousie ? Quelles auraient été les conséquences s'il avait sagement encaissé en silence ? Il ne le saura jamais. Mais il reste convaincu qu'il l'aurait regretté. Peut-être plus que ce qu'il ne regrette aujourd'hui. Il ferme les yeux, souffle.

Tu sais quoi ? Ouais, faisons ça. J'arriverai pas tout seul alors ouais.

Il se racle la gorge.

Mais jette pas les étoiles.

Il détourne le regard, un peu honteux de sa propre faiblesse. Luke désigne du doigt la penderie.

Je veux bien que tu t'occupes de vider la penderie. Je sais pas... On m'a rien dit, faut tout donner aux parents ?

Il s'approche du bureau, passe ses doigts jusqu'à toucher un lego en cours de construction. Il souffle.

Putain c'est glauque.

Il doit pincer les lèvres, retenir ses larmes. Il se demande s'il ne veut pas dormir ailleurs, au moins ce soir.

Alors quoi ? On les jette ?

Luke lance un regard impuissant sur les affaires de son (ancien) meilleur ami. Qu'il ne puisse pas tout conserver de sa gloire passée lui semble logique mais de là à tout détruire ? Ça l'angoisse, Luke. Ça lui déplaît. Ça revient à dire qu'il n'y aura aucun retour en arrière possible.

Alors qu'il entend Judith vider les placards, Luke se force. Il prend un vieux sac-poubelle dans lequel il fait disparaître babioles, posters et autres petites pièces emmagasiné depuis des lustres, les preuves matérielles de tout un parcours désormais caduc. Il fait l'impasse sur certaines choses, cependant. Le lego en construction reste, la collection de médailles et trophées restent, les albums photos qu'il sait caché dans un coin de la bibliothèque reste, la collection de comics, la peluche qu'Alfie a gagné au social club pendant une soirée thématique. Au final, pas grand-chose bouge. Suffisamment, pour que Luke puisse imposer sa marque et soulager sa culpabilité. Mais les larmes, elles menacent de couler.

La main que son amie impose sur son épaule le force à se reprendre. Luke renifle discrètement, passe le revers de son coude sous son nez.

Ouais. Ouais je sais pas. Merci.

Il hausse les épaules pose son sac-poubelle. L'armoire est vide et ses cartons pleins. Il n'a pas l'envie de déballer. C'est lourd. Il est tard. Peut-être qu'il vaudrait mieux pour lui d'être couché. Seulement, le lit ne l'inspire pas. D'un regard vers Judith, il ose demander.  

Je veux pas m'imposer, mais tu pourrais me prêter ton canapé ce soir ? Je ronfle pas si jamais. Fin, pas trop.

Ça a le mérite de le faire sourire, Luke. C'est rien, vraiment pas grand-chose, juste un rictus à mi-chemin entre le timide et le merci. Mais c'est là. C'est bien le plus positif qui lui soit arrivé ce soir et pourtant il a décroché le Graal.

Judith est son amie. Elle ne l'observe pas avec les yeux de celui qui reproche, ne le pointe pas du doigt comme on pointe du doigt les méchants. Il a trahi, mais il a sauvé aussi. Et Alfie. Alfie... Luke jette un dernier regard sur le lego. Ils auraient dû le continuer ce soir. C'est ce qui aurait dû se passer. Si Mia ne lui avait pas adressé la parole, si Alfie n'avait pas fait le choix conscient d'aller dans le labyrinthe. Ils auraient dû être là, tous les deux, à continuer ce stupide lego et attendre le milieu de la nuit pour que Luke puisse regagner sa chambre sans un bruit. Et Alfie... Alfie avait un choix stupide. C'était au final plus simple de le haïr. Plus vivable aussi. Et c'est bien parce que Judith propose de tout brûler qu'il se convainc qu'il peut essayer. Peut-être que voir tout partir en fumée éteindra son propre incendie, on ne sait pas. Il n'a rien à perdre. Alors Luke fourre ses mains dans ses poches et lève les yeux sur Judith.

Tu sais quoi ? Ouais.

(...)

Le coin est isolé, calme. Luke a pris garde à vérifier qu'ils n'étaient pas suivis. Du local, il a sorti un vieux baril vide en fer en attente d'être recyclé. Il le tire au milieu du terrain avant de souffler.

Bon. Y a plus qu'à.

Luke ouvre un premier sac duquel vieux vêtements et babioles dégringolent dans un bruit discret. Puis bien un second sac, avec des choses plus lourdes, des jouets, des vieux éléments de déco.

T'as l'essence ?

Il laisse à Judith le soin de tout asperger. Même le soin de jeter l'allumette. Alors que les premières flammes montent, Luke passe un bras autour des épaules de son amie pour la ramener à lui.

Comment tu te sens ? demande-t-il, un brin sceptique.

Lui s'efforce de fixer les flammes. Peut-être qu'à force de les regarder, la culpabilité s'envolera.

Moi non plus.

Pourtant le feu est là. Il brûle, emporte avec lui les restes d'Alfie. Luke voudrait trouver l’apaisement dans les flammes, voudrait y trouver la libération qu'il a honte d'espérer. Mais rien de ce genre ne lui caresse les épaules. Peut-être un soupçon de colère, l'amertume de ce qui n'est plus, de ce qui aurait pu être. Quand Luke regarde le feu, il a la gorge serrée.

Au final, ça aura été vain.

Et si on rentrait ?

Il glisse son regard dans celui de Judith. Il n'en est pas à supplier, mais c'est tout comme. De cette entreprise, il n'a rien tiré.

Allez viens, on rentre.

Il glisse sa main dans la sienne pour ne pas qu'elle insiste. Le feu se tarira de lui-même, peut-être que la détresse qui l'étreint aussi.