amazed

c'est vrai, le printemps touche presque à sa fin. jim se faisait la réflexion le matin-même en buvant son café, constatant que le ciel était déjà clair alors qu'il n'était pas six heures.

alfie ? il se penche par la fenêtre, constate que c'est bien lui. plus doucement, il le gronde : tu ne devrais pas être là.  s'il n'y a pas de méchanceté dans sa voix, la mise en garde, elle, est bien audible.
jim l'écoute en hochant la tête attentivement. il reste penché, les mains appuyées sur la traverse de sa fenêtre. la moitié supérieure de son corps est inclinée vers l'extérieur, vers alfie, comme pour mieux le jauger. il n'a pas honte de le scruter ainsi, curieusement.

il va commencer à faire chaud, oui. mais ce ne sera pas une chaleur insupportable, puisqu'il faut bien que tous soient à leur aise. les yeux plissés de jim étudient le visage du blocard.
tu as peur que marley ne soit pas bien avec moi ? ça sonne perplexe, sincère.

qu'est-ce qui te prend ? il y a quelque chose qui te préoccupe ? tu veux m'en parler ?
au fond, qu'il s'agisse d'une inquiétude infondée ou même d'un mensonge, cela lui importe peu. davantage par intuition que par perspicacité, jim sent qu'il ne voit d'alfie que la façade. c'est ce qui le pousse à ne pas lui livrer marley tout de suite - parce qu'il le fera, bien sûr, il ne veut que son bien et celui de son ancien propriétaire. sur ce petit agneau qu'on a jeté loin du troupeau, il pose son regard compatissant. aurait-il encore quelque chose sur la conscience ?

jim n'utilise presque jamais son pouvoir consciemment. il le contrôle peu et n'a jamais cherché à en faire une arme. simplement, il sent. il ne se pose pas de questions, il n'a pas besoin. il lui suffit d'en poser aux autres. je me demandais juste.
alfie est étonnamment perméable. déjà, il ploie sous l'interrogation, le regard vaguement égaré. jim ne s'arrête pas de lui sourire, de ce sourire tendre et bienveillant qu'il adresse aux plus jeunes et aux coupables.

c'est marley, bien sûr, qui le préoccupe. ce n'est pas difficile à comprendre, pour quelqu'un comme jim, qui se soucie davantage des animaux que de lui-même. alfie lui inspire une forme de compassion empreinte de condescendance charitable.
il te manque, alors ? il hoche la tête, pensif. c'est vrai, ce n'est pas un chien comme les autres. tu lui manques beaucoup aussi. il se figure que cela fait toujours plaisir à entendre, alors il le dit.

un instant, jim disparait dans son appartement. quelques secondes passent en suspension, puis jim est de retour, le chien dans les bras.
une main posée sous son estomac, l'autre en soutien de ses pattes arrières, il le porte tant bien que mal à la hauteur de son torse. regarde, marley, c'est alfie. il est venu te voir. dis bonjour ?

jim ne rappelle pas à l'ordre. ce n'est pas son genre, ce qui est une façon d'admettre qu'il n'aime pas le faire et donc qu'il l'évite, prudemment. ainsi quand alfie se donne l'audace des écarts alors même qu'aucune étoile ne l'y autorise, jim se contente d'un sourcil levé à son intention - et d'un sourire savant, étiré. il ne commente pas mais le dévisage longuement : qu'alfie sache bien que ce qu'il dit sera retenu. répété, peut-être pas - jim préfère toujours la clémence à la cruauté, le mensonge évasif à la délation sans détour. il préfère caresser ses agneaux dans le sens du poil s'il peut éviter de les punir. c'est pourquoi il laisse alfie voir marley ; qu'il le laisse se hisser à la hauteur, lui parler, le toucher même.

ça te fait plaisir de le voir ? il aimerait l'entendre, de la bouche d'alfie, que cela le soulage et le rassure ; que jim est bien bon de lui accorder ce moment ; un merci ne serait pas de trop, ou moins que ça, un sourire, un instant de complicité peut-être.

tu vois qu'il va bien.  jim se penche pour tapoter la tête du chien, de retour sur ses quatre pattes. et oui, bien sûr que tu pourras le récupérer. il l'affirme sans le moindre doute. la vérité, c'est qu'il n'a aucun moyen d'en être certain : ce n'est pas lui qui a confisqué marley, pour commencer. il s'est juste chargé de s'en occuper. il acquiesce malgré tout. faire cette promesse ne le dérange pas : pourquoi lui refuserait-il l'espoir ?

le regard de jim se pose sur marley, qui a renoncé à rejoindre son propriétaire pour s'allonger sur le sol du salon. à vrai dire, le chien s'agite rarement : il a l'air, au mieux, indifférent envers son nouveau gardien. jim sait bien qu'il s'ennuie, sans alfie. il comprend, oui, mais cela ne le heurte pas moins pour autant.

et à la façon dont alfie se courbe, à la manière dont il se traîne, les pieds proches du sol, jim se voit plus jeune : seul, les yeux à demi-clos sur la vacuité de son existence. il ne veut pas penser qu'alfie mène une vie vaine - il ne le pense pas.
alfie, un instant, avant qu'il ne lui tourne le dos. marley t’attendra.

jim lève la main, pour dire au-revoir. son visage s’incline de côté, comme ses yeux, qui cherchent un point d’ancrage sans croiser ceux de son interlocuteur.
je crois en toi. c'est dit doucement, avec un sourire en biais, comme un secret. il aurait aimé être plus convaincant, moins maladroit.
peut-être aurait-il fallu, pour que jim fasse mieux, qu'on l'encourage ainsi. une fois, une seule, de la bouche du Père ou d'un autre, qu'il sache qu'il n'y a pas de cause perdue, et son sort aurait été tout autre !