amazed

Quand Alfie s'est réveillé ce matin, c'est avec la nausée. Comme il n'eut pas faim, sur l'instant, il s'est dirigé vers la liste des tâches attribuées pour la matinée, et s'est empressé d'en sélectionner une pour l'accomplir dans l'optique de flâner ensuite dans la forêt jusqu'au déjeuner.

Alors qu'il se dirige vers la cour extérieure, il percute certains blocards, sortant de leur rassemblement de méditation. Alfie fronce les sourcils en voyant Saki, puis, alors qu'il l'effleure d'une main sur l'épaule, il lui chuchote : On se voit ce midi ? Il attend ensuite sa réponse pour passer la porte à son tour.

La cour est vide. Il ramasse en râlant les tapis encore dépliés sur le sol, puis les range (en les jetant) dans le placard prévu à cet effet. Il en profite pour attraper le balai et -

et rien.
C'est d'un ennui affligeant. Alfie balaie la poussière qui s'est accumulé sur le porche à cause du vent, avant de sursauter en entendant la voix de Robin, glisser le long de sa nuque comme un serpent.

Ah ! Bordel... t'étais là ?

Question idiote.
Robin est toujours là.
Bizarrement, elle ne l'était pas quand il aurait eu besoin d'un soutien de poids.

Je compte pas manger, ça tombe bien. J'ai tout mon temps, tu vois ?

Il agite le balai, peut-être trop brusquement. Alfie est tendu. Il ne se sent pas spécialement à son aise. Ils n'ont pas vraiment échangé quoi que ce soit depuis le départ de Mia. Et pourtant, il sait à quel point elles étaient proches.

Qu'est-ce que ça peut te faire ?

Sur la défensive, il se reprend.

Je veux dire, je suis pas dans ta maison. Ça change rien à ta journée.

Il n'arrive pas à articuler correctement : je suis désolé.

Alfie se demande si elle a toujours été comme ça : rigide, directive, manipulatrice. Avant, il n'y portait pas d'importance. Il était trop épris d'elle et admiratif pour ne pas se sentir personnellement attaqué dès lors qu'elle ouvre la bouche. Il n'empêche qu'aujourd'hui, il se sent piégé dans un clapier. Elle est le gardien de sa cage dorée.

J'aurai assez d'énergie, t'inquiète pas pour moi.

Son instinct lui dicte qu'elle n'est pas vraiment inquiète. Ça le rassure de prétendre que si. Il étire un petit sourire timide, les sourcils haussés. Un peu insolent dans le calme qu'il s'impose pour ne pas vriller. Ils sont tous fous ici ou quoi ? Comment n'a-t-il pas su s'en rendre compte avant de tomber si bas ?

Il observe Robin, impuissant et désabusé, réinstaller les tapis au sol. Il relâche la pression sur ses épaules, ne sachant pas s'il doit prendre l'initiative de l'aider. Il décide de la laisser faire sans intervenir.

Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?

Sur la défensive, il serre ses doigts sur le manche du balai, dans un couinement grinçant.

Je t'ai mal parlé ?

Il ne gagnera pas le débat, autant rendre les armes.

Désolé, c'était pas mon intention...

Il ne sait plus où se mettre, dépassé. Robin n'a pas besoin de verbaliser son jugement pour le condamner.

L'ambiance devient rapidement pesante. Alfie plisse le regard, ses yeux se cachent derrière des légères fentes qui scrutent Robin. Il ne sait pas comment se positionner face à son insistance. Il n'a, lui-même, pas vraiment conscientiser son ressentiment. Et s'il y pensait vraiment, il le trouverait injuste. Ça ne fait que l'accabler davantage.

Euh...

Pris sur le fait comme un lapin sous les feux d'une lampe torche, il lève son bras par réflexe, recule pour se protéger d'un conflit qu'il refuse d'alimenter.

Non, tu n'as rien fait de mal.

Son coeur tambourine, cherche à s'exprimer.

Je suis désolé.

Ça sort tout seul. Il ne le contrôle pas vraiment. Alfie se racle la gorge. Ses yeux sont secs mais sa voix est un peu enrouée.

Pour Mia. Je- Je sais que vous étiez proches.

Merde, il ne sait pas vraiment comment le dire. Il a l'impression que ses excuses sont ridicules - mais le reste appartient au Labyrinthe. Il a laissé tout le reste à l'intérieur ; ses états d'âme ; sa foi et ses empreintes.

Alfie attend la réaction de Robin, le coeur plein de nausées et la tête embourbée dans un fourmillement d'idées. Il n'a pas l'habitude de s'excuser, Alfie, mais envers elle, c'est presque naturel. Instinctif - à la manière d'un parasite intérieur contrôlant le corps.

La révélation le cloue sur place. Alfie se fige. Ses muscles se tétanisent. Il écarquille les yeux et fixe le vide, avant de lentement tourner la tête vers Robin. Au début, il avait peur d'avoir mal - aujourd'hui, il embrase la douleur comme une vieille amie et se galvanise dans l'agonie qui le supplie.

Ah.

La déglutition est difficile. Il serre un poing à sa cuisse, l'autre s'éclate les jointures sur le manche du balai.

Je vois.

Mia lui apparait encore dans ses rêves ; dans ces cauchemars honteux desquels on ne sort vraiment jamais. Il n'aime pas du tout l'idée qu'elle eusse pu l'aimer autant.

La défaite est sans appel.

Tu me manques aussi, Robin. Je te jure que je ferai le nécessaire pour remonter... mais... à une condition, s'il te plait.

Il lâche le balai et l'attrape par les épaules. Il la maintient, sans appuyer - pour ne pas lui faire mal, simplement la maitriser.

Dis-moi que tu ne ressens rien, sur tout ça. Dis-moi que tu n'as pas l'once d'un doute... sur... cet endroit, sur le système, sur... notre père. Dis-moi que c'est dans ma tête et je mettrai tout en oeuvre pour atteindre le sommet.

Il a le regard des fous ;
les fous les plus lucides.

Pendant un instant, Alfie écarquille les yeux, serre sa prise sur les épaules de Robin. Il cherche à lui arracher une vérité qui l'arrangerait, derrière laquelle il pourrait se cacher. Mais après quelques secondes d'un silence pesant, Robin dément. Elle ne ressent rien. Rien du tout. Alfie plisse les yeux, la dévisage pour essayer de gratter derrière un potentiel masque - elle ment, se dit-il. C'est évident qu'elle ment. Il le sent au fond de ses tripes ; ça le secoue tellement qu'il pourrait en vomir.

Malgré tout ;
il se sent incapable (pour l'instant) de remettre en question son jugement. Il étire un sourire un peu triste, désabusé.

D'accord. Je te crois.

Lui aussi, il ment.
Si c'est aussi facile, c'est parce qu'elle lui en a donné l'impulsion.

Je vais me reprendre. Je vais aller chercher mon petit déjeuner et je ferai le nécessaire pour me remettre sur le droit chemin.

Il ment mais c'est délicieux... Il en a envie, Alfie - de retrouver sa chambre, Marley, ses amis. Il a envie que le Père lui murmure qu'il a été un gentil garçon et qu'il mérite désormais son attention.

Mais sa désillusion finale se mue en farce fatale ;

Mais je n'ai pas besoin de ton aide pour y arriver.

Le port altier et supérieur, Alfie n'a pas besoin de se grandir pour la regarder de haut. Il lui rappelle, à la manière des anges déchus, qu'il a atteint le haut du ciel avant elle.

J'y arriverai seul, je n'ai pas besoin.

Qu'il répète, pour achever de se convaincre.
Il en a presque oublié qu'il mentait.