amazed

— gradus prohibitus

à bout de bras kafka retient son cœur. consigné à son pauvre écrin de chair, il sent palpiter sa présence hachurée d'organe récalcitrant que la coupole retournée des os de la cage thoracique peine à magnifier.
à bout de bras kafka exhibe son cœur. on l'a bardé d'aiguille. chaque jour il lui faut détailler son âme ; le grain dénudé de sa surface révélé à portée de bien des yeux est scruté de très près sous les rayons d'un soleil torve, dont les couleurs artificiellement réduite rappellent ponctuellement le carnage du couchant.
il faut supporter, songe-t-il. il faut faire des efforts. ils vont trouver. y'a-t-il quelque chose à trouver ?

il faut écrire, on lui dit. faire le compte-rendu de soi-même, et puisque l'on est la somme calibrée de ses pulsions, alors il faut les incarner en données. jour douze : je suis fatigué. et j'ai la nausée. j'ai mal dormi. j'ai rêvé du goût des fleurs. j'ai rêve de chair à vif. et je n'ai pas réussi à prendre mon petit déjeuner.

jour x. je suis fatigué et j'ai la nausée, etc. j'ai rêvé de xxx, qui était blessé, je crois. dans mon rêve je me suis penché sur lui et j'ai lapé le sang de ses plaies, comme un animal. je les ai vus faire à la ferme. je sais que c'est dégoutant. est-ce que c'est vraiment de ma faute ? c'est juste un rêve.


aujourd'hui c'est alfie qui lui tend son carnet. kafka lui arrache des mains. il a rougi et il tremble. voilà ! alfie fait désormais partie intégrante des observateurs. ce n'est pas juste.
pour la première fois kafka se surprend à détester cette faim dévorante qui le conserve.

tu n'aurais pas dû lire, il voudrait lui dire. tu veux m'aider pour les mauvaises raisons. mais c'est trop tard et alfie est là. kafka a envie de lui jeter son carnet à la figure. lui aussi il faudrait le détester.

— ...
non.
je veux pas me confier.

il lui tourne le dos et garde les yeux baissés sur la page de garde de son carnet. dire qu'on peut épingler tout un kafka en quelques pages sans que le translucidisme soit même nécessaire !

— pas besoin.
... tu as lu.
donc...
... tu sais.

... de toute façon,
il n'y a pas grand-chose à dire de plus.

j'ai faim du monde entier.

— ...
tu peux pas m'aider.
je dois me retenir, c'est tout.
je dois faire des efforts.
va-t-en.

kafka ne sait pas s'il serait prêt à mourir au nom de la satiété. probablement pas. il est intimement convaincu qu'il finira par désobéir. les monstres ne sont pas sages.

— gradus prohibitus

kafka hausse les épaules.

il est facile de se confier aux prêcheurs. on les aime et ça n'engage à rien.
— l'amour de kafka n'engage à rien car il converge vers un cœur désintéressé.

— ça n'a rien à voir. en jetant un regard par dessus son épaule. moi, je n'ai rien à voir avec toi.
— étrangement, l'ignorance d'alfie le contrarie. il a envie de lui expliquer. il essaye de se persuader qu'alfie ne le comprendra pas. — je t'ai déjà dit que je n'aime pas ce qu'on mange à la cantine.
moi, ça me rassasie pas.
je ne sais pas ce que c'est, de...

kafka hoche la tête.

— bref. sors de ma chambre, maintenant.

il a envie de lui parler.

— ... oui.

c'est dur.

— pourquoi tu me demandes ? je sais bien que tu me trouves bizarre et dégoutant comme tous les autres. ça t'intéresse pas vraiment tout ça. tu veux que je te dise pour pouvoir aller tout raconter à luke après, hein ? pour que vous puissiez vous moquer de moi.
c'est pas la peine de continuer à faire semblant d'être gentil avec...

il sursaute. on le voit se détourner.
— kafka a porté une main à ses lèvres. il a les yeux écarquillés et le cours violacé de sa peau s'est gorgée d'une pourpre dégueulasse. — ...
son carnet est tombé à ses pieds dans un bruit mat. kafka s'agenouille pour le ramasser.

— ..........
arrête...
dis pas... n'importe quoi.

en se relevant, il doit bien lui faire face, à alfie.
— il déteste le son en creux de son cœur qu'un désir répugnant jette en bouillie contre les barreaux de ses côtes. — tu p-peux pas...
...
me proposer ça...
s-sérieusement...
tu te moques.
hein ?
tu te moques encore de moi.

mais kafka a fait un pas vers alfie et il réalise avec horreur qu'il est en train de saliver.

— ...
non.
je peux pas.
non non non
tu te moques
tu me fais marcher
tu veux aller tout rapporter aux parents après
tu mens
ça se peut pas
tu peux pas me proposer ça sérieusement
... c'est pas possible

sous ses paumes — la frustrante chaleur de ses pommettes en filigrane au glacis désincarné de ses ongles.

— tu te rends pas compte
ce que tu dis.
...
de ce que ça implique
tu te rends pas compte.

— gradus prohibitus

il n'a encore jamais vu alfie se fâcher vraiment.
c'est une vision étrange que la colère d'un autre. c'est désincarné et guttural. la voix émane d'un on-ne-sait-où indéfinissable ; les traits du visage sont fondus ensemble dans le masque écarquillé d'un genre de révélation insondable. la fureur transforme sans enlaidir, à la manière des cocons.  

— par réflexe, kafka esquisse un mouvement de recul. il pressent vaguement l'orgueil d'alfie et le fait qu'il en est la terrible excuse. subitement, il comprend.

— ...
alfie.
en fait,
toi aussi,
t'en as envie.


kafka s'essuie les lèvres d'un revers de manche et fait un pas vers lui. son cœur bat très vite et il se sent curieusement calme.  

alfie se moque sans le savoir. il verra bien ! il verra bien ce que cela veut dire. tant pis pour lui. c'est son fardeau. on le laisse aimer sans le retenir ! kafka va lui apprendre. enfin — kafka peut apprendre quelque chose à quelqu'un. communier.
il se sent extatique. il est tellement heureux qu'il en a mal au cœur.

— d'accord.
...

il ose encore un pas.

— je dirai rien.

... évidemment.

à qui veux-tu que je le dise ?
il n'y a que nous. dans cet ordre.

— ...
j'espère que tu comprends... ce que ça veut dire.
tout ça.
après...
ça sera trop tard.
hein ?
ça sera trop tard pour regretter.
...


merci, alfie.
je te remercie.
merci.

...

enlève ton tshirt.
et... ton pantalon.
...

... si tu veux pas que ça se voit.

— gradus prohibitus

— tu... veux pas ?

après tout — il se peut qu'alfie ait voulu pousser au plus loin les limites de l'inconvenance. d'antiques réflexes de préservation assaillent kafka ; de désagréables images fragmentées en sourires torves et en rires moqueurs ; des souvenirs tailles en pointes dénonciatrices ; des ombres vieillottes au ras des plinthes, le bruit de la chasse d'eau, des choses grotesques.

— mais alfie fait mine d'ôter son tshirt alors kafka oublie. il détourne gentiment le regard. il ne se rend pas compte. son cœur bat très vite.

— ...

où donc ?
dans le cou ; la chair est tendre et significatrice. c'est sa partie préférée. alfie porterait sa morsure comme une parure dégénérée. ce serait se moquer.
l'épaule. les côtes.

— ...
oui.
ça fait mal.

mais
...
c'est pas...
une douleur... désagréable.

kafka songe à cette nuit bizarre avec hector.
il pense aux conseils de dani. ça le fait rougir.

— .......

tu verras.

peut-être...

kafka commence à avoir faim.

— ...
...
je vais...
le faire...
dans le ventre. la genèse.

kafka tend l'index en direction du centre.

— comme ça,
ça se verra pas du tout.

et puis, c'est là l'origine de la faim.
kafka a pour lui la lucidité d'avant les ravages.

— allonge-toi.

— gradus prohibitus

kafka s'assoit auprès d'alfie.
cette fois tout est différent.
kafka adore alfie et alfie est d'accord.

— kafka a l'impression qu'il doit s'agripper à son cœur pour le retenir de s'écouler.
il jette un regard à alfie par dessus son épaule.
c'est mal. c'est mal. c'est mal. ça lui donne envie.

les petites tâches de salive collantes comme des perles qui maculent déjà ses paumes sont les siennes. ces pointes de lune immonde qui lui pendent aux lèvres constituent les preuves morcelées de son affection.

— kafka ne pense qu'à lui.
il enjambe le corps. ses genoux encadrent le bassin d'alfie et leurs fronts se touchent presque. ils respirent fort. ils ne se disent rien. mais il faut déjà se redresser. kafka ne se pose pas de question.

la tiédeur de la peau adverse offre à la vue le contraste misérable d'une palette irréconciliable. kafka s'en veut de loin pour ses doigts froids ; il révère la sérénité d'alfie du bout des ongles en délimitant les lignes de son propre caveau. il faut découper là. et si alfie aime,
si alfie a faim
alors
peut-être aura-t-il exhumer plus loin.

kafka repose. il a posé son oreille contre le ventre d'alfie et il écoute. quelle forme a la voracité d'alfie ? il se figure ses contours de monstre et sa verve rampante bardée de pourpre humide. sous la peau les choses prennent toute la place. kafka se sent bien. il ferme les yeux.

on devrait en rester là ; au seuil de l'obsession. on serait juste un amas de membres emmêlés schématiquement. on pourrait dormir.

— je suis désolé.

avant de manger, on embrasse. c'est pour honorer la chair.
sans ouvrir les yeux, kafka le mord au flanc gauche, juste en dessous des côtes.

— gradus prohibitus

TW GORE

kafka ouvre les yeux. il a le vertige ; de ces vertiges notables, un peu ridicules — que l'on éprouve immédiatement après l'ataraxie.
en creux dans la chute, une nuance de distraction saillante, comme une épine à la surface d'un morceau de bois pourri. non,
ce n'est pas fini.

il a du sang plein la bouche et le goût d'alfie l'étrangle. kafka le regarde longuement et il se rapproche. ses mains sales encadrent désormais les épaules du jeune homme et son ombre portée creuse au niveau du cou adverses d'effroyables reliefs qui le font saliver.

— kafka pose une main sur la blessure. l'ichor affleure à ses jointures dans un immonde flot de satin sans limite. kafka réalise qu'il rit doucement. — ça t'a fait mal,
je t'ai entendu crier.

je te l'avais dit.

il lape désormais au creux de sa paume, comme une bête ordinaire qui se serait laissée conquérir par la préscience malvenue du carnage. la pénombre fixe à ses tempes de laiteuses arabesques aux reflets de joyaux livides.  

— mais
ça existe
les douleurs — agréables.

— kafka se penche sur alfie.
(il veut partager avec lui son goût)

— alfie n'est plus très loin.
entre leurs deux corps l'infranchissable barrière dédoublée de la peau tendue — peut se chiffonner aisément avec un peu de volonté affilée.
les os d'alfie sont à portée ; ses passions, ses organes, le grenat liquide de ses remords à venir, le bouquet entrelacé de ses veines ; enfin, la somme de toutes ses chairs, qui s'agrègent autour de leur vice en partage et qui définissent le désir kafkaïen.

— en caressant la joue d'alfie, kafka inaugure un chemin d'amarante flottante qui ressemble à un dessin d'enfant.
alfie a toujours les joues chaudes. c'est l'une des choses qu'il préfère.

— moi,
...
j'ai envie de continuer.

et toi ?