amazed

Elle court, Abyss. De toutes ses forces, autant qu’elle peut. Elle jette son corps en avant, espère que ses jambes tiendront. Mais elle le sait, au fond, au bout de cette course, il n’y a que l’effondrement. Jim voulait lui parler. Du moins c’est ce qu’elle s’est imaginée. Elle est partie avant, elle a fuit avant. Si ça se trouve, il n’y avait rien de grave. Elle n’en sait rien et en même temps, elle sait qu’il sait. Il sait toujours, Jim.

Elle déteste son regard vitreux qui se pose sur elle. Elle a l’impression qu’il sonde son âme, soulève ses secrets, sa culpabilité.
Et normalement, c’est son rôle, Abyss. C’est elle qui lit dans le cœur des autres, capte les émotions, fait le tri sur ce qu’ils ressentent. Mais avec Jim, c’est différent. Jim est un parent et les parents sont intouchables, insondables.

Elle le fuit pour se fuir elle-même. Avec lui, c’est trop silencieux, trop intense, trop différent. Abyss n’aime pas ça, elle n’aime pas ce que ça lui renvoie. Mais Jim la rattrape toujours, bourreau silencieux, protecteur invisible. Main sur l’épaule, douce agonie. Il l’aime bien et Abyss ne comprend pas pourquoi. Ils restent là en silence, souvent, à contempler les champs. Alors aujourd’hui aussi, Jim la rattrape. C’est toujours pareil. Il n’y a rien qui l’arrête.

Elle a trébuché, elle est tombée les mains en premier, s’enfonçant dans la terre. Ça fait mal. Toujours au sol, elle a fait volte-face. Abyss pleure. Elle se love contre le mur de béton qui se dresse dans son dos, cette muraille qui les entoure, les protège, les enferme. La cage du Paradis.
Jim est là. Devant elle. Son ombre qui la surplombe et qui s’écrase contre le mur, derrière elle.

“Deg…” Non. Elle se reprend. C’est Jim. C’est un parent. “Allez-vous en…”

Elle se corrige, Abyss. Gamine bien éduquée par Wicked, elle ne pourrait insulter son patriarche. Elle le supplie. Pars, Jim. Je t’en supplie, pars. Je ne veux pas te voir, je ne veux pas me voir. Abyss pleure. Elle va mal. Elle a l’impression de se noyer sous la mer.

Pourquoi êtes-vous là ?” La voix s’étrangle à cause du sanglot. Pourquoi Abyss est aussi mal ? Pourquoi elle a l’impression que tout se dérobe sous ses pieds ? Pourquoi est-ce qu’elle n’a qu’une envie, c’est d'abandonner ? “Pourquoi… Pourquoi vous restez ?”

La voix s’effondre, un peu plus faible. Elle ne va pas tarder à craquer. Elle se le demande vraiment: pourquoi est-ce qu’il reste, Jim ? Pas auprès d’elle, non non non. Là n’est pas le sens de sa question. Pourquoi est-ce qu’il est resté dans l’enclave au lieu de partir vers le Paradis promis ?
Mais le vrai sens de ses questions, Jim ne l’a peut-être pas compris…

Frisson qui lui parcourt l’échine. Ca lui sert le coeur, Abyss, elle ne sait pas pourquoi. Est-ce le surnom aimant qu’elle n’a que des parents ? Est-ce son ton si doux, si apaisant et en même temps si dérangeant ? Est-ce la culpabilité de le repousser, encore et encore, lui, Jim, qui sait simplement de son mieux ?

Elle ne sait pas, Abyss, mais le cœur est lourd. Ça lui pèse dans la poitrine et elle a envie de hurler. Les mots de Caïn lui reviennent d’un coup “as-tu déjà essayé de parler de ce que tu ressens à un parent ?”. Elle avait rit nerveusement. Persuadée que les parents ne pourront pas comprendre ce mal qui la ronge.Non, personne ne peut. Abyss est seule, elle en est sûre. A moins que ?

Il lui implore de parler mais même si Abyss le voulait, elle n’arrive pas à faire sortir le moindre son de ses lèvres. Sa gorge se serre et seuls les quelques sanglots arrivent à s'échapper dans l’air.

“...d’a… d’accord.”

Elle finit par abdiquer, lui autorise à rester. Il l’aurait fait même sans son autorisation, Jim. Il l’a toujours fait, l’ombre paternelle qui veille. Mais elle se permet quand même. Ça lui donne l’impression de contrôler quelque chose, dans tout ce bordel émotionnel.

Abyss prend le temps de se calmer. Essaye comme elle peut de s'apaiser. Elle se remémore tous les conseils qu’elle a donné aux autres blocards, quand ils éclataient en sanglots dans ses bras, quand ils lui confiaient leur peine.  Elle avait le geste doux, les doigts parcourant les cheveux, caressant le creux du dos. Elle avait la voix calme, berçante, murmurant qu’elle était là, que tout irait bien. Abyss a toujours été là pour recueillir les autres, laisser leurs états-d’âmes s’échouer contre son cœur, comme l’écume qui vient se déposer sur le sable. Mais Abyss, à l’inverse, n’a jamais eu personne à qui s'agripper. Personne sur qui se reposer. Alors elle a fini par s’oublier.

“Je… je ne sais pas ce que j’ai… J’ai peur… J’ai mal au cœur, j’ai la tête qui vibre, le bruit ne s'arrête pas… Ça me fait peur, je me sens mal, j’ai l’impression que je vais imploser…”

Ses mains s'abattent contre ses oreilles. Elle se sert les tempes comme pour faire taire ce bourdonnement incessant, ce torrent d’émotion. Et puis soudain, elle relève la tête. Cherche du regard Jim. A peur de ce qu’elle pourrait y voir, mais c’est trop tard. Au pied du mur, il n’y a bien que lui, aujourd’hui.

“Je suis pas normale, n’est-ce pas ? Il y a un truc qui tourne pas rond, chez moi. Je le vois bien. J’arrive pas à être comme les autres… Quand je vois ce qu’ils ressentent, je sens le gouffre qui nous sépare de plus en plus… Je me sens si seule, Jim… Est-ce que je suis folle ?”

Et dans ses yeux à elle, le paternel peut y lire,
de la détresse.
Alors la panique la gagne,
encore.
Comme si elle regrettait d’un coup d’avoir délivré tout cela, de s’être confiée avec sincérité. Comme si elle s’en voulait de lui avoir montrer la vérité, sa vulnérabilité.
Elle a peur, Abyss. Peur de la suite. Peur de ce qu’elle ne peut pas anticiper. Peur de ce qu’elle ne peut pas lire.

Tu vas me dénoncer ? Aux autres parents et au Père suprême ? Je…Je vais perdre une étoile ?”

Le "vous" tombe. Remplacé par le "tu". Il n'y a plus de consistance. Plus aucune rigueur. Et le plus fou, peut-être, c’est que ça ne lui fait pas vraiment peur. Ces mots-là, cette crainte-là, ce ne sont pas les siens, ce n’est pas la sienne. C’est le fruit d’un endoctrinement précis et méticuleux qui la berce depuis l’enfance.
Au fond, Abyss s’en moque de perdre son rang, de finir comme Alfie, de sombrer dans l’oubli. A quoi bon, de toute façon ? A quoi bon quand on a perdu tout espoir de rédemption ?
A ce train là, elle n’atteindra même pas le Paradis.
Elle sombrera avant.
Bien avant.

Le ventre qui se noue, les battements qui s’accélèrent, la tête lourde, l'âpreté au bord des lèvres. Abyss a un haut le cœur, un tiraillement. Elle peine à l’entendre vraiment, mais elle le sent. Même sais son pouvoir, elle comprend ses intentions, ses mots doux, sa panique, sa voix douce.
Et elle s’en veut, Abyss.
Elle s’en veut d’être là, par terre, à geindre. Elle s’en veut de sangloter, d’avoir le cœur sur le point d’exploser. Elle s’en veut de le repousser, de la distance toujours imposée. Elle s’en veut de ne pas l’aimer.

Culpabilité.

“Pas moi !”

Elle finit par crier, désespérée. Il croit en elle, ma chérie, mais pour quoi faire ? Abyss ne croit pas en elle. Abyss ne croit pas en lui. Abyss ne croit en personne. Abyss ne croit plus en rien.
A quoi bon ? Pour quoi faire ? Ça ne sert à rien. C’est stupide, idiot, vain. Autant fermer les yeux, arrêter de pleurer, de sangloter, de respirer. Se laisser fondre, se laisser partir… dissocier.

Il dit qu’il comprend, qu’elle n’est pas folle, que ça va aller, qu’il peut l’aider. Elle voudrait le repousser, sceller son sort, troquer ses étoiles contre l’indolore, partir à jamais, sans se retourner.
Mais Abyss n’en a pas la force.
Le corps s’arrête de convulser doucement, les sanglots se font plus doux, comme un enfant. Elle a l’impression qu’il y a un flottement, le temps s’effile et s’arrête, Abyss n’entends plus rien qu’un bruit sourd et les battements de son coeur.

“...” Elle marque un temps, trop sonnée pour répondre. “...oui.”

Oui, elle veut aller mieux.
Non, elle n’a pas la force d’affronter cela seule.
Eden et Caïn avaient peut-être raison.
En parler à un parent, prendre des médicaments.
Passer ses nuits sous les pilules entre murs blancs.

“Je n’en peux plus Jim… aide-moi…”

Elle tend la main, comme un nouveau-né, les doigts cherche le réconfort, un bout de manche, de col, un tissu auquel s’accrocher. Elles cherchent Jim. Elle cherche son salut.

Il le dit encore. Répète ces quatres mots maudits qui finissent par s’infiltrer dans son esprit. “Je crois en toi”. Jim croit en elle, Jim est fière d’elle, Jim ne l’abandonnera pas. Abyss a peur parce que si Jim le répète encore, elle finira par y croire. Abyss ne veut pas d’espoir, elle ne veut pas se faire d’illusion. Si c’est la chute qui l’attends alors autant foncer tout droit.

Mais c’est trop tard. Abyss se calme. Elle baisse sa garde.

Elle frôle les doigts de Jim. Ils sont plus longs, rugueux, usés par le temps et par le tabac. Le contact avec la paume de sa main la fait trembler. Il y dégage une chaleur humaine, parentale, et en même temps… C’est si froid. Elle s’accroche par réflexe, entoure son doigt de ses mains, comme un nouveau-né, comme un enfant apeuré.

Elle hoche la tête quand il lui demande si elle peut se relever. Elle n’est pas sûre, en réalité. Ses jambes pourraient céder. Mais elle sait que c’était la réponse à donner. Elle s'appuie sur Jim, tremble un peu, menace de s’effondrer. Mais Abyss tient le coup, le regard rivé vers le sol. Il ne faudrait surtout pas regarder Jim. Surtout pas croiser son regard. Elle aurait beaucoup trop honte.

“Je…”

Abyss ne sait pas quoi dire. Abyss est bien trop vulnérable.
Qu’est-ce qu’elle doit faire maintenant.

“Pardon…”

Mais pour quoi ? De quoi Abyss est désolée ? Qu’est-ce qu’elle craint que Jim lise en elle ? Quelle culpabilité porte-t-elle ? Est-ce ses doutes contre le système ? Sa méfiance contre les parents ? Son rejet du Père Suprême ? Son mépris des blocards ? Sa jubilation face à la chute d’Alfie ? Le baiser offert à Eden ? Son envie d’aller dans le Labyrinthe avec elle ?

Jim est l’opprobre.
Il saura sûrement mieux qu’elle.