amazed

Alfie ne regarde jamais le tableau des rangs étoilés, ne consulte jamais le classement. S'il s'en fichait une fois premium, ça n'a pas changé après avoir perdu toutes ses étoiles.
Ainsi, en cette magnifique soirée du vingt-quatre août, Alfie n'a aucune idée de la destitution de Kafka. C'est presque trop serein qu'il revient des douches, habillé d'un simple débardeur et d'un short, la serviette toujours pendante sur son épaule. Le couloir du sous-sol est encombré, agité. Alfie croit apercevoir, de loin, du mouvement et une porte ouverte à côté de sa chambre. Sûrement un emménagement. Il ne fait pas immédiatement la liaison avec le jour du confessionnal. Alfie a encore l'esprit embrumé par les vapeurs d'eau savonneuse.

Arrivé au niveau de sa chambre, il refrène la curiosité de regarder à l'intérieur de celle voisine. Je m'en fiche, qu'il essaie de se convaincre. Heureusement pour elle, la réponse vient d'elle-même.

Ah !

Trop tard - ça s'est échappé de sa bouche en cœur. Alfie fronce les sourcils à la vue de Kafka, secoué de ne pas avoir été prévenu pour savoir comment réagir. Il repense aux termes de son contrat avec Robin et hésite à demander ; Kafka s'est déjà enfui telle une souris dans son trou.

Attends !

Il s'élance à la suite ; pénètre la petite pièce dans laquelle il s'est réfugiée. Alfie constate à quel point elle sent l'humidité et la poussière, comme lorsqu'il a emménagé dans la sienne il y a quelques mois. Le lit présente une latte cassée et les draps sont pliés au bout. Il n'y a que quelques modestes cartons.

Je sais que tu veux plus me parler mais...

Visiblement, le destin a décidé de forcer les choses.

On va être voisins, alors...

Alors rien. Alfie ne sait pas par quel bout tout recommencer.

Comme Kafka s'est enfuit dans sa chambre, Alfie se retrouve dans une position un peu gênante. Il bloque l'unique sortie de cette pièce sans fenêtre, penaud sur le pas de la porte. S'il endosse le rôle du prédateur - Kafka a tout de la proie. Il pourrait se fondre dans le décor sans même essayer, tellement il est livide. Sa peau blafarde se confond avec les murs grisonnants d'usure.

Tu es obligé ?

Alfie soupire, vite exaspéré par la culpabilité et le malaise que Kafka le force indirectement à ressentir. Il déteste l'impression d'avoir fait quelque chose de mal ; déteste l'idée que le roi des mouches puisse avoir peur de lui, ou de le déranger.

De jouer à ça ? A comme si j'allais te frapper pour juste exister ?

Il crache la vérité acide qui lui brûle les lèvres depuis leur rencontre.

C'est franchement insupportable comme comportement.

Sous la dureté de ses aveux, Alfie concède à lâcher un peu de zèle.

Je veux dire... t'es mon égal, merde.

Avant sa perte d'étoile, Alfie n'aurait jamais pensé ça - il ne se serait pas non plus abaissé à mentir pour le prétendre.
Il a bien changé.

Et encore plus maintenant que t'es au sous-sol, toi aussi...

Il inspecte la chambre misérable qu'on lui a attribué.

Sale journée, hein ?

La vérité de Kafka est aussi affligeante que le rôle qu'il se donne. En tant que privilégié, Alfie ne peut pas comprendre ce que vit quelqu'un qui a toujours été proche du bas. Lui a eu la chance de rapidement monter, et de vivre la majorité de son existence dans la lumière - quand Kafka s'est désespéramment habitué à marcher à l'ombre.

Qu'est-ce que ça veut dire ?

Et comme tous les privilégiés ;
ils ont horreur qu'on leur rappelle qu'ils le sont.

Rien, ok.

Alfie s'agace du mutisme de la mouche, d'ordinaire plus bruyante. Il chasse d'une main le bourdonnement qui s'accumule à son oreille et peine à réprimer une grimace à la vue de l'essaim noirâtre voleter autour du jeune sans-étoile.

La question sur Luke lui arrache un grondement embarrassé.

Il inspire par le nez puis s'approche de lui.
Il s'accroupit à sa hauteur, lève une main pour effleurer son bras puis se ravise. Il ne sait ni comment initier le contact ni comment le garder.

Tu me détestes ?

Il ne le déteste pas. Si Alfie n'a jamais partagé les soi-disant sentiments de Kafka, il caresse quand même du doigt le soulagement que son pardon puisse incomber. Que dire ! Il avait fini par vraiment s'attacher à lui. Kafka et ses petites bizarreries ; Kafka et ses silences gênés ; Kafka et le baiser qu'ils ont partagé. A cette pensée, l'esprit d'Alfie vacille et ses convictions s'effritent. Il n'arrive pas à chasser le visage gonflé de jalousie de Luke de son esprit.

Tant mieux.

Kafka appuie sur le fait qu'Alfie n'est pas coupable ;
pourtant il se sent jugé. C'est plus fort que lui - la culpabilité lui tord le bide.

On est voisins.

Son excuse pue la merde. Alfie le sait. Kafka le sait. Tout le monde le sait dans la pièce !
Et pourtant, Kafka arrive quand même à rendre la conversation encore plus malaisante qu'elle ne l'était déjà.

Quoi ?

Alfie soupire bruyamment et passe une main dans ses cheveux. D'un air plus dur, il affirme :

Je sais pas. Tu le pensais vraiment ? C'était un mensonge ? Sois honnête avec moi, Kafka. Je te le demande. Sinon, ça pourra jamais s'apaiser entre nous.

Au fond de lui, un peu égoïste, il espère que ses efforts seront récompensés. Il vient à Kafka comme un martyr près à demander pardon de ne pas avoir compris l'essence de ses sentiments, ses besoins spéciaux que requièrent les mouches et leur système pullulant d'abnégation. Alfie se sait contrit et affublé d'une mission qu'il est peut-être le seul à pouvoir remplir. S'il sauve Kafka de ses tourments - alors il se repend pour Mia et pour le reste. Il y a une lueur d'espoir dans les cheminements obscurs et bourdonnants. Il y a de la lumière en Kafka et Alfie s'obstine à vouloir s'y réfugier !

((malgré ses je t'aime hasardeux et sinistres))

Qu'est-ce que ça fait ?

Il reste debout derrière lui, rendu immobile par la honte qui le prend aux tripes, en écho à sa cruauté facile.

D'aimer à sens unique, quelqu'un qui ne partage pas notre passion ?

Il prend le temps de se pincer la peau du poignet pour se punir de le dire à voix haute.
Kafka a eu du courage pour cracher sa vérité, qu'elle soit prémâchée ou non - Alfie ne réfléchit plus et ne va pas chercher d'énièmes réponses. Il pose genou à terre et enlace Kafka par derrière. Il enveloppe son corps de ses grands bras protecteurs et soupire, le menton sur son épaule.

Moi aussi je t'aime bien.

Mais il n'est pas Luke ;
et cette dissonance se ressent dans toutes les dimensions.

Je t'en veux pas. Pour Luke et le reste. Si t'es vraiment désolé, sache que ça ira que pour le mieux entre lui et moi à partir de maintenant.

Parce que les désirs refoulés ont été assouvis et qu'Alfie se sent apaisé.

Est-ce que je peux faire quelque chose pour t'aider ?

Nous y voilà ! L'apogée de cette grotesque satyre.

Alfie avait imaginé que Kafka tremblerait sous l'enveloppe de ses grands bras. Mais il le sent raide et figé, comme si la mort l'avait pris avant lui. Il déglutit, croit percevoir l'effort de pudeur - Kafka tente de dissimuler ses larmes ; mais le corps finit toujours par trahir l'intensité des émotions, dans leur état le plus brut - le plus imparfait.

Eh, pleure pas.

Kafka a du pouvoir sur lui. Il lui suffit de verser quelques larmes pour l'attendrir. Alfie ne sait plus où se mettre, ne sait pas comment réagir sans les noyer tous les deux dans un océan de commisération.

Les geignements tragiques de Kafka résonnent en Alfie - c'est un appel à l'aide.
Ses tressautements lui arrachent les viscères ; ses supplications sont déviantes car elle l'appellent à l'envers.
Alfie devrait fuir mais il se colle un peu plus. Il aimerait lui dire je suis fier de toi mais rien ne sort - ça ne serait pas correct, pas vraiment sincère. Alfie est prêt à dégobiller tellement ça le fout en l'air.

Si tu fais des efforts, ils seront tous fiers de toi.

Et encore une fois, Alfie ne s'inclue pas ;
il s'érige comme un spectateur de sa torpeur.

J'y crois.

Il se recule suffisamment pour que leurs visages se fassent face. Du pouce, Alfie essuie une larme ayant roulé sur sa joue et soupire, bouche fermée. C'est un supplice ; il aurait dû rester dans sa chambre, pas se retourner. Il aurait dû, il aurait dû, il aurait dû -

ne pas l'embrasser.

Non, Alfie n'aurait pas dû embrasser Kafka.

Il n'a pas réfléchi ; il s'est contenté d'aller le chercher, et de se nourrir de ses sentiments pour affirmer sa place.
Quand le visage de Luke apparaît immédiatement dans son esprit, territoire déjà conquis par le grand frère des PHY, il geint et le chasse.
Plus tard, c'est un problème pour plus tard et Alfie prie pour que les mouches de Kafka fassent de lui sa carcasse.

Les secondes sont des heures - c'est un supplice de tantale interminable qu'Alfie s'inflige à lui-même. Dans le courant du tartare, il entraîne Kafka avec lui - et s'y noie le premier.
Le regard écarquillé de stupeur, Alfie réalise sa connerie. Elle est vive et lancinante, comme une plaie ouverte. Le sans-étoile recule la tête lentement, un filament de salive s'évertuant à les maintenir en union. Il tombe en arrière, d'abord sur les fesses, empreint à des gestes presque caricaturaux tant ses émotions marquent son visage avec évidence.

Hm..

Le souffle court, il déglutit bruyamment et fuit Kafka du regard, ébranlé de honte d'avoir ainsi cédé à la facilité.

... J'sais pas. Désolé.

Il se redresse sur ses jambes. Elles flagellent tellement qu'elles ont du mal à le tenir debout.

Tu pleurais et...

Perdu dans le chaos des biais cognitifs - Alfie a l'estomac qui se tord ; il ressent la pulsion violente de lui hurler dessus, de lui cracher ses projections à la figure ; de le condamner pour sa propre faute. Il peut le sauver ! Il peut l'aider ! Mais pas comme ça... il doit y avoir un autre moyen ? Une autre voie ?

J'ai mal agi.

Et Alfie mérite d'être puni.

Les mots sont durs et Alfie se noie sous une cascade de culpabilité. Pourra-t-il seulement s'en extraire un jour ? Le visage larmoyant de Kafka est une ode à sa torpeur ; il pourrait simplement se laisser mourir, s'effondrer en un millier de pétales et disparaître sans avoir à répondre de ses crimes.

Arrête...

C'est à son tour d'implorer la pitié, pathétique jusqu'au bout de ses doigts, qui s'accrochent nerveusement aux pans de ses vêtements.

S'il te plaît, arrête.

Mais Kafka n'arrête pas.
Il le dresse en démon, en monstre impitoyable - mais pas ceux qu'on craint et respecte - non ! ceux qu'on méprise car ils nous débectent.

Y'a rien de bon à aimer, contente-toi de me détester. Je suis horrible, ça devrait être facile ?

Et pourtant, ses cuisses tremblent. Il aimerait avoir la foi de s'agenouiller et de demander pardon.

Je voulais juste...

Ne me déteste pas ! C'est trop dur à supporter !

Je vais me coucher, Kafka.

Il n'attend pas qu'il le retienne et traverse la chambre, en refermant lentement la porte dans un couinement - enfermant Kafka dans sa nouvelle prison, seul avec ses pensées, seul avec ses démons. Alfie regagne sa chambre et se jette sur son lit. Il attrape son oreiller pour hurler un cri étouffé, l'odeur de la mouche encore imprégnée sur son visage et ses cheveux mouillé.