amazed

Abyss a fait comme tous les matins: elle s’est levée de bonne heure, elle a passé de l’eau sur son visage et enfilé sa tenue de sport.  Elle est allée courir ensuite, pour s’échauffer et finir de se réveiller. Au réfectoire, elle a avalé deux tartines beurrées car deux est le premier nombre premier. Elle n’a pas pris sa douche. Procédé inutile quand on passe sa matinée à courir. Elle la prendra juste avant midi, en rentrant du Labyrinthe. Par dessus son t-shirt près du corps et son short, elle a enfilé un gilet à capuche sur ses épaules car même l’été, il peut faire froid entre les murs.

Elle s’est dirigée à petite foulée vers la porte Sud. Ses pas n’ont pas la même saveur que d’habitude. Si Abyss parcourt ce chemin dans l’enthousiasme de la course et des découvertes à venir, ce n’est pas le cas aujourd'hui. Aujourd’hui, Abyss est autant inquiète qu’elle n’est contente. C’est un étrange mélange d'émotions qu’elle se permet de nommer hâte. Elle a hâte car ce matin Abyss foulera le Labyrinthe non pas de deux mais bien de six pieds. Ce n’est pas premier mais ça lui convient car c’est divisible par trois.

Eden, Abyss et Caïn.

“Salut !”

Elle est surprise d’être arrivée après eux. Peut-être est-ce l’habitude. Abyss est précise dans ses horaires. Jamais en retard, rarement en avance, pile à l’heure.

“Vous êtes là depuis longtemps ? Vous avez pu vous échauffer ?”

Si non, il s’agirait de commencer par là. Abyss a confiance en leur physique. Eden est une sportive et Caïn est dans le club d'Athlétisme. Mais la préparation reste primordiale avant de se lancer dans ce genre d’expédition.

“On va refaire un point avant de passer la porte. Déjà: est-ce que vous êtes toujours partant ? Vous avez le droit de dire non ou de changer d’avis.” Bien qu’elle espère qu’ils resteront. “Sur le plan physique, ça devrait aller. Vous avez le cardio et la vitesse, mais ce qui compte, c’est surtout l’endurance.” Pas besoin de courir impérativement vite pour l'instant. Il n’y a pas de risque, aussi tôt dans la journée. “Caïn, ça ne devrait pas trop t'affecter, mais toi Eden, le Labyrinthe annule nos capacités. Ca peut-être surprenant au début mais c’est normal. Si tu te sens mal ou prise de vertige, dis-le moi.”

Elle a de l’eau et à manger dans son petit sac à dos.

“Le Labyrinthe peut-être intimidant mais je le connais, ne vous inquiétez pas. On est à la fin du mois donc on a bien répertorié les sections avec les coureurs. On les croisera peut-être d’ailleurs, ne soyez pas surpris !”

Ils ont dû partir un peu plus tôt.

"Il y a deux règles que je vous impose. Elles sont primordiales, si vous ne les respectez pas, j'annule la sortie. Premièrement: on se quitte pas. On cours ensemble. Toujours. Deuxièmement: vous pouvez choisir certaines directions sauf si je dis non. Vous avez le droit d'explorer comme vous voulez, il faut que ça reste agréable pour vous, mais c'est moi qui aurait le dernier mot. Ah, et, dans les endroits étroits, je fermerai la marche.”

Pour rester concentrée et veiller sur eux. Pour ne pas les semer dans un élan trop passionné. Car entre ces murs, Abyss aime se laisser porter.

“Est-ce que ça vous va ? Vous avez des questions ?

Sourire rayonnant.
Elle attendait ce moment depuis longtemps.

Eden, telle une future mère, impose la troisième règle. Elle redéfinit les règles, pose les limites où il le faut. Abyss hoche la tête, acquiesce. Celle-ci était tacite.

“Je ne vous laisserai pas plus d’une heure là-dedans.”

Grand maximum.
Non pas que ce soit fondamentalement dangereux. Abyss estime qu’il n’y a pas de risque de courir aujourd’hui avec deux rookies. Les coureurs ont eu 28 jours pour cartographier, passer au crible les allées. Ils connaissent l’agencement des sections et si chaque jour, les chemins sont différents, ce n’est plus assez nébuleux pour avoir une chance de s’y perdre.
Le danger viendra d’ailleurs. Viendra d’eux seuls. Eden le souligne très bien quand elle mentionne son enfer personnel. Si Abyss est rodée quant à la perte de son pouvoir, si elle est habituée à le voir se soustraire, elle se doute que ce n’est pas le cas de ses deux amis.

Elle soupire alors qu’ils insistent.

“Non. Les allées sont larges au début. On va courir côte à côte.” Elle ne leur mettra pas plus d’une ou deux foulées. “Quand j’estimerai que ce sera bon, je prendrai la tête, si vous y tenez.”

Sauf dans les endroits étroits où ils passeront en premier parce qu’en cas de danger, Abyss préfère qu’ils le voient de front. C’est à elle de couvrir leurs arrières.

“On peut !” Elle reprend, plus joyeuse. Les instructions ont été communiquées. Abyss a confiance en Caïn et Eden pour les respecter. “Ah, et. On est pas obligé de courir en continu. Il y a de belles choses à voir, parfois on marchera.”

L’excursion, à la voix d’Abyss, ressemble plus à une balade qu’à un challenge. Parce qu’elle a l’habitude, elle est rompue à l’exercice. Elle ne réalise pas qu’Eden et Caïn éprouvent des difficultés et de l’appréhension à s’y lancer. Elle les guide au pas jusqu’à la porte Sud qui les surplombe. Comme une adolescente un peu fière, excitée à l’idée d’une surprise, elle jette de brefs coup d'œil à Caïn et Eden. Elle essaye de ne pas penser à ce qu’ils ressentent mais les sons sont forts. il y a de la hâte, beaucoup d’inquiétude, le souffle coupé face aux immenses murailles qui s’élèvent vers les cieux.

“Bon.” Dernier coup d'œil en arrière. “Hey. Ca va aller, ok ?” Promis juré. Abyss leur offre un sourire sincère. C’est le dernier qu’elle peut leur offrir et qui a le goût de son empathie car dans quelques instants, Abyss ne sera plus totalement Abyss. “En piste !”

Elle s’engouffre dans le Labyrinthe avec une facilité déconcertante, entre Eden et Caïn, légèrement en avant. Ils passent la porte à petite foulée, pour s’économiser. Le premier pas est libérateur. Abyss clos ses paupières une fraction de seconde. Elle a l’impression de vivre le moment au ralenti tandis qu’elle sent le bruit sourd dans sa tête s’effacer doucement. Son cœur se purge de ces bribes d’émotions et son esprit devient clair tandis que la respiration de son corps se stabilise. Abyss se sent bien, Abyss se sent vivre, Abyss se sent pure. Elle se fend d’un grand sourire.

“Dans cette partie, les sections décrivent un hémicycle. L’ordre est, d’ouest vers l’est: 1, 4, 7, 5 puis 8. Au début, on pensait que la suite du Sud était anormale puisqu’après 7 elle repartait à 5, tandis qu’au début on avait bien des sauts de 3… Mais c’est parce qu’il fallait regarder modulo 5 ! On a eu de la chance d’avoir un pattern aussi facile ce mois-ci. On est actuellement dans la 7. Le nord, lui, est plus chaotique, mais de toute façon, on va rester dans cette section-ci aujourd’hui !”

Elle parle avec une voix claire, une voix grave. Un ton de passion qu’on ne lui connaît que trop peu, que Eden a à peine effleuré sous la couette, durant leur anniversaire, en partageant leur secret.  Abyss semble épanouie, comme si l’effet du Labyrinthe avait comme effet de la faire briller.

“Gauche. Puis droite sur deux intersections et on repartira à gauche.”

Elle donne ses ordres. La première allée est droite comme toujours à l’entrée des portes. 4 mètres de largeur pour une vingtaine de longueur. Au bout, un mur. Abyss a annoncé le chemin alors ils tournent à gauche puis tout de suite à droite. L’ambiance à changée tandis qu’ils s’enfoncent de plus en plus vers le cœur du dédale. On y sent l’odeur du lierre et de la pierre, le frais des courants d’air et surtout surtout… le silence de la paix.

“Comment vous vous sentez, tout va bien ?” Abyss a fait volte-face, elle s’est permise de s’avancer d’un mètre pour pouvoir les voir. Elle a les yeux qui brillent, un sourire grand comme le monde. Eden et Caïn ne l’ont jamais vu comme ça. “Au bout de l’allée, on ira de nouveau à droite. On fera une pause, j’ai un truc à vous montrer !”

Abyss est en effervescence mais par réflexe, elle en profite pour vérifier si tout va bien, s’ils s’en sortent physiquement comme mentalement. Elle prend les informations quand elle peut mais c’est bien moins de penser aux autres sans son pouvoir. Bien moins facile de s’oublier quand elle est heureuse.

Abyss écoute Eden avec un sourire singulier. A-t-elle déjà été si heureuse en vingt-quatre ans de vie ? a-t-elle déjà été plus joyeuse qu’en arpentant le Labyrinthe avec son amie ? Abyss en a presque oublié Caïn. Elle ne voit qu’Eden, la promesse de leur anniversaire, le plaisir d’une passion partagée.

“Je vois ce que tu veux dire. C’est l’idée, mais en un peu différent… en circulaire, tu vois ?” Pour Abyss, l’Enclave est un cube au milieu d’une demi-sphère. “On a des balises. On les pose surtout en début de mois, quand tout est encore à découvrir. On a tendance à les récupérer à la fin car les sections changent complètement d’un mois à l’autre alors il faut tout recommencer.” Et ces balises sont de précieuses ressources à ne pas gâcher. “Disons qu’à force, nos repères sont précis et visuels.” Un bout de lierre fanée dans la section trois. Un escalier difforme dans la six. Une fissure dans le mur près de la porte sud… “Mais ça peut être une bonne idée, je leur dirais !”

Abyss offre un sourire à Eden. Elle est profondément contre cette histoire de peinture car elle aurait l’impression de gâcher la beauté immaculée du Labyrinthe. Mais d’un point de vue pratique, elle doit admettre que ce n’est pas une mauvaise idée.

“On peut ! En souvenir.” L’idée lui plaît, si c’est en petit, en caché. Quelque chose qui n'appartiendrait qu’à eux. “Venez.”

Elle les guide à l’endroit prémédité, au bout de l’allée. Ils tournent à droite comme indiqué. Si pour l’instant le Labyrinthe s’est contenté d’être en deux dimensions, il offre là un tout nouveau regard: devant Abyss, Eden et Caïn, se dévoilent un escalier qui semble monter vers les cieux. Abyss a arrêté de courir. Elle l’emprunte en marchand, en profite pour reprendre son souffle. Tout en haut, la plateforme de marbre se veut belvédère. Le Labyrinthe dévoile une magnifique vue sur une section ouverte. Il y a en face d’eux un étrange damier. Dans la rigueur d’un carrelage, il d’une part  des fosses titanesques qui s'enfoncent vers les abîmes. D’autre part, des étranges dalles gravées d’une langue inconnue qui s’élèvent timidement vers le ciel. C’est une jolie forêt de pierre, aussi organisée que dangereuse. Et devant eux, bien plus loin, tout là-bas par delà la clairière de goudron, une porte énorme marquée d’un “7” gigantesque.

“On va s’arrêter là. Je vous présente la place de la section 7.”

Elle est un peu fière, Abyss. Qui aurait cru que dans le Labyrinthe existerait une telle vue. Ils sont à 4 mètres du sol sur cette plateforme. Assez haut pour admirer la vue sans avoir le vertige. Abyss s’installe au sol, déballe les bouteilles d’eau et demande aux deux autres d’en faire de même. Il est temps de faire une pause.

“On va boire et manger. Ca nous fera du bien. On ira pas plus loin aujourd’hui, alors profitons un peu de la vue.  Il est bientôt 10h.“ Elle le sait grâce à la montre qu’Eden lui a offert. “Le soleil offre un joli angle ici, à cette heure. On va pouvoir en profiter.”

Son attention se repose enfin sur Caïn. Ca la frappe d’un coup, elle ne l’a jamais vu comme ça. Caïn est soudainement vulnérable, les murs érigés grâce à sa capacité son tombé. Il semble presque plus pâle que d’habitude. Abyss l’observe en silence. Elle non plus, ne dispose pas de sa capacité. Mais elle connaît Caïn comme un ami ou comme un frère. Elle n’a pas besoin de son pouvoir pour lire dans ses pensées.

“Hey.” Elle s’est approché de lui en silence, vient s’accroupir à ses côtés en lui tendant une bouteille d’eau. “Tiens, ça va te faire du bien.” Elle a posé sa main sur son épaule dans un contact qui se veut rassurant. Du regard, elle demande à Eden si elle a quelque chose à manger pour lui. “ Ca va aller Caïn, je suis là. On a fini la course, tu peux te détendre désormais.”

Il n’y a plus de danger.
Promis juré craché.
Rien ne peut leur arriver.

“Alors, qu’est-ce qu’on écrit pour marquer le coup ?”

La question est pour Eden mais elle englobe Caïn aussi, pour qu’il puisse se raccrocher au wagon de leur discussion, lui qui a été bien silencieux jusqu’à présent. Abyss pointe le mur derrière eux, qui donne sur l’escalier qui leur a permis de monter. Il surplombe la forêt de pierre, c’est l’endroit parfait pour témoigner de leur passage.

Abyss ne se sent jamais autant libre entre ces murs enchevêtrés et ces impasses bétonnés. Elle prend une inspiration a plein poumon, étire ses membres pour ne pas se dégourdir. L'expression de son visage est doux et serein.

"Oui ! Enfin… Je dirai que c'est assez équilibré ?" Abyss affiche un sourire. Elle est contente de parler de son travail. "En général je cours en début du mois car les sections changent, alors il faut tout cartographier et ma présence est utile."

Elle le dit sans prétention. Abyss agit comme le cerveau du groupe, la pointe de la flèche.

"Le reste du mois je suis plus tranquille. Je cherche, je calcule les paternes, j'essaye d'y voir du sens... Donc je reste en salle d'étude ou proche des portes. J'ai besoin d'un endroit calme pour réfléchir."

Caïn l'avait trouvé là, il y a un mois. Abyss ne se rends pas compte que c'est à ce moment là que tout à commencé, que tout à dégénéré.

"Parfois quand un coureur ou un blocard s'y perd, j'y vais car personne ne connait mieux le Labyrinthe que moi." C'est arrivé quelques fois. "En fin d'expédition, le midi ou en fin de journée; je retourne voir mes coureurs. S'ils ont fait une découverte ou un circuit nouveau, je pars seule pour retracer leur voie... Et voilà, c'est à peu près tout je crois ? Merci de m'avoir demander, ça me fait plaisir. Si tu as d'autres questions n'hésite pas !"

Elle rit et lui offre un sourire.

Eden propose de marquer le mur de leur initiale et cela touche plus Abyss qu'elle ne l'aurait pensé. L'idée d'avoir leur nom à jamais gravé sur les murs du Labyrinthe, comme un rappel de cette journée, l'émeut un peu. Quand elle repassera ici seule, elle repensera à aujourd'hui, à Caïn, à Eden, à ces moments où elle était heureuse. Avec eux.

Caïn boit et semble aller un peu mieux mais Abyss peut sentir qu'il est anxieux. Elle le contemple pendant un moment car la personne qu'elle a en face de lui est nouveau. Caïn est différent. De sa voix jusqu'à son visage, il semble mué d'émotions nouvelles que Abyss s'efforce à connaître et reconnaître. Abyss se doutait que cela se passerait ainsi, pour lui. Caïn est du même acabit qu'elle: dans l'Enclave, ils ne sont pas eux-mêmes. L'un parce qu'il use de sa capacité pour se soustraire et effacer ses émotions; l'autre parce qu'elle subit sa capacité pour avoir le droit d'en avoir. Mais si Abyss semble épanouie dans le Labyrinthe, Caïn semble prendre le chemin inverse.

"Tu es sûr que ça va ? On peut rentrer si tu veux."

Il n'y a pas besoin que cela dur trop longtemps. ACE est écrit sur le mur. La mission est réussie.

Caïn refuse et souhaite partir en tête de file avec Eden. Abyss est toujours contre l'idée. Ca ne lui plaît pas de laisser deux néophytes mener la voix mais si cela leur fait plaisir... Elle est prête à concéder. Pour Eden, surtout. C'était censé être son cadeau d'anniversaire.

"Bon très bien, mais je reste derri..."

Elle n'a pas le temps de finir sa phrase que ses deux amis viennent de détaler sans crier gare. Lui filant entre les doigts. Sous le coup de la surprise, Abyss reste un instant interdite. Elle ne comprends pas ce qu'il se passe. Ses ordres étaient clairs pourtant: dans le Labyrinthe, on ne se sépare pas.
Il n'y a ni le temps pour la colère de la désobéissance ni pour la tristesse de la trahison car pour cela, il faudrait déjà surmonter l'incompréhension. Non, dans un réflexe de cheffe de meute, ou celui d'une mère inquiète pour sa portée, Abyss s'élance à leur trousse. Son corps réagit plus vite que son esprit et elle s'époumone à tenter de les raisonner, de les rattraper.

"Attendez !"

Qu'elle crie, le ton ferme, inquiète, désemparée.
S'il leur arrive malheur, elle ne saurait se le pardonner.