amazed

— Cake full of sweetness

aujourd'hui encore...
— les plats d'ici ne combleront guère sa faim ; non plus que celle des créatures avides terrestrement d'un autre genre de nourriture.
du bout de sa fourchette, kafka dévale les valons sinueux que le hasard cosmique de la louche a creusé dans sa purée.
une de ses mouches — un gros taon vert et or ; il n'a pas deux jours — s'est posée sur le rebord de son assiette, macule organique et nécessaire à la porcelaine. elle attend les restes.

il faut manger pour grandir et devenir fort... songe kafka.
mais aujourd'hui encore... — le goût de cette nourriture humaine fait figure d'affront aux sens.
kafka observe la courbe rebondie de sa cuillère, prosaïque graal d'émail d'où déborde la fange poisseuse d'un marécage de mousse hyperprotéiné. son absence cruciale d'affects vis-à-vis de cette masse grasse et grumeleuse l'effraie plus que de raison.  

— kafka se hâte de débarrasser son plateau. il presse le pas dans les couloirs, et déteste se sentir faillir.  

— ena...

...

son appel essoufflé ne parvient qu'à ses propres oreilles. Il doit l'interpeller plus fort. — ena ! ...

en quelques enjambées tremblantes, franchit la distance en carreaux qui sépare leurs deux corps ; pose ses mains infestées de petites veines sur les épaules fuyantes de sa presque-sœur, et secoue. — c'est toi qui...
c'est toi qui !...

retire moi ça...
enlève moi ça.
tout de suite !...

— Cake full of sweetness

— j’ai dit,
…
J… J’ai dit…


On le regarde…
— Le monde entier le regarde ; il s’amuse de la genèse de ses larmes, de ses mains qui tremblent comme des oiseaux blessés qu’ena a repoussé hors de son nid et de ses mots picorés.

(( déjà les regards parasites mûrissent sous la peau leurs œufs d’opprobre mûre ; le temps venu, ils deviendront des larves inoubliables qui le réveilleront en sursaut la nuit et l’empêcheront de se rendormir))

— …

Que faire si l’on rit de lui ? Que faire de tout ce rose ignoble qui lui prend les joues, le cou et le dos des mains comme une allergie survivante à la violine de sa disgrâce ? La terre tremble sous ses pieds. Il recule d’un pas. Il faut fuir avant les rires.

— mais laisser derrière soi sa faim ? Mais abandonner son appétit à la convoitise désintéressée d’Ena ?

Les paumes moites, la nuque basse ; kafka craint les rires — mais la faim prime sur tout. Il attrape Ena par le bras et fait mine de l’entraîner à sa suite.

— il tire vers lui de toute ses forces d’essaim. Il faut extirper Ena de l’ambre de sa petite cour. — Viens là. V-viens.

— Cake full of sweetness

il n'y a pas si longtemps, kafka avait seize ans lui aussi, et tout comme ena il se souciait de son statut de larve sociale.
— maintenant kafka à vingt ans. ena rampe avec délice parmi les siens et lui doit se contenter des restes immémoriaux de son ancien cocon.

— ...

lorsqu'ena ôte sa main de la sienne, il éprouve subitement un bien étrange sentiment de solitude, qui le fait jeter un regard par dessus son épaule.
ils se sont éloignés du réfectoire et kafka l'a attiré au fond d'un couloir. maintenant, ils sont égaux en face des soupçons.

— ...

ce que tu m'as fait.
retire-moi ça.
fais-moi redevenir normal.
sinon... sinon...

sinon ?
— que peut kafka contre l'acharnement adolescent ?

— ...sinon,
je dirais aux parents que tu as utilisé ton pouvoir sur moi,
juste pour m'embêter.

... et tu vas être punie.

— Cake full of sweetness

ena et son vice abordable. les façons qu'elle a de lever les yeux au ciel. ses gestes faussement amples et toujours désignés vers quelques fins parfaitement futiles. le dos au mur, la montre fantôme, tout ça. elle le fera pleurer.

— je sais que c'est t-toi.

il envisage avec horreur ses hésitations. il a déjà les yeux plein de larmes et il déteste sa propre haine. ena n'est pas un simple insecte. elle est même pire qu'un homme.

— je sais que c'est t-toi qui m'a fait ça... alors...
il n'y a que toi qui p-puisse...
...

alors... tu vas m'enlever ça...
tout de suite.

et si, et si
— il restait ainsi à tout jamais ?
privé du goût. sans vie
et si ena l'avait tué ?

— tout de suite... !

oui. elle lui fait peur.

il y a une mouche qui s'est logée dans le cou d'ena. kafka la reconnaît. c'est une mouche charbonneuse. elle vit à la ferme avec ses soeurs, et elle pique.

— kafka saisit ena par les épaules. il a peur et la peur le rend mauvais.

— ... je t'en supplie...
retire-moi ça.

voilà. elle le verra pleurer.

— et puis, la mouche a fini par la piquer.

— Cake full of sweetness

ena s'enfuit. la peur ne lui va guère. elle lui fait un masque d'argile épais, parcouru de craquelures sans grâce et dont les arabesques artificielles évoquent de répugnantes tournures d'engelure.

si elle part... — par réflexe, kafka la rattrape par le poignet. — NON.

kafka ne crie jamais. il s'effraie de sa propre hauteur de voix. un insecte ne crie pas. un insecte se laisse gentiment écraser. — non — ne dis rien à Jim. je suis désolé. je ne voulais pas — il a eu peur. en resserrant sa prise. — il faut vite aller à l'infirmerie. si tu développes une réaction allergique...

( ce serait arrangeant, si ena mourrait.
au début, on s'en voudrait, ce serait triste. on pleurerait beaucoup, il faudrait éviter le regard des autres, elle nous manquerait quand même un peu, ena ; elle manquerait à tout le monde, c'était une jeune fille bien, un peu espiègle parfois, mais pas méchante dans le fond — une jeune fille dynamique, qui aimait la vie et qui prenait soin de ses amis. c'est triste qu'elle ne soit plus là. c'est triste, on a juste à penser à elle, maintenant. ça n'engage plus à rien —)

— ...
il faut y aller.
on verra le reste plus tard —