amazed

we used to be best friends

je pensais naïvement que ma cheville foulée me permettrait de me la couler douce. fini les clubs de sport l'après-midi ! adieu le volley-ball et l’escrime ! adieu les blocards qui me forcent à me dépenser et à courir ! à moi les siestes sous le soleil, à l’ombre dans la forêt, mes écouteurs dans les oreilles et un joint entre les lèvres.

visiblement ce plan de vie digne d’un grand quinquennat n’était pas au goût des parents. soi-disant soucieux de mon ennui et de ma propension à m’attirer des ennuis, ils m’ont collé des travaux manuels à la place des clubs. aujourd’hui on m’a collée à la serre et j’peux même pas m’en plaindre. j’aime bien la serre malgré la chaleur tropicale qu’il y fait à l’intérieur. j’ai les mains moites et la nuque collante mais l’odeur des plantes, le parfum sucré des fleurs me fait oublier l’inconfort.

je suis accroupie dans une des allées, les mains pleines de terreaux. j’ai une ribambelle de pots à planter: des iris des crocus et du safran. il faut les planter avant septembre. dans quelques semaines les bulbes fleuriront, les pistils sortiront et si on attend encore un peu en étant minutieux, elles donneront de magnifiques fleurs.

en parlant de belle fleur, il y en a une à côté de moi qui n’a pas besoin d’être enracinée dans la terre. pensée est là aujourd’hui. pour s’occuper de ces fleurs qu’elle aime tant, ou en récolter d'autres pour les distribuer aux blocards. je ne lui ai rien dit encore, juste un “...salut..” timide en entrant dans la serre. j’ai baissé les yeux, récupéré mes palettes et j’ai filé dans le fond de la serre.

de temps en temps, je lui jette un coup d’œil. j’espère que je suis discrète, qu’elle voit pas les aller-retour de mes yeux. je me demande si elle va bien. je me demande si elle m’en veut. parfois j’y pense, à elle, à nous. à l’amour que je croyais lui porter. à nos après-midi dans la serre et dans la forêt. et indéniablement, je repense à ma fuite, à ses messages ignorés, à la manière dont je l’ai quitté.

pensée, je suis désolée.

we used to be best friends

je sursaute quand mon nom retentit dans la serre. ça résonne entre les feuilles et les branches et ça vient me toucher en plein cœur. mon visage s’empourpre de honte. est-ce que pensée m’a vu ? qu’est-ce qu’elle pense de moi ? est-ce qu’elle m’en veut ? est-ce qu’elle me déteste ? le simple fait qu’elle m'annonce qu’elle a besoin de moi suffit à me faire accourir sans plus y penser, comme un animal bien dressé. je file droit face à cette autorité.

“o…oui ?”

j'appréhende mais pensée me demande simplement d’arroser une rangée de primevères. je me détends un peu avant d'hocher la tête, un peu trop fort, un peu trop vite, comme s’il fallait vite que je me dérobe à son regard et que je m’attèle à la tâche. alors je détourne le regard, je saisis l’arrosoir que je remplit comme je peux. j’essaye d’éviter d’en mettre partout mais je sens l’anxiété qui me brûle la gorge alors c’est pas facile de rester concentrer.

et puis et puis.
pensée brise de nouveau le silence.
je frémis.

doucement, je laisse mes bras tomber à la verticale le long de mon corps. mes doigts serrent la anse de l’arrosoir mais le filet d’eau de la fontaine continue de couler. c’est du gachi et je le sais, mais là, tout de suite, je n’ai pas la force de m’y penser. la vague de souvenir de nos années passées me reviennent à la gueule en un mélange atroce de nostalgie et de culpabilité.

on avait quel âge, déjà ? c’était l’été. quatorze ans pour moi, et seize pour toi. à l’aube de nos quinze et dix-sept ans parce qu’on est née en octobre toutes les deux et que je m’en souviens. j’avais appris ta date d’anniversaire exprès pour te faire un cadeau que tu ne risquais pas d’oublier. malheureusement je ne te l’ai jamais offert car j’ai préféré m’échapper, disparaître, claquer la porte par lâcheté.

je pourrai faire l’idiote. la regarder en riant nerveusement et en demandant: “pourquoi quoi ?” j’hésite à le faire, d’ailleurs. mais je ne le ferai pas. je ne le ferai pas car je me contente de baisser les yeux tandis qu’ils se voilent de tristesse. quand j’ai fini de contempler le vide, je relève la tête, le regard implorant.

“je…je…”

mon coeur se gonfle, je me sens étouffée. le bruit de l’eau me ramène dans la réalité et je m’empresse de couper son arrivée. je dépose l’arrosoir juste à côté et je me tourne vers pensée pour, enfin depuis cinq ans, lui faire face.

j’ai peur, mais je sais que je ne peux pas fuir.
je n’irai de toute façon pas bien loin.

“pensée… je suis désolée.”

je pousse un soupire, j’abdique. je passe ma main dans mes cheveux pour me recoiffer, essuyant mon front au passage dans un tic maladroit qui ne démontre rien d’autre que mon malaise.

“je… j’aurai pas dû disparaître comme ça, du jour au lendemain… c’était vraiment nul de ma part et je suis vraiment désolée.”

je redresse le visage, je me sens vulnérable et j’ai peur que tu m’en veuilles, pensée. c’est ça la vérité. la vérité c’est que là, à cet instant, je suis terrifiée. tu pourrais vouloir me frapper, m’insulter, me hurler dessus ou me secouer, je crois que je le mériterai. j’ai été nulle de partir comme ça, sans rien dire. j’ai été nulle comme on peut être nulle quand on a quatorze ans et qu’on essaye d’aimer mal. pourtant je t’aimais vraiment, pensée. mais je n’étais pas prête et j’ai voulu t’utiliser comme pansement.

“je… je crois que je t’aimais. je t’aimais mais mal. alors j’ai eu peur et… je me suis enfuie.”

comme la lâche que je suis.

we used to be best friends

j“c’était vraiment pas cool.” je me mord la lèvre parce que la phrase me fait mal. parce que c’est comme si on compressait mon coeur. parce que je le savais. je le savais que je l’avais blessée.je me suis comportée comme une conne, qu’est-ce que j’espérais ?

“je sais. pardon.”

je baisse la tête. j’ai pas d’mal à reconnaître mes torts et là, je crois bien que c’est moi qui ait été dans l’erreur. c’est pas parce que c’était il y a cinq ans que y’a prescription. sauf que le discours de pensée, son incompréhension et ses gros yeux ne sont pas ceux d’une fille au coeur brisé. alors je la regarde, j’hausse un sourcil, j’comprends pas tout.

“hein ? comment ça “comment ça” ?”

j’me creuse les méninges. le puzzle commence à se mettre en place et j’aime pas du tout ce que je suis en train de comprendre. enfin, c’est pas qu’j’aime pas du tout, c’est juste que…
j’me sens conne.

“bah… j’étais amoureuse de toi, pensée...” ça s’voyait, non ? “...fin… c’était évident, non…? pour moi on… on…”

j’ai peur de le dire à voix haute parce que je sais ce qui viendra après.

“on sortait ensemble…”

j’suis vraiment une abrutie. une abrutie qui n’y comprend rien au sentiments des autres. que ce soit quand j’avais quatorze ans ou maintenant. j’ai un fou rire un peu nerveux devant l’immensité de ma bêtise.
putain.
castor putain.

“je t’en ai pas parlé parce que j’avais honte !” je lâche ça, le coeur à vif, presque les larmes aux yeux. “j’avais trop honte alors je me suis enfuie parce que je suis lâche et que je suis une abrutie…”

et je suis pas sûre que ça ait changé aujourd’hui.

“mais comment ça tu l’savais pas… fin… je sais pas… je…”

hé, pensée.
tu l’savais pas à l’époque mais,
est-ce qu’aujourd’hui tu le vois ?
le désespoir dans ma voix.

we used to be best friends

je souris, c’est un peu amer, mais je souris quand bien même. pensée n’avait pas réalisé. elle ne savait juste pas. on était amies. bonnes amies. je pense à max qui a dit à argo qu’elle l’aimait comme une sœur. est-ce qu’on est vraiment tous nuls quand il s’agit de sentiment ? est-ce que c’est quelque chose d'universel ? j’essaye de me rappeler la dynamique qu’on avait il y a cinq ans. est-ce que j’étais si ambivalente que ça ? si peu démonstrative ? si timide ?

“c’est pas grave !” je suis sincère. “en vrai, c’est mieux comme ça, j’imagine. au moins je ne t’ai pas mise mal à l’aise avec mes sentiments de l’époque.”

parce que j’ai essayé, mais je ne pouvais pas l’aimer. mon coeur n’était pas à pensée. malgré tous mes efforts, à l’époque, il appartenait à paris. même si j’aurai préféré l’inverse. alors au moins, si elle ne le savait pas, si finalement tout ça n’était qu’une mascarade, au moins pensée n’a pas souffert de ces sentiments que j’essayais d’avoir pour elle, que j’essayais de lui donner, alors que j’en était incapable. au moins, pensée n’a pas eu à gérer ça. et d’une certaine manière, ça me rassure un peu.

je n’ai pas quitté pensée pour une autre.
puisque notre relation n’existait tout simplement pas.

“ah ? c’est vrai ? trop cool ! je suis trop contente pour toi !” j’savais pas que pensée avait quelqu’un. mon visage s’illumine, je suis sincèrement heureuse pour elle. “ça fait combien de temps ? tu veux me dire qui c’est ?” elle a toujours été discrète alors j’espère ne pas la rendre mal à l’aise avec ce genre de question. “comme tu le sens, évidemment ! je suis trop contente pour toi !”

je la sens désolée, je la sens qui s’en veut. je la sens touchée par la situation et ça m’embête. je ne sais pas quoi lui dire à part que ce n’est pas grave. rien n’est grave. c’était il y a cinq ans. tout va bien maintenant. mais il n’y a aucun mot qui sort, juste le coeur qui se gonfle parce que je me sens vraiment conne.

pensée me serre dans ses bras.
et je ne sais pas pourquoi, mais ça m'apaise.
j’enfoui ma tête dans sa nuque, doucement, comme un enfant.

“je suis vraiment désolée pensée…”

je renifle un peu quand j’entends ses larmes, ses émotions si vives. ça fait écho aux miennes. je m’en veux de l’avoir ghosté à l’époque, de l’avoir blessé. mais je relève la tête quand j’entends sa question.

“mais… mais… évidemment que je veux bien !” j’ai du mal à comprendre pourquoi elle se sent aussi responsable alors que… tout est de ma faute. “c’est pas égoïste. c’est moi qui ait merdé, c’est plutôt à moi de te demander ça tu sais.”

j’ai envie de lui essuyé les larmes sur ses joues parce que je n’aime pas quand elle pleure. mais j’évite, par crainte que ce geste soit mal interprété. “moi ça me va. et qu’importe le temps, oui.”  je lui souris. “on peut commencer par… finir de s’occuper des fleurs ! ça m’évitera de me faire engueuler par les parents.”

je ris, en espérant que ça détend un peu l’atmosphère. je regarde les primevères. il ne faudrait pas les faire attendre.