amazed

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

TW INSECTE

La forêt gémit faiblement sous ses pas. ses râles d'organisme atones résonnent dans le lointain de cathédrale feuillu qui déroule ses arcanes sur fond de mousse rembruni.

Sous les cimes, il presse le pas en serrant contre lui son trésor. Des frondaisons filtrant grossièrement l'ambre délavé du soleil — gouttent de mornes tâches de lumières, tremblantes comme des ailes d'insectes. pour mieux les fuir, il se met à plat ventre et rampe sous les futaies resserrées des buissons ardents sauvages.
au-delà des bosquets, le bois s'ouvre en écrin circulaire, au milieu duquel on peut à peine se tenir debout. Il y règne une atmosphère de sérénité apathique, favorisée par le cours resserré des branchages. C'est une de ses cachettes.

Kafka s'agenouille et pose devant lui sa petite boîte en carton. Ses vêtements sont désormais maculés de terre — il ne prend pas la peine de s'épousseter.

— ça y est...
tu peux sortir...

...

pascal.

La lucane s'ébroue mollement hors de sa boîte, avant de s'immobiliser au bout de quelques centimètres.

— ...

Il caresse la coque de l'insecte, dure et chatoyante sous son index.

— ...
peut-être...
que tu as besoin d'encore un peu de repos ?

après avoir trouvé le scarabée dans l'herbe de l'enclave, kafka l'a caché sous son lit pendant quatre jours. il avait les ailes froissées et n'arrivait plus à voler.

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

Cette voix enveloppante s'accorde mal avec l'intimité busquée des rameaux — c'est une voix d'orage dans le lointain, que l'on envisage avec un respect toujours un peu détaché jusqu'à l'arrivée imminente de la foudre.

S'il lève lentement les yeux — c'est pour se prémunir de ce visage chatoyant ; c'est le même malaise dont il s'agit lorsqu'il fait trop soleil, et qu'il faut bien se couvrir les yeux du plat de la main en dépit de l'absoluité de ses rayons.

— ...

L'écho étouffé de son propre timbre le rend déjà vaguement malade. Nine est un garçon éclatant, dont le rire franc fait rougir pour les mauvaises raisons.
Kafka s'évertue à fixer la lucane, sa coque rougeâtre aux accents de fer bleuis ; son immobilité chétive et un peu dégoutante.

— i-il...
...

il lui semble que la présence de Nine absorbe la moindre de ses tentatives d'expression. La parole est pourtant un bon moyen de résistance ; mais la gaieté de cet autre rend toute résistance obsolète. Kafka s'étouffe avec ses propres excuses. Une larme de sueur froide glisse fait son chemin entre ses omoplates.

— il... il...
s'appelle...
il...il... il a...
pas...
... de nom...

il faudrait qu'il recueille le scarabée entre ses paumes, comme une flamme — et que tous deux fuient les frondaisons. il faudrait trouver le courage d'échapper à ce coin d'été ingrat, aveugle aux réalités moussues des sous-bois. mais kafka n'arrive pas à bouger ; tout son corps lui pèse lourd et il garde les yeux rivés sur la trajectoire immobile de la lucane.

— je...
...
v-v-v-viens...
de... le... trouver...

c'est déjà une supplique !

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

L'enjouement de Nine est une prison. L'étreinte à demi s'est abattue sur ses épaules depuis le ciel et repose désormais entre ses omoplates avec la langueur d'une lame ou d'un animal crevé.

— hu...

Ainsi lovée dans cette paume en forme de nid, la lucane — prostrée, grisâtre —  lui rappelle un oisillon misérable. Pardon... Il voudrait lui dire. Mais ce n'est qu'un insecte.

La forêt est pleine de silence. L'on entend plus aucune mouche voler. Nine s'empare du calme sacramental pour le baptiser, lui, Kafka — la bestiole.
— C'est lui qui s'est retranché entre les doigts de Nine. Son petit corps repose entre la démarcation des lignes de vie qui dessinent le fond de son cercueil. Il peut agiter ses petites pattes molles vers la cime des arbres, ou bien pleurer de vraies larmes de terre — il finira sous verre.  

— o-o-ui
s-s-si tu veux...
k-k-afka
...
c-c'est... t-t-très bien...

il est trop tard pour le supplier de ne pas lui donner de nom. il le porte bien. quel joli prénom pour un scarabée !
il a honte car il a l'impression que le tremblement de ses épaules est réverbéré à la surface enclose de l'étreinte de Nine. et l'angle sous lequel on expose la lucane ne lui plaît pas. on voit toutes les ramifications de la faiblesse ramassée sous la coquille.  

— l-laisse...

ça veut dire : tu peux fermer ton poing sur moi ; serre très fort comme si tu m'aimais bien. la terreur rend kafka très affectueux.

— l-l-l-l...laisse-le
s'il-te-plaît
laisse-le...
...
lui fais pas de mal
...

... s'il-te-plaît...

il réalise qu'il sanglote ; c'est un peu dégoutant.  

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

c'est vrai que d'un point de vue anamorphique, l'étreinte de nine s'observe comme un tableau.
c'est vrai que sa soif ressemble à des caresses. sous les cimes des chênes les sanglots ont l'air filé de perles et la terre abreuvée ne vaut rien. les rayons sont des lames qui lacèrent les frondaisons et les paumes de Nine ont l'air d'une petite cage ramassée sur elle-même.  

— ...
arrête...

il n'a pas de bonne raison. nine le sait bien.
la somme de leur expression à tous les deux forme un amas à double tranchant, rieur devant, désespéré au verso — passe-temps hybride.

kafka a réalisé qu'il préfère sacrifier pascal si cela le garde de l'étreinte de nine. il pleure d'autant plus son égoïsme.

— ...
c'est -- qu'un insecte...
...
il — t'a rien fait...

de toute sa vie, kafka ne s'est jamais mis en colère. toujours, il n'y a pas de raison.

— ça ne sert à rien, de crier sur les insectes. ce n'est pas qu'ils sont incapables de comprendre ; les insectes comprennent mieux que les hommes.
il n'a pas envie d'enfreindre le sommeil des larves.

— ...
à la place...

frape moi

...

kafka est encore plus misérable qu'une petite bête.
ce sera sans doute plus drôle, pour lui, nine. et c'est ça qu'il veut,
rigoler.

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

c'est comme ça. nine l'embrasse et opère ainsi leur métamorphose en piéta — ce sont les mêmes canons d'esthétisme en germe depuis la nuit des temps, mais l'absence d'auréole éclipse ici la précision larvée de la graphie ; c'est comme ça, le temps lisse le grain des dorures, aiguise l'appétit des crevasses en gestation, et lorsque le deuil s'achève enfin — il ne reste de la nef qu'un cocon dévidé, retourné sur le dos, colonnes tendues vers le ciel, trois paires de pattes en vieux marbre.

kafka est destiné à recevoir le baiser des plus forts et il est destiné à finir écrabouillé sous le poids titanesque de leur bon vouloir papillonesque. il est destiné à être nourri à deux mains, à pleurer de vraies larmes qui ne valent rien et à s'étonner éternellement : c'est vrai, les insectes ont le sang verdâtre.  

nine lui montre le cadavre de kafka. il expose les entrailles assainies de leur mousse avec la nonchalance d'un prêtre rompu à l'écorce. la macule misérable de l'offense a irrigué les sillons de ses paumes, les a élargis en stigmates, et ça ne le gêne pas d'avoir les mains sales.

kafka n'a jamais digéré ses mouches. il éprouve un profond respect pour l'insignifiance. l'existence des insectes est dérisoires, alors elle rend compte d'à peu près tout.
c'est comme ça. nine veut qu'il mange alors,
il mangera
il mangera...  

— ça ne le dégoute pas foncièrement
il a toujours faim.

— cette nuance de vert, que l'on l'appelle sauge ou céladon selon les moments de la récolte, est le titre que l'on donne à un des échelons de la vie.

et nine, avec qui il se transforme
qui l'aime bien, vraiment (il l'a étreint ! il l'a embrassé sur la joue !)
nine — est-ce que mort,
il aura le même goût ?

ainsi, kafka le mord.
il mord le corps du scarabée, son propre corps aussi, que nine détient toujours entre ses doigts
il mord en serrant fort la mâchoire ; ça fait "crac"
— mais peut-être est-ce juste la coque de la lucane qui se fendille  
et peut-être que le sang de nine est également verdâtre, comme le lichen ou les feuilles de ronce lavées dans l'ombre
peut-être que nine n'aura pas mal du tout, que les blessures le feront rire — il rigole toujours

kafka n'arrive pas à savoir quel goût il a, parce que pascal lui emplit la bouche.

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

une fois encadré par le lierre, il s'imaginait que le rire de nine prendrait toute la mesure de sa carnassière portée. sous le couvert des arbres, barré en travers par les caprices encore verts des jeunes branches, son euphorie se constituerait en filigrane comme un genre d'illusion de comptine — comme un rire de grand méchant loup à peine croyable.

mais nine a la joie franche ; une joie de verre brisé, coupante aux entournures, entrée en résistance avec le tissu assombri des ramages — elle réverbère la lumière et provoque des incendies.

kafka le regarde, un peu hébété par le gout du sang ; il voudrait vraiment lui demander ce que leurs blessures ont de drôle ; est-ce que ces gouttes de pourpre obscènes éparpillées sur le camaïeu beige des sous-bois justifient un tel bonheur ? il regarde les mains de nine, regarde le visage de nine, et l'ensemble de ces fragments de nine ont l'air déplacé, comme indépendants les uns des autres — piqués là, au mur de la forêt, en terribles, fantômaux trophées de chasse.

cela lui fait bizarre, que nine soit renversé sur le dos. il ne l'imaginait pas ainsi. il ne ressemble pas à pascal, la lucane ; il ne ressemble même pas à une bête, avec ses bras en croix et son sourire calqué sur le ciel raturé derrière la cime des arbres — la couleur de son sang... il l'a pris en traitre ; c'est une histoire de gout, alors kafka est obligé d'y réfléchir ; or la seule idée de la substance de nine lui donne immédiatement la nausée, et il doit porter une main à ses lèvres pour s'empêcher de vomir, parce qu'il ne veut pas vomir devant lui et ainsi l'exposer au secret de la couleur de son propre sang, à lui.

— . . .

comme tous les êtres humains — nine est donc consommable.
comme tous les êtres humains — nine a un goût de charogne individuelle.
— tout le dégout du monde n'y changera rien. le sang de nine n'est pas vert, et il est destiné à stagner en monceaux agglomérés dans le fond de la fosse commune de sa propre gloutonnerie kafkaienne, parmi les autres indices désossés de la perversité qui l'anime.  

— . . .
pourquoi...
mais pourquoi... tu...

cela ne sert pas à grand-chose ; mais il se figure qu'ayant un peu de nine en lui, il peut désormais s'en approprier la fougue, les rires, la douleur, tout. genoux à terre au-dessus du corps, il l'agrippe au col dans un geste qui ressemble au désespoir. — p-pourquoi... tu... as... fait... c'est dur à dire ; il y a le silence sylvestre qui l'étouffe et très haut, au-dessus de leur tête, le jour dégouline des blessures ouvertes béantes sur le flanc auburn des cimes. alors kafka est pris d'un violent et puéril désir de vengeance. — n-n-on...

non.

...

non !

tu es

même pas... bon...

tu es... dégoutant.

vraiment...

dégoutant !

et il a probablement encore un peu de pascal entre les dents, et le sang de nine aux lèvres ; rouge.  

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

cw strangulation

— bien sûr, kafka ne comprend pas vraiment les prétentions expiatoires de Nine.
sa propre perception de l'excitation — est bien plus sourde et fulgurante.
L'amusement de Nine est filé à la verticale, sur le temps long. Il en prévoit chaque nœud. pour quelqu'un comme kafka, ces grains incidemment disposés sur le parcours d'une âme sont inenvisageables. Chacun d'entre eux représente le cadavre desséché d'un insecte à récolter.

Nine a l'air heureux ; l'expression apaisée de son visage est illuminée en transparence par les feux de bougie d'une joie pleine et innocente. Il a cette expression particulière, que tous les deux ne connaissent guère, mais qui leur vient d'instinct ; celle d'un enfant qui s'apprête à ouvrir un énorme cadeau enrubanné au matin enneigé de noël. son cadeau, bien sûr, c'est le corps de kafka.

— ...

— le corps éventré de kafka, arraché à sa coquille, privé de ses écailles ; ses entrailles exposées, rouges et bleues en pointillées, selon l'anachronique vision impressionniste.

kafka se penche vers nine, et il l'agrippe au cou, de ses deux mains faibles et tremblantes de petite bête. il le regarde dans les yeux et ne pense pas au moment où Nine le repoussera facilement. il serre de toutes ses forces misérables, en sachant bien que ce n'est pas suffisant. c'est ainsi que luttent les bêtes malades.

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

cw - strangulation

kafka croit en nine et en son désir de mort. il lui semble naturel que nine souhaite mourir de ses mains tremblantes. le sang à ses lèvres a commencé à sécher.  

il lui semble que la prise de nine s'appesantit en douceur sur ses poignets. ça ne lui fait pas vraiment mal, mais il pressent la fulgurance spectrale de la douleur.

automatiquement, il serre plus fort ; il est habitué à obéir.

— hu...

lisses comme des grumeaux de plomb, les reliefs charnus de cette gorge découverte roulent sous la peau tendue. au bout des ongles de kafka les organes repoussés épanouissent leur corolle de chair molle en surnageant à peine sous la surface du derme. il sait désormais qu'il ne tuera pas nine.

— la vie de nine ne vaut pas plus ni moins que celle d'un scarabée. il y a des dents plantées en plus dans son sourire ; sa gorge est imbibée de sang clair et lui-même ne possède que peu d'ailes ; il mérite ainsi de vivre autant qu'un pascal. si on l'y forçait — oui ; si kafka dévorait nine sous la contrainte, alors peut-être le pleurerait-il aussi.  

— peut-être creuserait-il dans la boue une petite tombe pour nine. il viendrait souvent se recueillir au devant de tels restes pourrissants, qu'il déshonorerait de ses larmes. mais cela ne marcherait que si kafka arrivait à le tuer et kafka n'y arrivera pas car il manque de force et qu'il a éprouvé son goût.

il s'aperçoit qu'il a cessé de serrer et que c'est nine qui s'étrangle avec les mains de kafka. — arrête... arrête... il tente de se dégager. il pleure encore. — je veux pas... non ! je veux pas... arrête ! trop tard, j'ai souhaité te tuer. il sait qu'il vaut bien nine. c'est ce qui le dégoute le plus. tous des insectes !

— The recipe for my heart is flavored with attention-seeking; I’m a nirvana junkie.

nine ne ressemble pas à un cadavre.
même dans la mort il conserve ce sourire de verre dépoli, coupant aux commissures. et les morts sourient rarement
les morts ont un goût de coquille de noix ; leur carapace craque sous la dent. leur sang est vert émeraude...

nine ne fait pas un beau cadavre. kafka est soulagé ; il n'aurait pas supporté que nine ressemble à Pascal.

— la caresse sur sa joue n'a rien du fourmillement chatoyant qui définit l'amour des insectes
c'est une caresse de soleil caniculaire, assez tendre
kafka s'en souviendra comme d'une marque ; et il en rêvera peut-être. il rêvera du festin des insectes, de la tendresse de nine et de son goût ; le goût de pascal ; jusqu'à la prochaine fois. il fuit.