amazed

Il a fait beau, aujourd’hui. Le soleil n’est toujours pas couché, privilège de l’été, mais se fait de plus en plus timide entre les nuages. Il y a du vent. On le sent peu au centre de l’Enclave mais ici, face aux portes: il souffle assez fort. Il semble s'engouffrer dans le Labyrinthe, comme un étrange courant d’air, comme si le Labyrinthe avait une identité propre et qu’il voulait happer les blocards qui s’approchent trop près.

Chaque jour qui passe, Abyss ressent son appel. Comme s’il lui soufflait de venir poser le pied dans ses couloirs, de venir admirer ses dédales.

Elle fait face à la porte Est. C’est la fin d’après-midi. Il n’y a plus que quelques coureurs qui traînent, les autres sont déjà partis. Abyss les garde en otage. Elle note scrupuleusement toutes les informations qu’ils lui donnent, pour les rassembler avec les siennes. Elle a mené la patrouille du jour, comme il en est coutume en chaque début de mois. Les sections ont changé il y a trois jours, alors il faut tout recartographier. Ils ont fait l’Ouest avant-hier, le Nord hier. Demain, ils feront le Sud.

Ce n’est que lorsqu’elle a fini, ou du moins qu’elle a jugé qu’ils lui ont tous dit, qu’ils sont libres de partir. Tous ne le font pas, certains aiment traîner contre les murs avant de filer vers la societé. Abyss, elle, reste encore un peu. Elle retardera l’heure de la douche, sautera éventuellement un repas. Elle n’a de toute façon pas faim. Ou plutôt, elle n’a pas le temps d’avoir faim.

Tout son être est dirigé vers le Labyrinthe. Son corps comme ses pensées. Elle fixe cette porte gigantesque qui restera ouverte encore un peu moins de quatre heures. Elle hésite à y aller. Elle rêverait d’y aller. Mais elle ne peut pas. Elle le sait. Ca ne serait pas raisonnable de s’y aventurer aussi tard sans rien savoir. C’est un plaisir qu’elle pourra prendre à la fin du mois, mais pas aujourd’hui. Abyss soupire, relit ses notes. Voilà des mois et des mois qu’elle court après le secret du Labyrinthe sans jamais parvenir à le percer, sans jamais réussir à prédire complètement les mois suivants, sans jamais trouver un indice tangible vers la sortie.

Elle doit passer à côté de quelque chose d’essentiel, elle en est certaine.
Mais quoi ?

Abyss tourne la tête sans pivoter son corps. Elle aperçoit une silhouette à côté d’elle. Elle avait sentit sa présence avant même de la voir: elle remercie son pouvoir.

“Bonsoir, Robin.”

Abyss est surprise de croiser Robin ici.

"Que nous vaut l'honneur de ta présence ici ?"

Peut-être cherche-t-elle Saki ? Il est déjà parti mais Abyss garde cela pour elle. Son regard se pose sur Robin pour tenter de lire en elle. Elle capte les bribes de ses émotions et état d’âme. Abyss ne sait pas ce qu’elle cherche véritablement. Des informations sur ce qu’il s’est passé avec le chat ? Son entrevue avec le Père ? La raison de sa présence ici ? Elle reste méfiante. Si Abyss peut lire en Robin, aujourd’hui, l’inverse est tout aussi vrai: Abyss est emplie de culpabilité.

L'affection qu'elles se portaient a disparu, mais les bases de la politesses sont restées. Ce n'est pas un signe de respect mais bien une distance imposée. Robin et Abyss le savent, l'une aussi bien que l'autre.

Elle l'avait prédit: Robin lit en elle comme dans un livre ouverte. Elle plisse les yeux doucement. Abyss avoue: elle aimerait bien savoir ce qu'il se passe. Elle n'en est pas bien sûr. Elle plane au cœur d'un orage et gâche son énergie à s'éventrer dans le vain.

"Je ne sais pas bien. Je me dis que tu pourrais peut-être m'aider. Et toi, alors ?"

Robin n'y échappe pas non plus. Ses eaux sont troubles et cela fait tâche. Sa couleur émotionnelle est un panel de gouache.

"Qu'est-ce qui te perturbe autant ?"

Ironique qu'elles soient celles qui connaissent le mieux les sentiments de l'autres.
Abyss se permet de détourner le regard pour observer le paysage. Il fait beau, mais les nuages cachent le soleil, ces cataractes du ciel.

"Tu ne crois pas que quelque chose nous échappe ?"

Elle regarde les immenses murs. Est-ce lui qui la trouble ? Est-ce lui qui se dillue dans ses pensées ? Est-ce lui qui l'appelle ? Est-ce lui qui l'obsède ? Le Labyrinthe.
Elle pivote, contemple la Société. Et si c'était elle qui l'empoisonnait ? Abyss est épuisée. Son pouvoir est un fardeau. Elle a les idées noires, mais les émotions des blocards sont un bruit blanc. C'est comme un voleur d'espoir, la tristesse est un brigand.

"Comment va Georgette ?"

Elle a sourit.

En y repensant, Abyss et Robin ne sont pas bien différentes. Dans le ton las, il y a la même docilité. Dans les yeux ternes, il y a la même passivité. Pourtant, les chemins empruntés ont suivit des trajectoires distinctes. Malgré les doutes, malgré les fautes, l'une s'élève et l'autre coule.

"Ah bon."

Le Paradis.
Abyss n'y croit plus. Ou peut-être n'y a-t-elle jamais cru. C'est difficile à dire. Tout ce qu'elle sait, c'est que ce n'est pas le cas aujourd'hui. Pour Abyss, il n'y a pas de Paradis. Juste une sortie, cachée quelques part, entre ces murs ou tout au fond du Labyrinthe.

"J'imagine qu'il nous faut attendre nos trente ans pour espérer y aller, alors."

C'est cynique. Abyss crache sur cette foi aveugle qu'ont les blocards pour Wicked. Le mépris scintille dans ses yeux. Elle n'a aucune envie d'attendre ses trente ans. De toute manière, elle ne les atteindra pas. Abyss le sait: elle ne tiendra pas six ans.

Le calme revient, elle écoute Robin; ses mots comme son bruit.

"Non, pas vraiment." Elle relève la tête vers le ciel, pensive. La question n'a jamais été de comprendre ce qu'il y a au-delà des murs. Pour les autres coureurs, peut-être, mais pas pour elle. "Je me suis toujours efforcée de comprendre le Labyrinthe et son fonctionnement. Pas de savoir ce qu'il y a au delà ou par delà la sortie."

Abyss est une scientifique et de ce fait elle est une égoïste. Ce qu'elle veut, c'est comprendre. Les coureurs eux, sont des idéalistes qu'elle utilise comme des pions pour réussir à tenir en échec le Labyrinthe et ses mystères. L'après ne lui a jamais traversé la tête. Abyss ne vit que pour le casse-tête qu'il représente et la satisfaction de terminer le puzzle. Ce n'est pas bien digne.

"Sauf que cela fait des années que l'on ne trouve rien. Alors je pense qu'il nous manque quelque chose d'important."

L'égo voudrait que s'ils avaient toutes les clefs, ils seraient déjà loin de cette cage.

"Je me demande alors: est-ce que quelque chose nous échappe ? Ou est-ce qu'on ne nous donne pas toutes les informations ?"

Car de ces interrogations naît le doute.
Le doute contre les parents.
Le doute contre Wicked.
Le doute contre le Père Suprême.

Les prunelles sombres de Abyss luisent en jaugeant la réaction de Robin. Peut-être qu'elle regrettera ses mots quand elle recevra une notification sur son Nexus pour la conduire devant le Père. Robin coupe la conversation sur Georgette mais Abyss sent les remous de son cœur.

"Je ne t'interroge pas. Je m'inquiète pour toi. Je sens aussi ces choses là, tu sais."

Les doutes et les remords. Le poids des responsabilités. L'obligation inhérente au rôle. Le fardeau sur les épaules. Les doutes encore. Les sentiments de Robin font écho au sien. Mais si Abyss doute du système, peut-être que Robin doute d'elle-même.