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On se rejoint pour le rituel, le matin, comme les croyants vont à la messe. C’est un forme de prière que l’on s’offre, que l’on s’inflige, une marque d’amour qui trouve son poids dans la récurrence, dans l’habitude, et qui tient autant de l’adoration que de l’abnégation. Il n’y a pas un matin où nous avons manqué à ce rituel, qui est un devoir et une joie : c’est Robin qui vient à moi.
Ce n’est jamais à moi de venir à Robin.
Je l’accueille comme une procession pieuse, un pèlerinage à elle toute seule : elle est la seule fidèle qui compte. Je dis “ma fidèle”, et j’y imprègne tout l’amour du monde.

À huit heures, je suis là. À huit heures, j’attends l’heure du culte comme une statue de bois peint attend le dimanche dans sa chapelle, pour recevoir toute la dévotion du monde.
Robin est en retard. Ce n’est pas grave, je suis clémente.
Mes deux mains, posées sur la table, sont encore claires, presque blanches. C’est parce qu’il est huit heures, et que je n’ai pas encore les ongles bénis de la terre, noire et humide, qui dessine les sillons parallèles du potager. À huit heures, je suis encore pure.

Robin ! Je lui fais un signe, c’est une invitation à s'asseoir à mes côtés. C’est inhabituel pour toi d’arriver aussi tard, est-ce que tout va bien ?

Elle verra un rire dans mes yeux ou à l'angle aigu de mes lèvres, une promesse d'amour, de rien de sérieux — tu es en retard, Robin, quand il est déjà si tard pour moi et pour le reste de notre histoire !

Il n’a jamais existé un temps où nous nous asseyions en face à face : l’affection que nous nous portons l’une à l’autre n’a jamais rien eu de la lutte horizontale que signifie un tel affrontement de regards. Nous nous asseyons côte à côte comme des amies, pour tuer dans l'œuf toute confrontation qui pourrait faire de nous des chiens — cet espace réduit entre nos deux corps est un symbole d’humanité.
Assises ainsi, nous voyons la même chose : nous voyons ce même alignement de tables et de dos arrondis (comme ceux des chats), et nos regards suivent le même angle aigu qui, dans cette disposition, trace la ligne brute de notre séparation du monde. De Robin à moi, nous formons les deux seuls points nécessaires à la définition de cette droite rigoureuse, claire et immuable.

Cela veut aussi dire que l’une sans l’autre, rien de tout cela ne fait sens, et que l’une sans l’autre, nos identités restent incomplètes.
Je crois pouvoir dire que Robin est un fragment de moi, un prolongement de ma personne, et c’est pourquoi elle est autorisée à cette promiscuité. Cette symbiose explique aussi ma soumission à l’image qu’elle a de moi, et à ce qu’elle désire en faire.
Je la laisserai, si elle le souhaite, polir le marbre de mon visage pour me parfaire, ou pour y découvrir ce qu’elle voudrait y voir.

Ce n’est rien, je pense que c’est une bonne chose que tu lui parles. Je peux pardonner cet égarement, mais seulement au nom de ceux qui ont vraiment besoin de toi. Il a besoin de ça, j’ai regardé ses mains, affairées aux tâches toutes insignifiantes du quotidien, ou de soutien, ou de quelque chose d’autre, je sais pas. C’est une bonté que je veux lui accorder, moi qui n’ai pas ton intransigeance. J’ai croqué dans une fraise, alors je n’ai rien dit de plus.

Je suis toujours de bonne humeur, non ? Et toi, comment as-tu dormi ? Vous avez bien médité, ce matin, avec les petits ? On fera, jusqu’au dernier instant, comme si de rien n’était, et on prétendra alors que ces rituels ne se termineront jamais : il ne faut pas regretter la Terre depuis le Paradis, et je sais que plus tard, j’y retrouverai Robin.

Je pense que, sans elle, l’Eden n’aurait pas de sens. En attendant, je suis heureux qu’elle veuille venir me voir, et que nos matins ressemblent à ça.

Je serai à la ferme — tu verras, c’est très beau en ce moment, le colza est en fleurs, et tout est jaune à perte de vue. Les pétales vont bientôt tomber, alors c’est le moment. Oui, c’est le moment : on fera comme si tout n’était qu’une question de moissons. Je ne suis pas insensible, et toi, Robin, tu le sauras. C’est sans cruauté que je ramène le cycle de nos existences à celui de la nature, comme si ce n’était rien — je rends ainsi justice à l’ordre des choses. On doit bientôt récolter le miel de ces ruches-là.

Je tire un plaisir coupable dans la confession que me fait Robin : je la prends comme un aveu de son implication dans notre lien, qui est au-dessus de tous les autres — qui remonte à l’enfance, et est donc plus pur que tous les autres. Dans le panorama des amours de Robin, j’occupe toujours le premier plan, et c’est notre affection qui est en pleine lumière : tout le reste s’en retrouve ombragé. C’est là que se trouve aussi le point de rupture entre nous deux — Robin est toujours tournée vers moi, et je suis tournée vers les Autres.
J’adore ces Autres – comme Alfie, mais pas seulement – qui se différencient de moi, alors que Robin, nichée entre mes cotes depuis toujours, est une part intégrante de ma personne. Il y a, dans ma poitrine, un trou dont les bords forment ses contours.
C’est vrai que tu es occupée.
C’est comme cela que nous empêchons toutes les disputes — par ma complaisance face à sa sincérité.

Elle me parle de ce que j’aime, car c’est ce que nous aimons : nous partageons cela aussi. Je crois que je n’ai jamais vu Robin les mains dans la terre, les ongles noircis par le travail manuel. Robin appartient au domaine du ciel, comme les passereaux dont elle tient son nom et qui dessinent des tâches oranges sur le fond bleu des belles journées. Oui, j’ai hâte. Avec les journées plus longues, les abeilles sont actives plus longtemps ; et le miel de lavande est le meilleur de tous.
Les journées s'allongent et mon temps avec toi aussi : les jours ne sont jamais trop courts ici, mais à mon âge, il faut savoir accepter une heure de plus comme une bénédiction. Si ce n’est qu’une heure, je la passerai à tes côtés, comme nous l’avons toujours fait. Tu me parles du départ, mais il nous reste tant à partager : la lavande, d’abord, puis les colchiques et les asters. Il viendra pour moi l’heure de partir quand fleuriront les premières hellébores — les fleurs des mois froids ne sont pas mes favorites, mais je peux m'accommoder de leur pâleur, puisque c’est au milieu d’elles que je suis né.

Je n’aime pas que Robin pense à ma fin.

Elles s’en sortiront, pas vrai ? Je le dis peut-être un peu sèchement, et je découvre au fond de mon ventre un nid de colère. J’élude : je n’aime pas ça. Les ruches sont résilientes, et je ne suis pas irremplaçable. C’est la loi de la nature : elles feront naître des reines pour me remplacer, et le cycle de l’année suivra son cours paisiblement.
Ici, tout est remplaçable : tu le sais, pas vrai ? Mon absence n’est rien, et ne dessinera pas de creux dans le paysage statique de notre Enclave — on se lamente de la perte d’un cours d’eau, d’un mont ou d’un champ, mais jamais d’une personne. Il ne faut pas me pleurer, et de toute façon, on se retrouvera.

Personne n’est indispensable.

Voilà ma sentence.

Tu y penses beaucoup, à mon Ascension ? Je me surprends à fouiller moi-même les profondeurs de sa peine, à en gratter le vernis pour en découvrir les sous-couches : si Robin ne m’en parle pas, à qui le dira-t-elle ? Je dois pouvoir accueillir l'étendue de sa tristesse, et je la prendrai avec moi au Paradis.

Je crois — je ne sais pas ce que je crois, je crois que l’instinct reprend toujours le dessus. Elles ne produisent plus de reines, mais si je m’en vais (quand je m’en irai) je suis sûre que des dizaines de nymphes de reine naîtront pour me remplacer. On parle de la nature et de la terre, mais il ne s’agit pas vraiment de ça. J’ai l’impression de forcer Robin à confesser toute la tristesse du monde. Elle la porte en elle comme un fardeau de martyre, et me la transmet dans une version édulcorée à la table du petit déjeuner.

Tu trouves ça injuste ? Tu voudrais que je leur manque ? Moi, je ne veux manquer qu’à toi. C’est un désir égoïste que je ne peux pas vraiment te dire : je veux que la vie suive son cours comme si je n’étais jamais partie. Je veux que le soleil se lève et puis se couche, et que les torrents s’écoulent depuis la source ; je veux que les saisons passent, que les plantes naissent et meurent, et les bêtes aussi : je veux que rien ne change. Je veux que rien ne change, sauf toi. Je déteste souhaiter que tu portes en toi l’empreinte de mon départ, ou que tu gardes comme un crève-cœur le souvenir du temps que nous avons passé ensemble — je déteste cette idée, et y trouve pourtant le réconfort. Ma veillée funéraire n’en finira jamais, ou seulement quand on se retrouvera là-bas.

Je prends sa main sous la table, puis la lâche immédiatement. Je regrette.

Ce n’est que deux années. C’est presque rien, quand on y réfléchit. Je ne peux pas t’oublier en deux ans, alors qu’on a passé toute notre vie ensemble. Voilà la vérité : je ne t’oublierai pas. Comment pourrais-je ? Tu es toujours là, ou tu l’as toujours été. Notre attachement est éternel autant qu’il est obligatoire : nous n’existons pas l’une sans l’autre. Je suis Magda parce que Robin me perçoit comme telle, et Robin est Robin parce que mon existence pure et simple définit les contours de sa personne — là est la réalité de l’entité unique que nous constituons. Je ne parle pas de Tay, car j’aime Tay à l’extérieur de ce jardin clos que Robin et moi cultivons depuis l’enfance.
J’aimerais que Robin me regarde, pour m’assurer que je suis encore là.

Je ne veux pas y penser. Tu garderas mon souvenir ; tu seras la seule. Je ne veux pas voir naître de reines à mon image : je ne veux pas que tu m’adores par le prisme des abeilles qui préfèrent la lavande, ou que tu te souviennes de moi devant les parterres de fraises que les insectes auront fait naître. Je veux que tu te souviennes de moi parce que ta personne toute entière s’est modelée en opposition à ma propre image. Dans le miroir, tu verras tout ce qui te différencie de moi, et ce reflet inversé de ma personne me mettra au monde encore une fois, alors que je serai déjà partie.
Tu n’as pas le droit de chercher dans notre – ton – environnement des parts de moi : je ne te laisserai rien. Je laisserai à Tay, Kafka, Phil, Argo, Alfie, Askhat, Luke et tous les autres des morceaux de ma personne, jusqu’à ce qu’il ne reste rien pour toi — je veux t’épargner de ce combat pour mes restes et mon héritage, parce que je t’appartiens déjà. Tu ne m’oublieras pas, pas vrai, Robin ?

Si tu m’oubliais, tu t’oublierais aussi. Les abeilles n’ont pas de mémoire : elles ont la diligence de m’aimer parce qu’elles le doivent. Je veux croire que tu ne m’aimes pas seulement par devoir, et que cela me rend irremplaçable. Je souhaite, en vérité, que tu sois malheureuse à mon départ : ce n’est pas grave, car je t’attendrai là-bas, à la grille de l’éternel jardin qu’est notre Paradis.
Je ne veux pas que les autres croient des choses. En attendant que vienne mon heure, j’ai commis l’hérésie : j’ai laissé ces autres entrer dans ce salon qui n’est qu’à nous, et où nous avons bâti notre vie entière. J’ai ouvert sur le monde une fenêtre que tu refuses encore de voir.

Il vient enfin, le sacrifice. Dans la bouche de Robin, cette abnégation semble sincère — facile, même. C’est un retrait attendu, habituel, qui finit toujours par cimenter la verticalité de l’amour que nous nous portons. Robin existe pour me compléter : Robin, qui est née après moi, est venue au monde pour s'inscrire dans ma suite, et prendre la tête de l’infini cortège de bacchantes qui portera mon Ascension au rang de sacrement. En échange, Robin aura profité de l’aisance de vivre dans mon ombre, et de ne jamais avoir à se constituer comme son propre astre solaire.
Je ne sais pas ce qu’elle parviendra à recoller de son identité à partir des morceaux d’elle que j’arracherai de moi, en partant d’ici. Je m'en déferai comme d'une mue.

Nous avons tracé, autrefois, la frontière claire qui fait ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas. L’amour que je porte à Robin, et que Robin me porte, n’a pas le droit de s’appeler amour de la même manière que l’amour que je porte à Tay est de l’amour. Quand nous avons tracé cette ligne, nous avons percé l’abcès de la romance, et nous l’avons purgé pour qu’il n’en reste rien, ou seulement l’interdiction tacite de nous aimer de cette manière.
Je regarde Robin exister dans la cantine, manger son petit déjeuner, sourire à ceux qu’elle apprécie et ignorer les autres : je la regarde comme on regarderait un lézard dans un vivarium, avec la certitude de son altérité et de son aliénation. Robin se lève, prend son plateau, me tourne le dos : j’ignore avec conviction chaque geste délicat et subtil qui trahirait son ressentiment.
Ce sentiment-là ne peut pas s’appeler amour.

Je t’enverrai un message si j’ai le temps de passer vous voir. Je lui souris, mais je crois qu’elle ne me regarde plus. Passe une très bonne journée.