amazed

Il a encore la colère qui bat ses tempes, Luke. Cette boule de rage à l’amertume assassine. Alfie n'est plus là pour la faire flamber, mais leur altercation lui a ravivé des braises sous la cendre. Il a obéi à Robin, Luke attend un peu à l'écart. Son rubik's cube entre ses doigts se faisant et se défaisant sans qu'il ne pose un seul regard dessus. Sentir les choses tourner, entendre les petits clics des faces qui se mouvent à mesure que le mécanisme du casse-tête est actionné, ne l'apaise pas comme il le voudrait. Ça le force à se concentrer sur autre chose que les mains d'Alfie sur son col, tout au plus. Quand Robin lui revient et qu'ils se remettent en route, ce n'est toujours pas redescendu.

Je me suis dégagé. répond-il du tac au tac. Celui qui m'a agressé c'est lui. Ne refais pas l'histoire alors que tu n'étais pas là.

Le pas est rapide, comme désireux de mettre autant de distance que possible entre eux et le lieu de travail d'Alfie. Il ne veut plus rien sentir, plus rien qui ne lui rappelle ces foutues poubelles de tri.

Pourquoi je lui parl- ? Ok stop. Il se plante devant elle. L'odeur de la zone de tri ne les atteint plus. Quelque part, ça le soulage. Ses épaules s'affaissent un peu, comme-ci son regard comprenait en douceur que c'était finit. Comme je l'ai dit, tu n'étais pas là. Les gamins avaient une punition à faire, je n'étais là que pour surveiller. Alfie m'a tout de suite provoqué.

Mais il a répondu. Et en ça il sait qu'il n'est pas excusable. Comme prenant conscience de sa propre faute, Luke détourne le regard. Il pince un moment les lèvres.

Je sais que ce n'était pas malin.

S'accrocher à son rubik's cube ne lui sera d'aucun secours. S'il le tient encore dans sa main, il ne l'avance plus.

Je ne lui parle pas. On ne se parle plus depuis l'accident. Et là où la tristesse devrait le prendre, ce n'est rien de plus que de la haine qu'il ressent. Je ne cherche pas à le croiser, au contraire même.

Pourtant, ça lui a fait du bien. De hurler, de l'insulter, de le sentir, de lui transmettre tout son mépris, sa déception. Se battre est quelque part plus facile à vivre que de le rayer de la carte tout en le sachant encore libre, amis, en train de vivre. Faire le deuil du vivant, c'est horrible. Ici, il n'y avait eu ni requiem, ni cérémonie, ni souvenir nostalgique de ce qui a été. Juste de la colère, des reproches, de la haine et, ça, Luke avait aimé.

Elle a raison Robin. Ce n'était pas nécessaire, mais c'était important. Il a soif de justice, Luke. Soif d'arracher du visage d'Alfie l’étiquette de simple victime. Car tout est plus complexe, n'est-ce pas ? Au final, peut-être qu'il est juste trop lâche pour endosser le rôle du méchant seul. Peut-être qu'il est trop terrifié d'être le vilain monstre du conte. C'est qu'on les a toujours élevés à être des héros. Qu'est-ce qu'il est censé être, sinon qu'un élu du paradis ?

Alors Luke ne répond rien. Il se contente de détourner sèchement le regard. Mais le silence est d'or et parfois bien plus parlant que les mots. Ça aussi, Luke le sait. Pas besoin de le dire. Robin, il pense qu'elle le sait aussi.

Mais quand la trois étoiles lève c'est ses yeux sur lui pour soulever l'évidence, le silence n'est plus si brillant que ça. Dans un premier temps, Luke pince les lèvres. Est-ce mal d'être en colère ? Est-ce que son costume est strict à ce point ? Il est prêt à mentir, à refouler tout ce qu'il faudra. Mais il se dit que si on récompense l'honnêteté, on récompensera peut-être celle de ses sentiments : aussi grouillant et vicieux soient-ils.

Ouais. J'suis en colère.

Ça boue, ça brûle, elle n'en a pas idée. Il se demande si Robin sait à quel point ça rend furieux de marcher sur les morceaux des promesses passées.

Je suis en colère et- Luke se stoppe, écarquille les yeux comme pris de court. Robin a toujours des expressions neutre, calme. Il se demande parfois si elle seulement conscience des boulets de canon qu'elle envoie. Son cœur rate la reprise sans comprendre pourquoi, la question de Robin le fait paniquer. Luke pince les lèvres pour réprimer un sourire nerveux. Ça le met mal à l'aise, foutrement mal à l'aise, bien plus que tout ce qu'il a pu lui concéder jusque-là. Je- C'est quoi cette question ? Qu'est-ce que ça peut faire ? On s'en fiche, non ?

non ?

Évidemment que je m'en veux. C'est moi qui ai dénoncé cet imbécile. Mais qu'est-ce que je pouvais faire d'autres, Robin, hein ? Le laisser courir le labyrinthe avec Mia ? Il faisait presque nuit !

C'est bien l'une des seules choses qu'il ne réécrit pas, d'ailleurs. Le dénoncer. Si le film était à refaire, c'est bien la seule chose qu'il referait, sans rien changer, sans rien ajuster du script d'origine.

A la dernière question, Luke secoue la tête. Non. Il ne croit pas que... Sa culpabilité aille jusque-là.

Je regrette l'ampleur de sa punition. Mais je ne regrette pas mon geste. Il était en danger, j'ai fait ce que j'avais à faire pour le sauver de lui-même. Tout ce qu'il subit aujourd'hui, c'est son problème. C'est lui qui provoque, lui qui préfère insulter plutôt que d'agir pour regagner ce qui lui revient de droit. plutôt que tenir ses promesses et revenir à sa place Si Alfie est trop faible pour se battre alors... Il ne mérite peut-être pas d'être plaint.

Il détourne les yeux, pudique face à ce qu'il considère être un aveu de faiblesse. Robin est plus âgée, mais moins étoilée. Si ce qu'on leur a enseigné est exact, Luke devrait être celui qui distribue les conseils, pas celui qui les reçoit. Mais c'est si nouveau, si fragile encore. Robin peut bien être la grande sœur qu'elle a toujours été. Pour une fois, Luke se fiche pas mal de piétiner sa fierté.

Un peu. Commence-t-il, prudent. Beaucoup. finit-il par avouer.

Luke fourre ses mains dans ses poches, en quête de chaleur, de quelque chose pour tenir ses membres en place. Il ose une œillade, comme pour jauger dans son regard si ses sentiments lui apparaissent comme légitimes ou non. Si les ressentir est bien ou non. Il a toujours eu besoin d'un baromètre, Luke.

Des mots de Robin, il tire la rationalité qui lui manque. Il s'accroche, pathétique, à la logique déshumanisée. Celle froide qui ne se réfère qu'aux faits. Qui pense mais ne ressent pas. Robin assène, méthodique, des coups dont Luke ne se relèvera pas. Il ne sait pas s'il appuie en toute conscience ou pas sur chaque maux qui l'accable. Elle parle de rupture, d'avancer. Luke hoche la tête, il sait qu'elle a raison. Pourtant, dans son regard il n'y a que de la réticence.

C'est plus facile à dire qu'à faire. Il fronce les sourcils, tourne la tête en direction du centre de tri. On avait des plans. On a toujours eu des plans. Je n'ai fait que les suivre.

En pensant à Alfie, son expression se déforme, plus hargneuse. C'est peut-être ça qu'il lui reproche le plus. L'avoir laissé sans instruction, parce qu'à aucun moment ils n'avaient considéré cette option. C'était eux ou rien. Sauf que le rien on n'y avait jamais pensé. Le rien, c'est tout ce qu'il reste à présent et il ne sait pas quoi en faire, Luke.

On devait finir en haut tous ensemble. Cette merde me laisse un goût d'inachevé, Robin. C'est... Frustrant.

Il soupire, esquisse quelques pas pour avancer de nouveau. Son regard croise un arbre au large tronc qui lui rappelle ceux qu'il escaladait, enfant, à la nurserie. Soudain, il pense à Danaé, à Saki. Il n'est pas le seul que la situation fait souffrir.

On a jamais considéré avancé autrement qu'à quatre. Maintenant tout s'est cassé la gueule et je sais plus quoi faire de mes dix doigts. Je pense à Saki et Danaé. Sans Alfie, le plan n'a plus de sens. Son imprudence nous a coûté plus qu'une amitié, tu sais.

Il y avait des rêves laissés derrière, des promesses qu'on ne peut plus tenir, mais surtout il y avait les habitudes. C'est peut-être le plus terrible, les habitudes.

Tu sais, je pense sincèrement qu'avec n'importe qui d'autre ce serait facile. De punir, je veux dire. Je pense que je ne m'en voudrais pas. Peut-être même que ça me plairait.

Il tourne la tête vers elle.

Je suis à ma place, hein Robin ?

Personne s'est trompé en me mettant ici, hein ?

Est-ce qu'il l'aime encore, Alfie ? Le souvenir de ses yeux brûlants de haine fait naître sur ses lèvres un sourire respirant le sarcasme. Mais c'est pas si grave, finit-il par se dire. Parce que s'il s'en est voulu, Luke commence à comprendre qu'il a bien plus à reprocher à Alfie qu'à lui. Et les paroles de Robin sont un écho bienvenu aux arguments qui tournent dans son crâne depuis le fameux soir.

Oui, tu as raison.

Il a soif de ces conseils. Soif d'attendre qu'il a "bien fait". Pour s'en convaincre, piétiner les dernières miettes de faiblesses. Il sait que ce n'est pas que l'amour qui l'a poussé à agir. Luke sait qu'il y a la vengeance, l'envie de punir. Mais c'est simple à ignorer, à pardonner, surtout parce qu'il a la justice à ses côtés. Alors Luke s'arrête en même temps que Robin, souffle, ferme les yeux. Elle raison. Elle sait. Il n'y a rien à regretter, puisque tout est juste.

Les bras de Robin autour de lui, coupe son souffle. Luke fronce les sourcils, un peu perdu. Il y a une époque où l'on se prenait dans les bras, mais elle remonte à loin. Il redécouvre l'odeur de la grande sœur. Robin avait toujours eu ça pour elle. Une aura rassurante, forte, stable. Le genre d'aura qui poussait Luke à nicher son nez dans son cou, enfant, pour passer les douleurs de son imprudence et trouver le courage d'en être fier. Il se dit que ça fait peut-être des années, mais il passe ses bras autour de sa taille pour la presser contre lui.

Pour Saki et Danaé.

Elle s'écarte, ses mains chaleureuses contre ses bras. Luke ne lui rend pas son sourire, mais glisse ses mains contre les joues de Robin.

Au final, c'est toujours toi la plus grande.

Il hausse les épaules et finit par la lâcher. Il se laissera punir, parce que c'est là aussi la chose à faire. Il montrera l'exemple dans son échec. Mais il voit déjà venir, Luke, les vautours à sa porte.

Mais cet accident va ravir mes réfractaires. Ils vont jubiler de me voir déjà convoqué. Il secoue la tête. Il va falloir que j'accélère la cadence, Robin. Il va falloir qu'on devienne meilleur. Je ne peux pas le décevoir.

Lui, le seul, l'unique.