amazed

Si l'on décrétait que du jour au lendemain nous n'avions plus besoin de manger dans nos assiettes pour vivre alors je me nourrirais sûrement des rires et de la fête, je dévorerais les sons et toutes les notes avant qu'elles ne quittent la gorge de quelqu'un. J'aurais cette paresse malicieuse à me cacher dans le tremblement des cordes vocales et moi aussi je jouerais de la lyre ici, je choisirais la partition qu'on entend et je monterais un groupe constitué de la Société toute entière.

Là est mon nouveau projet.

J'y pense.
Très fort.

Peut-être trop, puisqu'il a fallu la chute d'une chaise pour me ramener sur terre.
Je suis content d'avoir la pensée voltigeuse,
les murs de l'Enclave n'atteignent jamais mon plafond.

- Oh. Bonsoir, Sa Majesté des mouches.

J'adresse un sourire à ce col blanc et au teint blafard, avant de m'incliner comme à la fin d'une représentation de théâtre. Ils faisaient ça, à une époque révolue. La femme soulève sa robe et l'homme abaisse son chapeau.

- Comment se passe ta soirée ? Tu as apprécié le spectacle ?

Où étais-je au moment où les ratons-laveurs poussaient la chansonnette sur scène.

Dis, tu vois cette fosse que forment les cinq premières cervicales à ton cou ?

Dans toutes les nuques que je contemple il y a cette vague tendre et guillerette qui s'étire sous la naissance du pelage. Une pente sur laquelle je glisserais volontiers.
Mais sur ta nuque à toi la pente a quelque chose d'un peu revêche aujourd'hui.
Je le sais,
et si je le sais c'est parce que ma présence sur scène ce soir a amené mes montures opaques à rejoindre la poche du sommeil.

Je vois tout.
Et je te vois comme dans la chambre.

- Alors, qui t'a fait un bisou dans le cou ?

J'ai un sourire insoutenable, de ceux qui tremblent à la figure des scientifiques fous dans leur laboratoire parce qu'ils sont entre le début de leur découverte et le point d'orgue qui s'inscrit dans tous les livres.

- J'espère qu'il était aussi bon que moi.

Mes murmures ont la fâcheuse tendance à n'atteindre que tes oreilles.
Sans doute l'habitude à y faire pleuvoir cette tendresse qui t'effarouche sous le voile blanc.

Pendant un instant je goûte à la satisfaction d'être Parent.

Combien de visages comme le tiens Jim a arraché à ses brebis de l'Enclave ?
Combien de soupirs volés, combien d'aveux éplorés.
Je me demande.
Poings dans les poches, je gratte le fond.
Je racle le tissu noir et tire sur les ficelles mal cousues.
Je tire, comme on essaye d'arracher une poignée d'herbes
ou comme on tire sur la crinière d'un autre.
Je sais que tu connais la sensation de te faire traîner dehors.

- Oui ?

Si ce n'est pas ça
alors qu'est-ce que c'est ?

- Tu t'es battu,

Cette représentation.
Ça ne va pas.
Il y a un problème avec le tableau que je t'ai dressé dans la chambre.
Mon icône... ne se bat pas.
Elle ploie.
Elle flanche, glisse sur ses genoux et me demande de...

- et tu as gagné ? Perdu ?

Plus que les boursouflures de ta gêne,
la réponse de ta victoire ou de ta défaite me fascine.

- Kafka. Tu te souviens de ce que je t'ai dit ?

Est-ce que ça t'a travaillé pendant des jours
des nuits
des lunes toutes entières ?
Ou bien le loup aussi les a mangées.

Je m'approche.
Suffisamment pour créer un espace d'intimité.
Puis je me penche
m'aligne à ta hauteur frêle de chrysalide qui tient debout.
Et je murmure.
Près du mal, de ton chaos enfoui, là où ta plaie continue de saigner en silence.

- Tu voudrais bien me montrer ça ?

Une paupière cligne, la lèvre se fend vers le haut.

Loup a ouvert le passage,
et maintenant je vais m'y engouffrer.

J'ai toujours eu la pensée que quelque chose clochait.

Qu'il y avait un monde dans notre monde et nous étions la colonie de fourmis sous verre.
L'Enclave a la forme parfaite du dôme invisible qui se recoupe sur lui-même et n'a, en réalité, aucune liberté à offrir de l'autre côté de ses murs.

Quelqu'un, il y a bien longtemps, a dû prendre grand soin à faire germer les pousses que nous sommes. Abreuvés par la rage de vivre, la fureur de vaincre et le désespoir d'être aimés, nous sommes les heureuses plantations d'un fou dont le pouvoir est sûrement celui de faire fleurir des plaines recouvertes d'herbes et de fleurs. La vie était donc la métaphore d'un immense jardin que nous cultivions sans même le savoir. Je voyais le schéma se répéter inlassablement dans la serre, au bout de l'arrosoir il y avait l'engrais. Je veux dire par-là qu'il y avait l'espoir d'une pluie qui nous faisait espérer et attendre le lendemain.

Je participe moi-même à ce joyeux cycle.

Je plonge la louche dans la marmite et verse la pitance pour grossir la chair sous les côtes. Toujours, ma ration dépend du visage qui me sourit. Du regard qui me charme, de la voix qui me remercie. Le saviez-vous ? La Sélection ne s'est en fait jamais terminée.

Et Kafka, dans tout ça,
était une mauvaise herbe que l'Enclave n'arrivait pas à arracher.
Il se nourrit donc des autres, tentant de rejoindre les platebandes communes et belles, celles qui n'ont pas besoin de cacher leurs meurtrissures derrière un ruban de soie.

- Tu as gagné.

Il ment et je lui souris avec autant de mensonge.

- Tu es fort, Kafka.

Nous mentons.

Même vous,
vous mentez.

- Non, bien sûr, tu ne voulais pas le dévorer. Il ne mérite pas ce traitement.

Celui qu'on ne réserve qu'aux élus, Kafka.
Celui qu'on partage dans la couche.
Celui qui me fait mettre des gants au moment de virevolter ma main au-dessus de ta plaie.

Je ne dirai rien face au baiser -- j'en ai connu des plus immondes.
D'un geste du menton je l'enjoins à me suivre.
Personne ne remarquera la disparition d'un moucheron.

- Tu vas me montrer ça.

À l'abri des regards.
Dans ma serre à moi.

Sous l'obscurité de la toison, je sens mon orage qui gronde.
Une faim de chercheur, doigts qui tremblent.

Ce soir
je vais avoir du mal à cacher le sang.