amazed

Argo gratte les petites ampoules de ses mains. Elle ne les fera pas fleurir, cette fois ci, elle n'a pas le coeur à transformer sa peine en quelque chose de joli. Elle ne veut que sentir son épiderme chauffer puis brûler.
Elle n'a pas beaucoup mangé ce matin car c'est ce qui arrive à ceux qui ne poussent pas correctement. Argo n'aime plus s'appuyer sur les tuteurs.

Ses bottes sont sales de terre encore humide alors qu'elle décale ses cheveux pour les mettre du côté droit de sa nuque ; ils ne la gêneront pas, comme ça, quand elle se penchera. Autour d'elle, il y a les fleurs, mais ce ne sont pas les siennes. Dans ce sol, c'est son sang qui coule, parce qu'elle le travaille. Elle le retourne et le cultive. Mais toujours dans ce même sol, ce n'est pas sa sève. Ses fleurs, son nectar, à elle, se trouvent dans toutes les petites boutures qu'elle plante par hasard, là où elle sent que ses petits tessons d'elle pourront s'épanouir au mieux — on les déplace toujours.
« Ah ! Robin, tu m'as fait peur !
Je ne t'ai pas entendu arriver, on ne t'entend pas quand tu marches sur la terre. » Elle se redresse et la regarde. Robin est droite, mais Argo la trouve aujourd'hui froide. L'a-t-elle toujours été ?

« La regagn- tu sais, je ne sais même pas vraiment pourquoi tu me l'as fait perdre. Je n'ai pas l'impression d'avoir changé, si ? En tout cas, ce qui est fait est fait, mh ? Et puis il devait y avoir une bonne justification. » Son visage est opaque — Argo sourit mais pas vraiment.
Elle attrape l'outil et avant que Robin ne puisse se soustraire, elle garde son poignet entre ses doigts. Elle la tient fermement, mais la pression n'est pas douloureuse. « Comment va le club de méditation ?
Vous ... méditez bien ? Tu crois que ça pourrait me faire du bien ? » Argo n'attend pas de réponse particulière, elle veut juste montrer à Robin que ces étoiles ne sont que poussières pour qui les regarde.

Robin a quelque chose de magnétique, quand on la regarde. Argo l'avait remarqué, petite. Elle l'avait vu pendant très longtemps mais plus aujourd'hui. Et elle en était sûre, Robin n'avait pas changé : elle avait grandi, certes, mais en ligne droite. Elle était la même, avec des années en plus. Pas d'expérience, puisque tout était planifié, codifié, normé, chez elle. Elle avait juste vieilli, quelque part, mais restait la même.
Alors il fallait que ça soit Argo, qui ait changé, c'était physique. « Pour deux tubes à essais et une éprouvette ? J'imagine même pas ce que ça aurait été si j'avais pris du chlorure de sodium ! » Elle laisse s'échapper un ricanement acide. « N'en fais pas une syncope, c'est le nom scientifique du sel. »

Elle ne diminue pas sa prise. Elle s'imagine échanger ses sentiments nouveaux à Robin par le contact de leur deux peaux. Mais celle de Robin serait sans doute imperméable : même ses pores repousseraient l'idée du changement. « Non, je ne pense pas que ça m'intéresse vraiment. Je médite quand je suis au laboratoire, avec mes tubes à essais et mes éprouvettes. Je médite quand j'ai la tête sous l'eau. Je ne sais pas ce que rester assise à fermer les yeux pourrait bien m'apporter. » Elle finit par la lâcher ; son geste est sans violence, elle ne la chasse pas, elle essaie bêtement de renvoyer la froideur qui semble émaner de Robin.

« Je cache quelque chose ? Mais, enfin, Robin, nous sommes sous leur protection depuis toujours ! Qu'est ce que tu veux que j'arrives à cacher ? » Seulement Argo cache énormément de choses ; elle les range là où on ne peut pas tout à fait y avoir accès — ce qui reste de sa tête. « Tu devrais faire vérifier ton antenne, je ne sais pas ce qu'aurait pu te dire je-ne-sais-qui, mais j'ai payé pour mon crime. » Elle plisse légèrement les yeux — elle ignore si c'est par jeu ou par réelle inquiétude. « ... Quoi ? Il y a autre chose qu'on ne me dit pas ? Je suis toujours dans leur viseur ? » Elle feint bel et bien l'angoisse cette fois-ci.

« Je te le jure, je n'ai rien fait de plus. Il faut que tu leur dises, ils t'écouteront, à toi, que je n'ai rien fait et que je ne sais même pas ce que j'aurais pu faire ! »

Elle était acculée et détestait ça. On a appris à Argo depuis toujours comment respecter les règles, comment se plier aux conditions du système et aux protocoles de l'expérience : elle connaissait le cadre. Il n'y a pourtant pas de leçon sur comment se camoufler —  comment disparaître.
Quand Robin rattrape Argo, elle se fige un instant et plonge son regard dans le sien. « Tu as raison. Je ne devrais pas prendre ça à la légère ; c'est important. »

Elle échappe à son regard et cherche activement une pelle, quelque chose pour la soustraire au conflit ouvert. Argo ne rêve que de se battre mais elle ne gagnera jamais contre l'Ordre mis en place. Elle n'y rêve même pas. « Je te remercie pour ta préoccupation. Je ne suis même pas de ta maison et pourtant tu te plies en quatre pour moi, je le vois bien. » Il faut renverser la tendance, il faut quitter le banc des accusés. Puisque Argo est acculée, alors il faut aduler. Elle lui sourit.

Il y a un lys qui pousse de ses avants-bras. Il est blanc mais très peu odorant — elle attrape un sécateur de sa main libre et coupe la fleur nouvelle pour la tendre à Robin. « Tu pourrais la planter en quittant le champs ? Je l'aurais bien fait moi-même mais je travaille, je ne souhaiterai pas quitter mon poste pour un lys. On dira que c'est notre fleur à toutes les deux. » Si on l'entretient bien, il n'y a pas de raison qu'il meurt (Argo ne l'entretiendra pas)

« Il ne faut pas écouter tout ce que je dis, tu sais. La perte de mon étoile a dû me déstabiliser plus que ce que je montre, je ne dors pas très bien en ce moment. Tu me comprends, bien sûr. » Comment le pourrait-elle ? Elles ne partagent ni le même sol, ni la même graine. « Je m'entretiendrai avec Jim, si c'est ton conseil. » Tout s'arrangera quand elle retrouvera la mer.

C'est son gage de pureté que Robin écrase avec tyrannie sur le sol. C'est un signal de détresse — certes malhonnête, que Robin piétine, enterre, détruit, anéantit. L'a-t-elle seulement ressenti ? Comment pouvait-elle déjà savoir que ce lys n'était qu'une énième traîtrise ?
Il n'y a pas de lys au Paradis. Le paradis est déjà en son essence un lys. Le paradis est blanc, pur, et tout y est stérile ; on n'a pas besoin de son symbole quand il existe déjà. Il ne faut pas incarner l'évident, Robin l'a vu.
Le myocarde d'Argo se serre, parce que c'est aussi elle-même que Robin écrase. Ce lys était elle, il y a quelques secondes. C'était un morceau d'elle, qu'elle portait en offrande à Robin. Et pourtant, même si Argo est fausse-dévote, le rejet lui brûle l'air de ses poumons. « Mai-» Elle regarde la fleur au sol.
Soudainement, écrasé au sol et méprisé de Robin, elle trouve ce lys affreux.

« Tu aurais pu attendre avant de faire ça. Tu aurais pu le jeter plus loin. » Elle n'a pas encore relevé le regard, il faut qu'elle le change. Elle fait frotter le gant entre ses doigts et soutient de nouveau son regard. Il est complaisant, maintenant.

« C'est ma fonction, ici, tu sais. Ce lys n'était pas une menace, il ne représentait rien pour la terre. Je n'aurais pas pris la peine de te le donner, autrement. Tant pis, tu l'as tué maintenant. » Est-ce que tout s'arrangera quand elle retrouvera la mer ? « Oui, tu peux lui dire de me retrouver, ça sera plus simple pour tout le monde. » Ses lèvres gercées s'écartent en un tronçon de sourire : il est bien vide. « Je peux te poser une dernière question, pour ne pas trop gaspiller ton temps ? » Elle l'aurait fait de toute façon. « On te l'a dit, à toi, à quoi ressemblerait le Paradis ? »

Elle la condamne. Encore et encore, comme une litanie en boucle, Argo en entend les chants, les échos et toutes les réverbérations du son. Elle ne peut y échapper. Elle est condamnée, pour toujours — jusqu'au départ de Robin pour le Paradis, à l'entendre chanter : tu es impie, tu es impie, tu es impie.
« Moi, j'ai demandé. » Puisqu'il faut endurer le chant canon, Argo se bouchera les oreilles et criera dans la mêlée. Elle aimerait presque lui dire, mais moi aussi, tu sais, je peux chanter !
« Moi, en ma qualité d'horticultrice de l'Enclave, je te l'ai demandé. C'est pas très joli, d'ailleurs, pour une grande soeur de dénigrer les requêtes de ceux dont elle doit prendre soin. » Les deux derniers mots sonnent faux et son intonation s'était élevée — Robin écrase mais Argo crache.

« C'est marrant, on dirait que tu veux que je sois tracassée. Ça fait deux fois, que tu me le dis. Que je fais mal les choses, que j'ai changé. Si on ne te connaissait pas, on pourrait dire que c'est ce que tu veux. » Elle a lâché son râteau il y a un moment, et ses bras sont croisés. Dans ses yeux il y a une défiance défiante ; son sourire s'est rempli. Il s'est rempli de colère sourde et il est revêche. On s'y éraflerait, si on s'y accrochait. Argo en a assez de ces accusations et le fait savoir : son procès ne viendra pas.

« Encore, merci de ta préoccupation mais tu peux t'en défaire. Je suis grande et je sais me gérer toute seule. J'ai peut-être perdu une étoile, mais pas encore la tête. » Elle se penche, lentement, sans vélocité. Il y a quelque chose de dangereux, quand elle ouvre grand la main pour y ramasser son râteau. Elle fait mine de se remettre au travail mais c'est faux, elle le sait et Robin le sait. Quand Argo ramasse son râteau, en réalité, elle s'arme. « Des oiseaux, hein ? » Elle lui tourne le dos à présent et, d'un grand geste, soulève haut le râteau pour le poignarder dans la terre. Elle se retourne et regarde Robin, une dernière fois. « Quelle dommage, moi qui suis ancrée par mes racines. »