amazed

toutes les planètes tournent autour du Soleil. dans leur danse effrénée, elles le vénèrent, se réchauffent de sa présence, s’oublient devant sa grandeur. leurs orbites tracent dans l’éther des cercles de dévotion, des hommages silencieux à l’astre qui les gouverne, les enivre de lumière et de chaleur.  

il y a derrière les jumeaux de l’Enclave un mystère qui éclipserait même les secrets du Labyrinthe. ils sont les reflets parfaits d’une même âme, les deux faces d’une pièce unique. pourtant, une tragédie inexprimable les suit comme une ombre, insaisissable. tout les oppose mais ils demeurent inséparables, enchevêtrés dans une énigme indéchiffrable. Jude, plus tard, se demandera s’il n’avait pas toujours pressenti en eux les rouages brisés d’une horloge défaillante, un mécanisme bicéphale implorant réparation. le premier est comme ce Soleil, rayonnant de charisme. il attire à lui les coeurs et les regards, son sourire séducteur et ses yeux malicieux ensorcellent. sa présence seule illumine les ténèbres, une flamme vive au cœur de la nuit. toutes les planètes tournent autour du Soleil, sauf une. se distingue du cortège Jupiter. Caïn. il orbite en marge, malgré lui, imperceptiblement exilé. Jude, lui, perçoit cette distance. dans leurs moments à trois, il l’observe, le regard souvent perdu, le pas traînant, toujours en quête à rattraper les autres. il n’est jamais très loin, Caïn, mais c’est toujours assez pour son frère pour lui faire subir la punition de l’exil. face à l’étoile éclatante, Jude n’ose pas bousculer l’ordre des choses qui semble avoir été établi bien avant leur rencontre. il tente, à sa manière, d’inclure Caïn, par des sourires chaleureux, des paroles sincères, espérant combler cet espace, rapprocher l’astre égaré de son centre rayonnant.

aujourd’hui, Jude s’est blessé à la jambe droite en jouant. rien de très grave. c’est son ami qui a pansé ses plaies, avec une urgence frénétique, une tendresse maladroite, à son image. en enroulant le bandage de ses mains pressées, il lui racontait des histoires pour chasser la douleur. et ça a fonctionné. mais, du coin de l’œil, il a vu Caïn affalé sur une chaise, et son sourire a disparu. quelques minutes plus tard, alors que le silence envahit la pièce, Jude est témoin d’un désarroi poignant. les yeux rivés sur Caïn, son cœur se serre devant le spectacle déchirant. il n’ose pas interrompre, le laisse arracher le bandage sans broncher, même si cela pique un peu – Jude se fait petit, car face à lui, c’est Caïn qui semble souffrir le plus. il voudrait trouver les mots justes, mais la peur le muselle. à cet âge, Jude est trop lâche, il le regrettera tôt ou tard. les seules paroles qui franchissent ses lèvres sont un prénom, un murmure d’abord, puis un cri désespéré. Caïn. une fois, deux fois, trois fois, de plus en plus fort, jusqu’à presque le hurler. il pose une main tremblante sur l’épaule de Caïn, agrippe fermement son vêtement et plonge son regard dans le sien, le souffle saccadé. c’est moi ? j’ai fait quelque chose ? tu peux me le dire. sa poigne se relâche et ses yeux scrutent le visage face à lui, cherchent une réponse dans les traits tirés. ses sourcils frémissent. tu pleures. ce n’est pas une question, mais une constatation douloureuse. Jude se redresse, ne lâche pas son ami et se rapproche avec précipitation. non, on s’en fout de ça. on verra plus tard. il parle de sa jambe - dans l’urgence, la douleur s’estompe, mais le sang coule, perle écarlate sur son genou. sans le frère, Jude est plus doux, plus calme. avec Caïn, il se permet une tendresse qu’il n’ose habituellement pas. parle-moi. dans la bouche de Jude, les mots résonnent comme une prière fervente.

il suffit de se couper les yeux fermés pour ne pas ressentir la douleur. le cerveau, gardien vigilant, nécessite un instant pour assimiler les informations. parfois, il est possible de le leurrer, de lui faire croire que tout demeure intact, que la peau n’a pas été entaillée, que le sang ne s’échappe pas en silence écarlate. ne pas voir la blessure béante, ignorer l’épanchement rubicond, c’est effacer la réalité, nier la douleur. ainsi, il arrive que pour se venger de notre indifférence, surgissent en nous des plaies invisibles, tapies dans les recoins de notre être, et qui ne se révèlent que lorsque leur saignement devient insoutenable. le blanc immaculé des murs de l’infirmerie contraste avec l’odeur entêtante d’alcool et d’éther, un mélange unique qui caractérise l’endroit, chatouille les narines et aiguise les sens. Jude repose sur le lit, mais c’est Caïn, face à lui, qui semble souffrir davantage, ses émotions déversées en un torrent tumultueux. les mots se bousculent sur sa langue, cherchent un échappatoire, mais il reste là, la bouche entrouverte, le visage éteint, comme si le temps s’était figé. il observe son ami s’affairer, non par envie mais plutôt par nécessité, réalise que c’est la première fois qu’il se dévoile ainsi. il est secoué, a l’impression de découvrir une information trop cruciale au pire moment - on lui a donné le code pour désamorcer la bombe juste après l’explosion.

lorsqu’il reprend ses esprits, Jude pose sa main sur celle de Caïn, la serre un peu trop fort pour capter son attention. je t’ai dit qu’on verrait ça plus tard. je suis sérieux. ça va en plus, c’est pas comme si j’allais plus jamais pouvoir marcher. ses mots sont un baume maladroit, tentent de dissiper l’angoisse palpable. il repousse le matériel autour de lui, fait de la place pour son ami, lui offre un refuge tout près de lui. ça va, je te jure. il répète, comme pour s’ordonner d’oublier la brûlure lancinante au creux de sa jambe. il lâche sa main, s’écarte pour le voir en entier. les yeux de Jude sont une nuit sans lune, des miroirs profonds pour ceux qui risquent à s’y perdre. pourtant, lorsqu’il observe Caïn, il a du mal à vraiment le cerner. d’habitude, il aurait ri, usé de la légèreté pour détendre la gravité du moment, mais le ton employé l’alarme trop pour oser la plaisanterie. mais non, n’importe quoi. ça fonctionne pas comme ça entre nous. pas vrai ? ces mots flottent dans l'air, lourds de sous-entendus et de non-dits. ils sont amis depuis toujours, mais c’est en cet instant précis qu’il réalise qu’avant d’être un trio, ils n’étaient que deux, un duo fusionnel dont l’équilibre vacille. la révélation se fait douce-amère, une prise de conscience qui perce le voile de la familiarité pour dévoiler la vulnérabilité de leur lien.

Jude n’a ni frère ni soeur, mais à l’Enclave, on aime à dire qu’ils forment une grande famille. il n’y croit pas, se révolte même à l’idée qu’il puisse partager quoi que ce soit avec certains d’entre eux. pourtant, ses deux amis, eux, sont unis par le sang, et Jude a toujours trouvé cela émouvant. pourquoi tu dis jamais rien quand il est là ? c’est ton frère, il t’écoutera. car c’est ce que font les frères, car ils aiment sans cesse, envers et contre tout. sinon, à quoi bon partager ce visage et ces battements de cœur, si ce n’est pour s’offrir l’un à l’autre dans la joie comme dans la peine, d’un amour inconditionnel ? Jude se dit que s’il avait un frère, il l’aimerait à n’en plus finir. mais il n’y a rien de fraternel entre Caïn et lui, il le sait bien. peut-être l’a-t-il regretté au début. c’est une affection différente, tissée de confidences murmurées et de regards échangés dans les ombres des saules, une connexion subtile et précieuse. Jude l'observe, tente de déchiffrer cette distance. est-ce la peur de se dévoiler, de révéler une fragilité trop profondément enfouie ? est-ce l’idée qu’un frère, malgré tout, ne pourrait saisir les abysses de son âme ? L’Enclave, avec ses murs austères et ses règles tacites, prétend offrir une famille à ceux qui n’en ont pas. mais Jude sait que les liens du cœur ne se forcent pas, qu’ils se tissent lentement, patiemment. c’est dans ces silences partagés, dans ces moments de vulnérabilité, que naît la véritable intimité.

il n’y a pas de place pour l’Amour dans l’Enclave. Jude n’a que faire de ces élans du cœur. à ses yeux, c’est une perte de temps, une illusion qui le détournerait de son objectif sacré, qu’il place au-dessus de tout. pourtant, il le sait bien : depuis toujours, c’est sous l’ombre de l’amour qu’on le baigne pour le voir s’épanouir. les Mamans, les compagnons, et surtout, le Père Suprême ; tous l’aiment. mais ce n’est pas de cet amour bienveillant auquel il pense. non, c’est de l’Amour qui noue l’estomac et qui dérègle le palpitant, celui qui ensorcelle et qui consume. cet Amour, dont, peut-être, il est né sans le savoir. pour cet Amour là, Jude a décrété qu’il n’y aurait pas de place. il en a vu les ravages : des larmes amères, de la négligence accablante, et trop de temps offert à cet autre dont on s’éprend. il se sait égoïste, mais son temps et ses pleurs, il veut les garder jalousement pour lui. après tout, pourquoi s’encombrer d’un tel fardeau ? le chemin vers le Paradis n’a de place que pour un seul à la fois.

c’est alors que ses yeux tombent sur Caïn, étendu à ses pieds, larmoyant - pitoyable dans la mare de sang qui souille le carrelage immaculé de l’infirmerie. la scène est d’une beauté tragique ; il est le fidèle prostré devant l’idole, le pèlerin épuisé par son périple. mais Jude ne se prend pas pour un dieu, et il lui faut trop peu de temps pour s’agenouiller à ses côtés, poussé par une urgence désespérée. c’est qu’il est maladroit – avec ses mots, avec ses mains ! il tente de réconforter, mais ses gestes sont gauches, ses paroles balbutiantes. au creux de la confusion, il réalise sans se l’avouer qu’il y a dans cette proximité un écho de ce sentiment qu’il a toujours fui, celui qui lie les âmes et défie la solitude des cœurs endurcis. tu peux tout me dire à moi si tu préfères.

il n’y a pas de place pour l’Amour dans son Enclave, mais il ne peut s’empêcher de s’exalter aux côtés de Caïn. la froideur de sa blessure contre le sol s’évanouit, et toute son immensité le submerge. dans cette étroite intimité qu’ils partagent, Jude souhaite ardemment pouvoir le sauver de tout ce dont il ne parle pas. si proches, il distingue les traces salées des larmes sur son visage – il laisse son pouce y glisser doucement, efface les sillons de chagrin. on le voit sur son visage, l’incompréhension brille dans ses yeux opaques. tout ce qu’il sait, c’est qu’il veut que Caïn aille mieux, qu’ils oublient cette journée et que le cours normal des choses reprenne. mais c’est un mensonge ! Jude n’aimerait pas que tout redevienne comme avant. il n’aimerait pas oublier ce moment précieux, cette proximité qui le consume. ses doigts décharnés hésitent, s’attardent avec une insistance douloureuse sur ce visage adoré. et une envie irrépressible de faire davantage le saisit. si l’Amour n’a pas d’asile pour Jude, c’est qu’il adore sans mesure ni limite. s’il ne se pense pas divin, c’est car il est déjà le plus pieux des dévots - comment pourrait-il recevoir des offrandes en son nom alors qu’il a les genoux bleuis de tout ce qui le tourmente ? dans un élan de tendresse désespérée, il dépose un baiser sur les lèvre de l’ami sanctifié - un geste qu’il n’a jamais osé auparavant, guidé par un mimétisme innocent. son fanatisme latent éclate enfin dans l’espace confiné qu’ils partagent à deux, sous les néons aveuglants. c'est son ultime espoir, une dernière tentative de salut. dans cet instant suspendu, Jude ressent la puissance de ce qu’il a toujours nié, quelque chose qui transcende l’Enclave et ses murs.

Jude n’a jamais éprouvé de passion pour le cinéma. il a vu aussi peu de films qu’il compte de doigts sur une main - peut-être même moins. cependant, une scène particulière s’est gravée dans sa mémoire : les héros qui s’embrassent avec une ardeur palpable. c’est ce souvenir qu’il exhume lorsqu’il se trouve face à Caïn. sur l’écran géant, un homme et une femme partageaient l’étreinte. ici, ils ne sont que deux garçons qui s’affrontent dans ce geste intime - mais Jude s’en moque. leurs lèvres scellées, il réalise l’étrangeté de son initiative. il se demande pourquoi il a fait ça et une cascade de pensées l’envahit, trop nombreuses pour être saisies en un seul instant : l’heure du repas approche, son coeur va exploser, athlétisme demain à treize heures, Caïn a la peau des joues toute douce, il doit réparer la montre de quelqu’un, sa jambe lui fait mal… le temps ne s’arrête pas, mais il ralentit autour de ce baiser. Jude a soudain la conscience aigüe de devoir fermer les yeux, comme dans les films. alors il s’exécute. ah oui - ses mains ! il se souvient qu’elles doivent aussi trouver leur place ; il en fait glisser une le long de la cuisse de Caïn, s’agrippe à son tee-shirt près de sa taille, tandis que ses autres doigts tâtonnent le sol à la recherche de ceux de son ami. mais il n’est pas assez rapide.  

la bouche entrouverte, figée par le choc, Jude est pétrifié. si le temps s'était ralenti auparavant, le voilà maintenant qui s’emballe, rend toute pensée lucide presque impossible. le rouge lui monte au visage, jusqu'aux oreilles, une brûlure de honte qui le consume, bien plus ardente que le brasier du désir que Caïn vient de noyer sous une eau glaciale. les mots se bousculent au bord de ses lèvres mais aucun son ne parvient à s'échapper - Caïn lui a dérobé sa voix ! lorsqu'il voit son ami se relever et s'éloigner, Jude sent son cœur s’alourdir, comme lesté d’un plomb de tristesse. il aspire à retrouver cette proximité - il est bien trop tôt pour les séparer ainsi ! il a goûté à ce qu’il avait toujours secrètement désiré, et en est maintenant en sevrage, privé d’une substance sans en avoir jamais eu conscience. les vestiges de sa dignité le clouent sur place, les bras ballants le long du corps, les yeux perdus sur les traces de sang séchées, devenues marron, qui parsèment le sol autour de lui. les paroles suivantes de Caïn le traversent comme un éclair.

quoi ?! dis pas des trucs comme ça c’est flippant. et puis tu sais qu’il t’adore, hein ? il me l’a déjà dit, je te jure j’invente rien ! Jude finit par se relever lui aussi, et comme par enchantement, sa voix lui revient. c’est désormais un supplice de se tenir face à Caïn, chaque mot prononcé a le goût de ses lèvres contre les siennes. pour s’échapper, Jude lui tourne le dos, s’éloigne vers les placards, et sort le matériel pour soigner sa plaie – il faut la nettoyer avant qu’elle ne s’infecte. il est plus facile de lui faire la conversation lorsqu'il ne croise pas son regard. Jude triture les bandages et l'alcool près de l’évier, les pensées hantées par leur étreinte. l'interrogation le ronge, mais il n’ose l'exprimer. finalement, il se jette à l’eau, sa voix toute petite, hésitante. tu trouves vraiment ça stupide ? ses doigts tremblent légèrement en manipulant le tissu, les mots de Caïn flottent dans l’air, attendus, espérés, redoutés. Jude reste là, suspendu entre l'espoir d'une réponse apaisante et la crainte d’une vérité douloureuse.

il est indubitable qu’il arrive à Jude de s'égarer, de trébucher sur une myriade de petites erreurs qui, à ses yeux, paraissent trop insignifiantes lorsqu’il les compare aux récents évènements. les remords l'assaillent – trop vite, le goût du danger se dissipe une fois qu'il est absorbé. il prend conscience qu'il a passé sa vie - ou du moine une grande partie - à désirer Caïn. il pense à son frère et réalise que l'envie qu'il nourrissait envers cette relation fraternelle n'était pas alimentée par le lien de parenté qui les unissait, mais par la proximité et la complicité qu'il s'imaginait entre eux. il se découvre avide et égoïste à la fois – à trois, cela ne lui suffit plus. il ressent la présence de Caïn, toujours proche, comme une ombre constante au dessus de lui. elle l'enveloppe – l'étouffe. l'embarras le tenaille, le manipule comme un pantin. bien qu'il n'ait pas de jumeau, l'impression de se diviser en deux le ronge – ses désirs le déchirent, mais son corps agit en contradiction.

je peux le faire, c’est pas très compliqué. il s'exécute, ses gestes précis et déterminés. il passe les cotons imbibés sur sa blessure, réprime avec difficulté une grimace lorsque la plaie est titillée par le contact. tandis qu'il s'administre ces soins de fortune, il se demande si la douleur aurait été moindre sous les mains de Caïn. il décide que oui, mais peut-être n'est-il plus judicieux de s'approcher trop près, de risquer encore une fois de se perdre dans l'intensité de cette proximité - car c’est une erreur.

grandir dans l’Enclave, c’est s’abreuver à une source intarissable de savoirs précieux. on y apprend des choses essentielles, des connaissances qui tissent la trame du quotidien et qui restent gravées à jamais comme l’art de lire et celui de compter. pourtant, aux enfants des murs, on n’inculque guère les subtilités de l’amour. pour Jude, ce n’est rien d’autre qu’un lointain mirage, à peine effleuré du bout des doigts, comme le firmament que l’on contemple en sachant pertinemment qu’il demeure inatteignable. à ses yeux, l’amour revêt un caractère sacré, toujours à l’image du ciel. alors lorsque Caïn lui demande avec une sérénité déconcertante s’il est amoureux de lui, Jude est forcément surpris. la question, en apparence anodine, cache en réalité une profondeur insoupçonnée. se donner à l’autre, après tout, n’a rien de trivial, et c’est bien de cela qu’il s’agit entre eux – aimer, c’est se livrer tout entier, c’est s’appartenir, et la dévotion de Jude envers Caïn n’a jamais su se faire discrète. elle brille avec une intensité trop vive, elle est éclatante, évidente aux yeux des observateurs avertis. cette affection même révèle son appartenance et, par conséquent, son amour.

pourquoi tu veux savoir ça ? Jude cherche à gagner du temps, tente de masquer la rougeur qui envahit son visage. il ne sait que répondre, pris au piège par ses propres émotions. le ton de son ami ne trahit aucune véritable curiosité ; tous les signaux d'alerte en lui s'allument, clament qu'il enfile son armure ! qu'il se prépare au choc de l'épée adverse ! et puis voilà qu'elle surgit, cette honte perfide qui s'insinue en lui. il en ignore l'origine et ne comprend pas pourquoi elle le ronge avec tant de voracité, mais son poison est tenace, rampe dans ses entrailles, remonte comme une bile amère.

Jude perçoit l'ombre menaçante d'un amour voué à quelqu'un tel que Caïn, mais ça ne l’effraie pas. d’un coup d'oeil furtif, il distingue la présence de ce dernier, le regard détourné - Jude quant à lui n’hésite pas à affronter son regard lorsqu’il s'exprime. il s'est enfin enveloppé de la maille protectrice soigneusement choisie. ça changerait rien si j’étais amoureux de toi. cette affirmation se suspend à ses lèvres, oscille entre question et vérité implacable. ça aussi, ça doit être l’une de mes erreurs, et probablement la plus conséquente.

d'abord surgit la surprise, puis la peur, sombre et oppressante, qui s'insinue avant que n'apparaisse finalement la douleur. un éclair lancinant traverse le creux de sa jambe déjà meurtrie, brûlant de son intensité. les dernières minutes s'écoulent à une vitesse fulgurante, et Jude cherche désespérément l'erreur fatale, celle qui justifierait un tel acte de la part de Caïn. si son amour est synonyme d'appartenance, il ne devrait pas s'étonner du cours des événements - de sa propriété on fait ce que l'on souhaite, on la chérit comme on la maudit. on la dorlote comme on la sabote. on l'embrasse comme on la flagelle. pourtant, lorsque Jude pense à Caïn, il n'imagine aucun dégât, seulement des réparations appliquées avec la précision et la tendresse qu'il réserve à ses machines adorées. dans cette constatation, Jude tire toutes ses conclusions.

c’est un réflexe instinctif que de poser ses mains sur celle de Caïn, meurtrière. il la connaît par cœur, la forme de ses doigts et la chaleur de sa paume. à cet instant, c’est son propre sang qui la réchauffe, qui se répand sous ses ongles à lui aussi. il la serre fort, non seulement pour lui demander d’arrêter, mais aussi pour contenir la douleur, comme un brasier ardent au fond de lui. Jude, avec la musculature d’un athlète qui foule le sol à longueur de temps, n’a aucune difficulté à guider Caïn, à lui faire retirer le scalpel planté dans sa chair. le son du métal qui tombe au sol résonne en un tintement ridicule, contraste flagrant avec la gravité du moment.

il enserre son visage d'une main tremblante, le souille de son fluide vermeil. la respiration se fait hachée et le palpitant dégénéré, mais il le force à le regarder malgré tout. ses yeux empreints de désarroi le scrutent, incapable même de formuler une question. des gouttes de sueur perlent sur son front – est-ce la peur ou bien la douleur ? son autre main repose toujours sur celle de Caïn, tremblante comme une feuille, bientôt suivie par tout son corps. lorsque l'adrénaline se retire, le visage de Jude s'effondre dans le creux du cou de son ami, épuisé. des larmes coulent sur l'épaule de son bourreau - c’est l’agneau qui implore avant l'abattoir. c’est toi le gros débile… parvient-il à articuler entre ses dents, t’as mal visé. un mensonge. il l’a frappé en plein coeur.

Caïn est minutieux, méthodique dans sa déchéance. il nettoie tout autour de lui, efface chaque trace du chaos environnant. aux yeux de Jude, cette frénésie d'ordre n’est qu’un masque pour dissimuler la souillure de son âme. lorsque l’on se sent impur, l’inconfort du désordre extérieur peut devenir une torture, un reflet cruel de l'état intérieur. mais ce que Caïn sait le mieux bouleverser, c’est Jude lui-même, et il pourra essayer de le modeler à sa guise, le résultat final ne dépendra jamais de son vouloir. les yeux embués de chagrin, le blessé l’observe remettre en ordre ce qui l'entoure, et ce spectacle lui semble d'une injustice poignante - lui aussi aurait aimé ne serait-ce que pouvoir feindre la facilité. il y a ce sourire sur les lèvres de Caïn, une douce courbe qui lui murmure que tout va bien. Jude voit au-delà ; il perçoit le mensonge et l'indifférence dans les silences et les gestes artificiels. quand leurs regards se croisent une dernière fois, celui de Jude est empreint de détresse, et l’on ne saurait dire si c’est la douleur physique de sa jambe ou une autre, plus profonde, qui le rend si misérable. il connaît déjà la conclusion et ne tente pas de retenir son ami alors qu’il disparait derrière la porte. seul, il s’autorise enfin des sanglots dans le silence oppressant de la pièce désormais ordonnée, mais vide de sens. on ne peut sauver Caïn, mais Jude, dans sa bonté maladive, refuse tout autant de le condamner - son geste meurtrier, il le gardera secret.