amazed

"T'as de beaux yeux Hector.
Je veux dire, ils ont une belle couleur.
Tu devrais mettre des vêtements qui ont la même."

Oui, mais c'est difficile de trouver ça dans l'Enclave.
Je me fiche du prix, je me fiche des tickets, je me fiche de la matière.
Comment on trouve la couleur de ses yeux dans la réalité ? Elle n'existe que pour les autres qui sont les seuls à pouvoir la voir sans artifice.
Tsss.
Pourquoi moi je ne peux pas voir ?

"Tiens. Bon c'est pas tout à fait le même bleu mais c'est pas mal."

Oh, oui.
Elle me va bien.
Si je relève les manches, comme ça, ça fait vraiment homme d'affaires.
J'aime.

"Et tu sais ? Si tu enlèves les deux premiers boutons, ça te rajoute encore plus de style."

Ah bon ?
Hmm.
C'est frais.
Alors c'est bien, comme ça ?

"Qui c'est que tu vas rejoindre au fait ?"

Hmm.

- Je ne sais pas. Ça va dépendre de lui.

Ne me regarde pas avec cet air-là.
Je te raconterai tout une fois que je serai rentré.
Alors, cette chemise ? Elle me va bien, non ? J'ai l'air plus mature maintenant.

"Et hop, un pantalon noir bien droit et tes chaussures lacées. Avec ta paire de lunettes on dirait vraiment un businessman. T'es prêt à serrer des mains."

Non, tu n'as pas compris.

Je suis en réalité prêt à jouer au billard.

Ça, et une autre chose. Caïn, je ne t'ai pas tout dit.
Tu te souviens ? Je ne t'ai même rien dit.
J'ai refusé de parler, tu as refusé de t'ouvrir. Tes murs sont restés fermés, alors...
À moi de venir déjouer l'entrée.

J'ai marché longtemps, tu sais ? Le couloir qui mène au Social Club est long. Suffisamment pour dissuader les illégitimes à y mettre les pieds.
Et toi, Caïn ? Est-ce que tu te sens légitime à venir porter la chemise jusqu'ici ?
Je te suis à la trace et je remarque déjà l'effort que tu as mis à t'apprêter pour tenir la lance.
Tu prends au sérieux le fait de gagner ou de perdre ?

- Tu es prêt ? J'ai enfilé ma plus belle chemise pour toi.

J'ai même retiré les deux premiers boutons.

Face à la surface tapissée d'ardoise, je me penche pour observer ces petites planètes colorées et rangées à l'intérieur d'un triangle.
Le temps, l'espace, et...

- Tu sais, tu ne m'as pas dit si tu connaissais les règles.

Je garde les poings dans les poches à gratter les fils de couture logés tout au fond.
Ta remarque sur mon rang me passe par-dessus, Caïn.

- Oh, j'ai une idée. À chaque tir manqué on boit un coup. Ça te va le mur ?

Champ de bataille, 2m80.
Tu vois ça, le mur ?

Et à ça on va ajouter un peu d'ambiance.

- Le jazz, t'aimes bien ?

Près du frigo est en train de roupiller un jukebox tout luisant.

- Ils en avaient plein il paraît, à une autre époque. Tu leur fais manger un disque comme ça et...

Et la musique fut.
Un bon air de trompette avec le tintement des cylindres dorés sous les baguettes.
Quelques fois, ce son me donne envie de rejoindre le club de musique avec Sam.

- Prêt à casser le jeu ?

Érable tendu sous le bras, je me place à l'angle de table où la bille blanche est postée à 35° de son premier quart.
Hop, uppercut vise la bille de tête et
le triangle multicolore éclate dans un éparpillement général.

Si on devait donner un coup de pied à la fourmilière qu'est l'Enclave, voilà à quoi ça ressemblerait.

- Casse validée, sept et treize qui tombent ! Je continue la partie, tu m'en veux pas hein ?

Je souris et on pourrait croire que je suis fort à ce jeu.

- Tu sais il y a plein de jeux auxquels je joue sans connaître les règles.

Mais toi tu as l'air d'être de ceux qui lisent et retiennent méticuleusement les lois pour mieux les enfreindre.

Allez Caïn, on continue.

- La 2 dans la poche du centre.

Je me courbe et tire.
La blanche cogne la seconde qui se fait avaler.

- À moi les couleurs pleines !! Hé, j'ai de la veine ce soir dis ! T'as prié pour moi ?

Je glousse, yeux rieurs qui percent à travers le verre fumé de mes lunettes.
Mais c'est toujours toi que je regarde.

- Alors, t'aurais fait quoi si je t'avais pas proposé de sortir ce soir ?

- Le billard je connais un peu.

Je refais ce qu'ils font dans les films. Et ils gagnent quand les billes rentrent dans les trous. Mais toujours... dans un ordre très précis. Selon des coups très précis aussi. C'est un jeu de précision, un peu comme les fléchettes. Les fléchettes tu connais ?

- Oh, tu...

Tout à coup je cesse mon jeu pour me redresser et regarder ce qui perle de fraîcheur entre tes doigts.
À moi aussi ça me fait envie.

- Mais t'as pas raté ton coup...?

Ou alors on a changé les règles du jeu ? Il faut me le dire, Caïn, pour que je puisse tricher avec toi.

- Attends ! Neuf en poche !

Puisque le joueur conserve ses tours tant qu'il n'échoue pas, alors je vais me placer dans cet angle-ci et viser la onze

qui n'aura aucune chance de percuter la neuf dans cette trajectoire.

Hop, les planètes entrent en collision et la onze vient pousser la dix
qui elle-même chamboule ses voisines dans un capharnaüm sonore.
La neuf n'atteint jamais son nid douillet.

- J'ai perdu ! À ton tour !

La défaite me tire un sourire et je viens moi aussi chercher une bouteille puis deux puis je dégoupille la première pour commencer à boire à même le goulot. Je n'ai pas la sophistication du verre, mais j'aime m'asseoir sur le bord de la table comme les truands en plein duel d'affaires.

- Aaah...

Douce brûlure du houblon en travers de gosier.

- Tu vas te coucher tôt alors ? Moi j'arrive pas à faire ça.

Il y a bien des raisons mais peut-être qu'elles ne t'intéressent pas.

- Ça t'intrigue ? Tu trouves que je serais mieux sans ?

Je me rapproche.
Peut-être autant que tout à l'heure, dans la salle de débat.
C'est ça l'expression "être nez à nez", c'est quand le cartilage de l'arête nasale se colle presque à celui de son interlocuteur. Dans certaines anciennes civilisations, il paraît même que c'était un moyen de saluer son prochain.

- Si tu veux voir, enlève-les.

Trinquer ?
Trinquer à quoi ?

À nos retrouvailles ?
C'est vrai que ça fait plusieurs heures qu'on ne s'est pas vus. Je t'ai manqué ?
Ces yeux bleus te manqueront-ils ? Tu sais je ne les montre pas à tout le monde. Si certains sont fiers de leurs balafres sous les vêtements, moi je trouve qu'il y a un éclat de malice important à l'intérieur de mes mirettes.

- Et comme ça je suis stylé ?

Avec mes verres au-dessus du front.
C'est comme si j'étais un peu une star, pas vrai ?
D'accord, je vais continuer la partie comme ça.

- Ça me fait bizarre de voir les vraies couleurs.

D'être ébloui par les luminescences des machines, par le chrome du billard. Par la lumière qui se reflète jusque dans nos billes qui tombent une à une.
Mais par-dessus tout le plus difficile c'est de
ne pas te regarder trop.
Parce que si je le fais je vais inexorablement vouloir dépecer tout ce qui se trouve à l'intérieur de ta dépouille, Caïn.
Mais peut-être que toi tu es fier de la couleur de tes boyaux ?

- Tu prends plaisir à gagner ?

Tout chez toi ne montre que l'envie de perdre, pourtant.

- À mon tour ! J'empoche la quatre.

Bouteille posée et lance récupérée, je me place, remue par la même occasion ce qui me sert de croupe pour définir le meilleur angle.
Ma vue n'a jamais été aussi limpide.

- ET BAM ! Dans le mille Emile !!

Je glousse délicieusement mais je me dis qu'avec ça, je perds mon droit de boire.

- Dis, tu veux pas essayer de me faire perdre un peu ? De me déconcentrer pour que je fasse une bêtise et que je rate.

Oh.

Si je m'attendais à ça, Caïn...
Est-ce que c'est le moment du film où tu te rebelles enfin ?
Ou tu t'attaches les cheveux, tu enfiles mes lunettes et tu me dis que tu vas tout casser ?

Je t'imagine debout, fier et puissant, avec toute une foule révolutionnaire derrière toi.
Bizarrement, l'image a quelque chose qui ne fonctionne pas.

- Alors d'accord.

Je vais jouer selon tes règles.
Bâton à la main, toute bouteille laissée pour compte, je m'appuie sur mon genou
et décolle du carrelage pour te rejoindre sur ton perchoir.
Je m'avance à tâtons sur le tapis vert, rotules contrariant sa couleur sapin à contresens, puis chevauche ta carcasse étendue, le torse en travers de ta cage thoracique.

Tu vois ?
C'est comme ça que se tiennent les soldats dans leur tranchée.
C'est comme ça qu'ils font vaillamment la guerre pour sauver leur peuple.
C'est ça, la révolution.

Lance de fer positionnée vers la dix
dans cet angle, ma convoitise est immanquable.

- Neuf en poche !

Paupière plissée, je vise, ajuste la pointe et puis tacle la belle qui pousse sa suivante jusque dans la fosse.
L'érable a glissé tout du long de tes côtes comme l'archet a caressé le crin de ton violon.

Des cours de quoi ?

Si c'est pour se coucher sur la table
alors tu es déjà très bon à ça, Caïn.

Je suis sûr qu'il y a d'autres choses dans lesquelles tu es très bon ! Mais tu veux pas me le dire. Qu'est-ce que tu me caches sous ta belle crinière ? Un meurtre ? Allez !

Un peu chamboulé par la victoire -- ou par le fait que Caïn m'ait quitté, je me redresse et je glisse du bord de la table, zouip, comme ça.
Je reste accroupi. Mes yeux arrivent tout juste à hauteur du jeu.
Avec l'équerre sous la pupille, je jauge le nombre de coups restants pour clôturer la partie en y mettant le plus de temps possible. Caïn est-il un homme de patience ?

- Mes clubs, ils sont drôles quand tu es là, avec moi.

La question en elle-même m'interroge et je me dois de tourner la nuque pour te voir, assis comme un roi sur ton joli tabouret.
Sous la gravité, mes lunettes retombent sur mon nez.
De nouveau, je ne vois plus.

- Tu sais que je pourrais rejoindre un quatrième club, mais je n'ai pas trouvé de partenaire suffisamment motivé et intéressant pour ça. Tu voudrais choisir avec moi ? Tu es dans quels clubs, toi ? Où je suis pas déjà.

Je souris.
J'ai toujours rêvé de m'inscrire à une activité main dans la main avec un ami.

- C'est ça !!! Si je gagne la partie, je te rejoins. Okay, Caïn ?

- Dis, Caïn. Ton signe astrologique c'est Gémeaux ?

Non parce que tu m'en as tout l'air.

- Oui, d'ailleurs, je ne comprends pas le principe de la méditation... Ils disent qu'il faut faire le vide et ne penser à rien pour entrer en état de méditation... Mais alors sur quoi tu veux méditer ?

J'aurais peut-être dû m'orienter vers le club de logique, ça m'aurait permis d'y croiser la frimousse de Lucien plus souvent.
Certains oiseaux volent trop haut dans ce ciel contreplaqué.

- Hmmm.

Je me gratte la barbe invisible en songeant à ma place potentielle au club d'athlétisme.
Qui fait partie de ce club ? Voyons voir.
Si je vérifie sur mon Nexus la liste des membres...
Oh... Abyss ?

- ... Vous vous tenez vraiment par la main, vous deux, hm ?

J'ai un sourire.

- Vous êtes. Attends. "Partners in crime", c'est ça ?

Moi aussi, j'aimerais bien avoir ma moitié.
La cacahuète de mon beurre.
La Loïs de mon Clark.

Une part de moi peut imaginer Abyss dessiner des plans que Caïn applique sans sourciller.
Une autre se rappelle la conversation qui a eu lieu dans les toilettes avec cette même Abyss.

- Tss. J'aurais cru que mon défi t'aurait donné envie de gagner plus que ça.

Ma présence ne l'insupporte donc pas ?
Dommage.

- Et le club de danse... Tu en penses quoi ?

Comme ça, j'aurai deux clubs réservés à l'intellect, et deux clubs pour entretenir ma forme physique.

- Tu n'as jamais pensé à te couper les cheveux ?

Une boule à zéro comme celles qui brillent sur le tapis vert.
Je me redresse debout et, désormais, nous voilà alignés comme des dominos.

- Hé, Caïn. Si je me laisse tomber, là, maintenant. Tu me rattrapes ?

Mes genoux commencent à vaciller pour mimer la chute.
Yeux relevés, je regarde les dalles au plafond, l'air pensif.

- Caïn ? Tu me montres comment on fait grandir une plante ?