amazed

Les jours passent mais pas la colère. Elle s'incruste dans le derme, donne envie de le gratter jusqu'à le voir se décoller sous le passage des ongles. Alfie est maussade. Depuis Panic!, depuis la découverte de son deuxième pouvoir, depuis qu'Hadrian est venu le rappeler une énième fois à l'oeuvre, depuis que Luke est parti ; tout part en l'air.

Mais si, à l'image d'un bidon de kérosène, sa haine macère - c'est la petite rumeur lancée par Pablo sur Luke qui allume définitivement la mèche. La vérité s'embrase, pour exploser dans un feu d'artifice, dont les retombées pleuvent en larmes de sel.

Pourquoi ça l'énerve autant ?
Pourquoi se sent-il si impuissant ?

Assis en tailleur sur son lit, Alfie rumine. Il ignore les messages et les gens - s'en veut d'être aussi transparent. Dans tous les sens du terme. C'est facile de percevoir ses intentions - encore plus ses sentiments.

Il fixe le mur du plafond, ses écouteurs sur les oreilles. Il entend toquer ; il fait glisser le niveau de la musique à son minimum pour entendre les couinements étouffés de Kafka derrière la porte.

C'est pas vrai...

C'est un peu trop excédé par l'interruption de son cycle infini de pensées qu'il toise Kafka dans l'encadrement.
Ça ne dure pas longtemps.
À peine le garçon balbutie des excuses et demande des explications qu'Alfie lève les yeux au ciel pour soupirer.

C'est bon, rentre.

Il croise les bras sur son torse ; refuse de s'assoir ou de l'inviter à faire de même pour ne pas qu'il s'éternise.

Je t'évite pas toi en particulier. J'évite tout le monde. J'ai pas envie de parler et ça m'oppresse, d'être dehors.

Depuis que Luke s'est miraculeusement régénéré à l'infirmerie - on le dévisage comme une bête curieuse. Alfie n'a encore confirmé à personne la naissance de son deuxième pouvoir mais personne n'est dupe - tout le monde apprend toujours ce qu'on essaie de cacher. C'est une malédiction qu'il craint d'utiliser sous le joug de ses péchés.

Robin m'a dit, pour Luke et les douches.

Il a un air sévère, plus distant.

Je comprends pas pourquoi t'as fait ça. Si tu peux éviter à l'avenir. C'est le genre de trucs creepy qu'il faut que t'arrêtes Kafka.

Il étire quand même un sourire triste, qu'il espère pourtant rassurant.

Je veux t'apprécier alors donne pas raison à ceux qui t'ont mis de côté.

Alfie s'efforce de ne pas contempler Kafka avec dégoût et pitié. Il n'aime pas ça, lui - ça le terrifie. Le fait que son empathie soit autant auto-centrée ; il ne se rend pas compte qu'il a basé toute sa personnalité sur comment on le percevait. Alors comment percevoir les autres si ce n'est pas son propre prisme ?

Il ferme les yeux, se figure Kafka comme un ange dévot, envoyé par le Père pour lui rappeler ses péchés - lui bloquer l'accès au Paradis.

Qu'est-ce que tu veux, Kafka ?

Il s'impatiente, intransigeant. Déboussolé par la gentillesse faussement désintéressée du Roi des mouches.

M'aider ? Tu voulais m'aider ? Je t'avais dit que je voulais pas... que je voulais le battre à la loyal.

Une partie de lui doute de sa sincérité.
Une autre est touchée - égoïstement - par son élan de loyauté.

Non. Il m'a rien dit.

Alfie n'a pas encore compris ce qu'elle impliquait.
Il s'assoit sur le bord de son lit et l'invite, s'il veut, à ne pas rester planté au milieu de l'entrée.

C'est étouffant d'attendre la confession des autres. Alfie fixe le mur devant lui, la paupière gauche frémissante dans l'impatience. Il a mal au ventre ; ses entrailles sont nouées en un joli noeud, qu'une seule personne dans cette enclave est capable de délier. Il a perdu son âme soeur - perdu le sens donné à ses peurs. Sans rien dire, et sans le regarder, Alfie appose la paume chaude de sa main par-dessus celle de Kafka. S'il lui transmet son courage - il lui offre aussi sa bénédiction damnée.

Vas-y murmure la chaleur de son corps ;
évaporé en non-dits maudits.

Mens-moi hurle les relents de son coeur souffrant ;
qui bat au rythme de ses inepties.

Quoi ?

La voix d'Alfie est douce. Éteinte. Il ne se décide toujours pas à regarder le petit roi, des mouches étincelantes de malveillance ; il soupire bruyamment. C'est un supplice de craindre le pire en permanence.

Je

t'aime

Hein ?

Je t'aime ! et Alfie, d'une lenteur presque horrifique, tourne lentement le visage pour faire face à celui de Kafka, bouffi par les rougeurs - il y voit une forme de désir monstrueux, qui l'attire et l'écoeure.

Non.

Il secoue lentement le menton.

Je te crois pas.

Il ne veut pas le recevoir.

Qui est-il, lui ? C'est un pauvre pécheur - il avait les clés du paradis mais les a égaré dans le vide ; a plongé pour les récupérer et a fini par se perdre. Est-ce que Kafka convoite réellement cette saveur ? Alfie a fini par se convaincre qu'il n'était plus légitime à être aimé ou admirer. Ce que Kafka croit aduler, c'est sa résilience - pas son courage. Il s'en veut d'avoir semer la graine du doute et de l'avoir écoeuré de son propre labeur.

Kafka...

Alfie réalise à quel point il a été cruel de bafouer les sentiments de son ami. Ami ? Depuis quand ? Les liens qui jadis n'existaient dans aucun univers se sont solidifiés ces dernières semaines. Voilà ce que lui ont apporté les poubelles - des crampes au mollets et Kafka, le Roi de leurs mouches dévoreuses de mondes.

Att- attends !

Il ressent le besoin empressé d'arranger les choses - de gommer la réalité qui le ternie. Il a peur de briser un coeur, quand bien même il se sent incapable d'en prendre soin ; le sien a toujours prévalu sur les autres, malgré sa loyauté - mais il ne sait pas aimer en dehors de l'adversité.

Tu te trompes.

Les joues échauffées, il se grandit. Un sourcil qui se hausse et Alfie fait tomber la cape du prince charmant pour se gargariser d'un titre plus glorieux. Roi, Empereur - n'importe quoi qui puisse le faire se sentir différent.

Je suis pas comme tout le monde.

Avant qu'il n'atteigne la porte, Alfie lui attrape le poignet. Sa poitrine se soulève à un rythme irrégulier.

Je veux pas te blesser. Tu mérites pas. D'être blessé.

Mais Luke non plus ;
Ni tout ceux qu'il a espionné pour ses desseins impérieux.

Je suis dé-

Il ne sait pas comment le dire alors il se contente de le lâcher.

Alfie a le coeur en miettes. Depuis quand est-il devenu aussi pathétique, à compter sur les soupires des autres pour assumer ses propres manquements ? Il regarde Kafka s'éloigner - sa silhouette rétrécir dans l'encadrement de la porte et il bondit comme un chasseur ; se saisit du lapereau à la nuque et serre - serre - serre entre les crocs d'une mâchoire affamée.

Je te pardonne. que l'animal couine ; sous l'étau du loup qui le condamne. Je te pardonne et Alfie grince des dents, déchiquete les derniers morceaux de sa raison. Il n'a même pas eu la foi de s'excuser. Qu'est-ce qu'il pardonne, au juste, si ce n'est son égoisme qui pleut à foison ?

Mais -
ses joues sont chaudes ; c'est Kafka qui le dit. Alfie ne bouge pas, trop hébété pour conscientiser ce qui pourrait arriver si leurs corps s'attirent ; si leurs lèvres se remercient. C'est quand Kafka le capture totalement qu'il réalise... ;
c'est lui qui est à sa merci !

Alfie ne bouge pas.
Il ne répond pas.
Il ne réagit pas.
Il garde les yeux ouverts et fixe, inerte, la courbure des cils de l'ange face à lui. Son déguisement le trompe ; il masque l'odeur des larves qui croupissent en son sein. Pourquoi est-ce qu'il ne l'a pas repoussé ?

Ne recommence pas.

Alfie n'est dévot que pour le diable ; et il s'incarne en ce moment en la figure de Luke.
Pas Kafka.

Laisse-moi, ce soir.

Il ne dit pas qu'il n'a pas aimé ; il caresse juste le gonflement moite de ses lèvres, encore vibrantes. Ferme les yeux et inspire le parfum enivrant de la dépravation.