amazed

Personne, ici, n’a de secret — pas toi, Alfie, et moi non plus.
Je dis ici pour parler de notre monde, mais surtout, de ma terre, ici-même au coin des serres. C’est là que l’on veut bien laisser dormir mes abeilles. Les crimes commis sur ma terre, j’en trouve les restes dans les pierres retournées, les herbes arrachées, ou dans le vent d'Est qui garde l'odeur de sueur de tes combats. On m’en rapporte le gâchis, à l’oreille, comme un murmure.
Tu vois, tu t’es battu près de mes ruches ; ce n’est pas grave. Dans le cimetière où l’on t’a déposé pour mourir (je ne parle pas d’un mort réelle, mais d’une mort sociale, et c’est tout comme, ou c’est bien pire), parfois, elles sont là, en milliers d’yeux pour me rapporter tes injures, tes poings serrés, le sang versé qui fait des gouttes de pluie épaisses et brunes sur le sol asséché. Elles sont là, parfois, pour manger les fruits trop mûrs qu’on laisse macérer au soleil. Elles se gorgent alors du jus sucré des cerises, qui donne un alcool trop doux quand, comme aujourd’hui, il fait un peu chaud.

Je ne trouve pas ça sale. Je préférerais, cependant, qu'elles ne perdent pas leur temps dans ce tronçon désolé de notre petit monde où toi, sur cette petite parcelle seulement, tu peux grandir. Ça me désole, que tu n'aies pas grand chose — tu grandiras alors comme ces blés rachitiques élevés dans des terres trop pauvres. J'aimerais te préserver.

Alors en plus de ça, tu voles, maintenant ?

J'ai vu ta main saisir une de ces tomates rondes comme le soleil que nous faisons pousser ici, à l'abri de la pluie et du vent, dans la chaleur contrôlée de la serre. D'autres que moi les nourissent d'amour, et toi, tu as perdu le droit de récolter les fruits de notre labeur. C'est un privilège qui n'appartient qu'aux saints.
Je pose une main sur ton épaule : ça aussi, c'est un geste d'amour. Au-dessus de toi, ma tête bloque la lumière artificielle des serres et, accroupi, proche du sol, tu as l'air d'un animal.

J'ai pitié de toi.

Je rigole, je rigole. Je dirai rien. Je m'accroupis, puis je m'assois : je rejoins les sillons ordonnés de la terre, entre les pieds verts des tomates qui poussent géométriquement sur des treillis, bien perpendiculaires au sol. Ici, c'est toi la mauvaise herbe. Ça va ? Il paraît que tu t'es battu.

Ici, dans ces serres qui ne sont pas à moi, je lui trouve la dignité d’un animal — c’est-à-dire la plus grande dignité qu’il soit. Cette dignité appelle alors à une tendresse qui lui soit équivalente sans avoir l’air crève-cœur, pour ne pas ressembler à la pitié des bergers pour leurs agneaux. Je fais attention, face à Alfie, à ne pas plisser les yeux, ou courber mes sourcils ; mon cadeau, pour lui, est un sourire limpide et franc, comme la surface d’une flaque, qui ne laisse pas devenir son fond. C’est un sourire qui ne veut rien dire, et qui donne une impression de chaleur sans retourner d’affection. Ce n’est pas comme ça que ça marche, ici. Tu le sais mieux que personne.
Je crois que, comme un chien, il sentirait ma faiblesse — j’ai foi en cet instinct naturel des bêtes acculées, auxquelles il emprunte ces derniers temps la colère et la résilience. Face à cette rage, il faut rester ferme et indolent.

Depuis le sol, je ne peux pas le regarder de haut, mais cette fausse horizontalité ne comble aucun fossé. Nos regards tracent une diagonale, comme une lance, de lui à moi, ou de moi à lui, symbole de la violence sans cruauté qui tisse un lien entre nous. C’est là que réside notre différence : moi, je peux la voir, et toi, tu la ressens. C’est un ordre divin que nous n’avons pas le droit de bousculer, et qui me convient. Est-ce que c’est Remy qui te force à t’excuser ? De mon index, j’ai tracé un sillon dans la terre, puis je l’ai rebouché. On voit, dans le terreau meuble, l’empreinte de ma paume. Elle forme un petit vallon, comme un creux où nous pourrions enterrer un petit corps. Enfin, ça ne change rien.

Si tu veux pas que je sois là, je partirai avant. Je voudrais qu’il s’assoie à côté de moi : ainsi, tout serait comme avant. On pourrait prétendre, tant que le soleil est bas, à l’Est, que la vie n’a pas changé. La serre a ce pouvoir, je crois, de rendre immuable les choses du monde ; ici, la lumière ne dépend pas du cercle placide tracé par le soleil, et la chaleur ne vient pas de ses rayons. Si le soleil mourait, ici, il ferait toujours doux. On pourrait, alors, dans cette serre, faire comme si tu n’avais pas chuté, et je te laisserai, comme ça, le temps de te relever, d’épousseter tes genoux, et de lécher tes plaies. Tu voudrais que je parte pour ne pas t’entendre ? Je pourrai te faire croire que je ne compte pas les étoiles — que je ne mange pas de ce pain-là. C’est la preuve de mon respect pour toi : j’accepte de faire semblant.

Elle était bonne ? La tomate, je veux dire.

Il faudra les convaincre. Ça te rendra la vie plus facile, tu sais — et tu finiras par te convaincre toi-même. Je peux t’apprendre à prier, le voudrais-tu ? Je serai gentille, je te dirai comment faire. Le secret de la foi couche dans l’abandon absolu de son esprit comme de son corps : il faut donner sans recevoir. Il faut donner ses os, sa chair, son sang, et tous les détails qui font notre personne — les tâches de son sur les bras, les cheveux blonds comme la paille, la ligne courbe de la mâchoire ; on ne doit rien garder. Quand ton être tout entier est donné à la prière alors, enfin, tu peux croire en tes idoles : voilà ma leçon pour Alfie. Il faut faire don de soi et ne rien garder, et Alfie ne peut me donner qu’un fragment infime de sa personne.

Il comprendra, un jour, la véritable source de sa sincérité, et il trouvera alors des sentiments justes et limpides, comme l’eau claire d’un puits. Pour l’instant, il faut chaud, et nous restons assoiffés. Le soleil du matin dessine un angle aigu avec la terre, qui s’élargit alors qu’approche l’heure de faire pénitence. Il fait doux, mais je peux sentir les rayons dans ma nuque qui me laisseront, plus tard, un baiser vif de peau brunie. Cette marque d’amour de la lumière servira de preuve à mon travail honnête des champs.
J’aimerais que le vent se lève.
Laisse passer un peu de temps. Ce n’est pas bon de fouiller une plaie trop vive, et vous êtes encore jeunes.

Toi, tu ne vas pas tout de suite au Paradis : tu peux encore te racheter, être sauvé, prier les anges, chuter à nouveau — on te pardonnera les égarements de ta jeunesse, car tu n’es pas arrivé au soir de ton existence terrestre. Moi, moi, je dois bientôt partir ; alors tu sais, je ne peux pas me souiller, je ne peux pas trahir mes grands principes, et je ne peux pas décevoir notre Père. J’ai peur que notre terre me manque, une fois au Paradis, mais ça, je ne peux pas le dire. Je regarde la tomate, ronde comme le soleil qui l’a fait grandir. Sa chair est riche de tout l’amour du monde, celui que nous y avons versé, et la peau lisse et brillante est la preuve de notre travail pieux et diligent. J’irai là-bas – au Paradis – très pure.

Non.

Je me lève, mais je ne m’en vais pas.

Tu veux me la lire, ta lettre ? On peut répéter, comme au théâtre. Je ferai semblant d’être Luke, ou Remy, ou qui tu veux.

Je sais que mon refus est une humiliation. Je sais que mon refus est un rappel strict de l’écart entre nos rangs, alors que nous avons partagé autrefois des chambres voisines : Alfie a creusé ce fossé par ses maladresses juvéniles, et je ne fais que l’élargir. Quand je pense à lui, désormais, je vois sa silhouette déformée par l'œil convexe du judas, les bras chargés de son monde tout entier — c’est une chute dont on ne se relève pas. Il ressemble maintenant à ces fourmis dont les royaumes sont dans la terre, dans l’humidité des sous-bois, et j’espère qu’il trouve sa place dans la fourmilière.
Il tient la tomate minuscule entre son pouce et son index, ronde comme un monde miniature, et je la vois encore jaune sous son pédoncule : elle n’était pas prête. Je suis soulagée de la voir éclater entre ses dents puis disparaître. Les choses vont vraiment mal entre vous, hein ? Vous étiez tellement proches avant, c’est dommage. Je ne sais pas si je dis ça avec malice, ou désinvolture.

Debout pour jouer le rôle de son public, j’écoute l’énumération de ses crimes puis l’imploration du pardon de la foule qui joue un rôle de Salomon — s’il est sincère, il sera libre. Je n’applaudis pas, je ne l’absous pas ; le soleil embrasse ses cheveux blonds mais ne fait pas de lui un saint, et encore moins un ange. Tu pourrais y mettre plus de cœur, tu crois pas ? Le contenu, on s’en fiche un peu, au final, c’est la manière dont tu la lis qui compte.

J’ai mis une main au milieu de son dos, et de l’autre, j’ai reculé ses épaules : j’ai senti sa peau tiède à travers le tissu, comme une preuve de ce qu’il reste de son humanité. Il faut ouvrir les épaules, comme ça, et bien regarder ton public. Voilà tout l’art, Alfie, d’être pénitent — il ne faut pas sourire, mais il ne faut pas pleurer non plus, et tu ne gagneras rien de notre pitié : il faut demander une justice claire, terrestre, sans essaimer les excuses avec désinvolture.
Il faut ainsi planter les graines de ta grandeur retrouvée, avec toute la dignité des bons perdants : notre Père pourra alors t'accorder sa clémence.

Ça passera. Tout est voué à passer ; ce qu’il y a de bon, et ce qu’il y a de mauvais aussi. Je sais que tu as tout perdu, mais tout finira par revenir aussi, tant que tu ne désespères pas. J’applique aux plaies de l’âme le même soin que je voue aux plaies de la chair — c’est par cette tendresse lente et dévouée qu’on les soigne, en laissant faire le temps et en donnant son corps à la piété la plus sincère qu’il soit.
Ici, il fait toujours beau : tu peux rendre à la terre ta tristesse, ta colère ou tes frustrations, et elle l’absorbera, comme elle absorbe la pluie trop rare ou les orages fugaces. Ces choses-là ne doivent pas être données à la société, qui ne saurait les accepter, et qui les retournera sans cruauté, avec le désintérêt absolu d’une organisation bien fonctionnelle qui n’a que faire de ses marges.

Alfie a quitté les sillons nets des fleurs entretenues – tulipes, pensées, hortensias – que nous chérissons d’engrais et d’eau claire, pour rejoindre la ligne tenace des orties et du lichen, inexorablement arrachés par ceux qui préservent nos clôtures. Il trouvera, en bordure du monde, une sagacité certaine ; un savoir de résilience et de révolte que l’on voudra écraser.

Je lâche son dos et ses épaules, et ses muscles comme le tissu de ses vêtements se libèrent de l’étau que constituait ma prise — une clôture infranchissable, encore, entre le monde des illustres et celui du peuple.

Tu crois que c’est vraiment hypocrite ? Il doit y avoir une part de toi qui est au moins un petit peu désolée : c’est à elle qu’il faut faire appel.

Je ne peux, en toute indolence, prêcher le mensonge ou la malhonnêteté : je crois qu’Alfie me ment. Je crois qu’Alfie me ment, mais je ne suis pas son juge — il viendra l’heure, aux portes du Paradis, où son cœur posé sur la balance pèsera le poids de ces mensonges. Il y aura des Anges, alors, pour le dévorer.
Je passe ma main dans ses cheveux comme j’ai vu faire dans les vieux films. C’est un geste de fraternité froide qui imite la chaleur aimante des temps passés.

Je sais que tu réussiras. Tu finis toujours par réussir.

Voilà ce que l’on attend de moi : des bénédictions.