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Askhat est comme un chien qu’on laisse jouer au berger : il ne possède rien, ni la terre ni les bêtes, et cette dépossession fait de lui un innocent. Sa colère, ainsi, est pardonnable — c’est la colère des choses de la nature ; que l’on chérit sans rien attendre. Sa colère est pardonnable, comme le sont sa tristesse, sa hargne, sa frustration ou son amour : ces émotions, nées de l’instinct d’une créature, sont très pures ; et cette pureté les rend justes.
Askhat sent ma tristesse comme le font les chiens : il n’en comprend pas le fond ou les enjeux, mais sent suinter de ma peau une sueur salée lourde de peine — il entend, certainement, mes sentiments à travers toutes les variables naturelles qui les rendent concrets ; c’est-à-dire les battements de mon coeur, le rythme de mon pas, le sifflement de mon souffle. Il lit ainsi les changements en ma personne comme on lit les changements du ciel au-dessus des champs et des vergers, pour prédire l’orage à l’approche de la récolte pour préserver les fruits des vents trop forts.
J’admire de lui cette perception de l’Homme comme une part de la mécanique complexe du monde : c’est très beau.

C’est parce qu’Askhat est comme un chien qu’il m’interpelle et dit mon nom comme s’il l’aboyait. Il dit Magda sans tendresse aucune, ou alors avec cette tendresse droite et juste de ceux qui connaissent déjà leur place, et n’ont pas besoin de jouer un rôle pour s’insérer dans l’ordre des choses. Askhat m’appartient déjà tout entier, comme je lui appartiens — avec cette confiance que les idoles placent dans leurs fidèles les plus dévoués, ou tout l’inverse. Il ne fait pas étalage de ses croyances : il n’en a pas besoin.
Oui. Viens.
Moi, je ne dis pas son nom ; je n’ai pas besoin d’appeler pour qu’il soit là. Je le vois se pencher pour se mettre à mon niveau, et ce geste est, pour lui, une élévation — ce n’est pas une chute et, plus proche du sol, ses yeux à la hauteur de mes yeux, il touche du doigt le ciel : il pourrait croire y avoir droit.
Il me fait honneur ; cette manière d’aligner le sommet de son crâne au sommet de mon crâne est une prière comme une autre, qui s’ancre dans la chair du sacrifice que nous nous apprêtons à commettre, et le rend plus réel. La vraie dévotion se trouve dans cette violence sincère et placide d’animal.
Pour le regarder, je lève la tête, et mes paupières sont presque closes — il ne reste de mes yeux qu’un fin croissant de lune, par lequel filtre ce qu’il existe vraiment de lui : ses faiblesses, réelles ou imaginées, et son amour pour moi.

Je m’éloigne de lui pour le forcer à parcourir cette distance de lui à moi, s’il veut véritablement asséner le premier coup : je le force à tuer cette distance que j’instaure, et à prendre la décision d’éprouver sa chair face à ma chair — s’il veut être un ange, je lutterai, et s’il veut me porter en sacrifice, je lutterai aussi.

Je te donne ma sueur et je te donne mon sang : voilà mon cadeau aux impies qui ne se soumettent pas au goût du miel. Il y a peut-être dans ces fluides là quelque chose de plus sacré encore que la gelée dont je voudrais bien te nourrir, mais à laquelle tu te refuses encore — je force alors ta communion par la voie des armes. Quand je te surplombe, la sueur qui coule en fines gouttes sur mes tempes pleut sur ton front comme une eau bénite, et tu reçois ainsi ma parole ; sans mots véritables, mais par la violence gratuite de ceux qui ne parlent pas.
C’est cela que tu garderas de moi quand je serai partie, à l’image de la sapience immatérielle laissée par les archanges aux croyants les plus fervents. Je saurai trouver le langage de ton adoration — s’il doit être imparfait, comme le sont les hommes, alors il en sera ainsi.
C’est un culte qui me ressemble plus que celui que l’on construit dans des salles closes et silencieuses : mon cœur ardent ne demande aucune chapelle.

Oui. Continuons.

Dans ses questions placides, on peut tout lire, tout comprendre, du début à la fin du monde, et on a le droit, aussi, de n’apporte aucune réponse. En cela, il est un bon croyant, qui prie sans demander, et qui questionne avec suffisamment d’humilité pour tolérer les longs silences. Il ne saigne déjà plus, et même si la plaie infligée à Askhat était encore vive, nous aurions continué. Ces blessures, je lui en fais cadeau : je sais qu’un jour il ne restera de moi que le souvenir de mes poings, et cela me convient.
La sensation de ses coups contre mon corps incarne ce qu’il y a en nous de plus terrestre, et c’est dans ces contacts répétés, bruts et violents que gît toute la tendresse que je voue à Askhat. Je frappe, puis recule.

Est-ce que toi, ça va ?

C’est une Annonciation qu’il ne percevra pas comme telle aujourd’hui, mais dont il se souviendra ainsi quand je serai partie. Il n’y a qu’à lui que je veux bien donner autant de ma personne, car il ne m’implore jamais.

Je ne veux pas l’absoudre : je ne peux pas le faire. Je n’ai pas à m’absoudre moi-même, car je me sais toujours innocente. Askhat ne me demande rien, et il sait que je ne lui donnerai rien — c’est pour cela qu’il ne s’adresse pas avec moi en prière, mais avec la force brute et honnête des chasseurs qui s’abritent dans les chapelles pour éviter l’orage. La dévotion d’Askhat à mon égard est une belle coïncidence, qui s’est faite sans irruption d’une foi quelconque, et c’est pour cela qu’elle a plus de valeur que toutes les autres. Cette croyance hasardeuse et aveugle confère à nos échanges une matérialité faillible que je ne trouve pas ailleurs : il met au monde une image de moi qu’il est le seul à concevoir, et peut ainsi, de ses doigts, remodeler l’argile de ma personne ; je deviendrai ainsi l’idole qu’il recherche. Je suis désolée. Je me suis dit que c’était pour le mieux.

Il saigne encore. Nous arrêtons. Moi, je ne saigne pas. Je crois que je porterai demain la marque de nos échanges : je pourrai compter les coups portés en me regardant dans le miroir, et je saurai alors qu’ils sont bien réels, comme le sont les sentiments d’Askhat. Je ne me sens toujours pas coupable.
Est-ce que tu es blessé ? Je ne parle pas des blessures physiques que notre lutte peut engendrer : celles-là naissent d’un pacte, d’un accord légitime que nous signons tous les deux lorsque nous acceptons d’entrer dans l’arène. Je me demande si Tay a vu les crochets que j’ai assené à Askhat, et je me demande ce qu’elle penserait de la ferveur que j’engage à frapper cet animal.

Pourquoi tu ne veux pas que les autres sachent ?

C’est comme ça : j’incarne une justice infaillible qui égale le fil du temps. C’est comme ça. Mon autorité rentre dans l’ordre religieux du monde, et est aussi naturelle que le lever du soleil ou l’écoulement des rivières. Askhat sait tout cela — il sent dans ses os comme des frissons la hiérarchie primale qui le force à s’incliner, et qui me force à le dominer. Il sait que mes excuses n’ont pas de valeur, et c’est pour cela que je peux les lui présenter. Il les refusera.
L’impunité est une force animale qui incombe aux puissants, et dont les plus faibles sont dépossédés. Ce n’est pas une injustice. Askhat m’en voudrait si je ne lui imposais pas la violence sordide de cette réalité : je n’ai pas le droit de laisser son sang coaguler, comme il n’a pas le droit de m’en vouloir. Voilà nos devoirs respectifs — ils s’incarnent aussi dans la diligence des marées à l’égard de la Lune, et de la Lune à l’égard du Soleil.

Toute chose se trouve régie par ce jeu circulaire de domination, et doit accepter la douleur qui en naît.

Hm.

Ce n’est pas le sang qui coule qui a fait d’Askhat un perdant aujourd’hui : pour lui, le combat était perdu d’avance. Il n’est aucune force physique qui pourrait inverser l’équilibre vertical de ma position et de la sienne. S’il arrêtait de saigner, sa défaite n’en serait pas moins matérielle. Ce souci manifeste de l’opinion des autres est la preuve de sa faiblesse, et le fait qu’il la confesse me déplaît.
On peut reprendre. Je lève les poings pour le préparer à cette violence qui sera juste, et qui ne doit être ni punitive ni menaçante. Je n’ai pas besoin d’inculquer ces valeurs à Askhat par la parole, quand je pourrais lui donner des bleus à garder en vestige de notre lutte insignifiante.

Je ne porte ni le fardeau de sa douleur, ni celui de sa peine. Je ne suis coupable de rien de cela.