amazed

Du laboratoire de science se dégagent toujours des odeurs âcres et irritantes. Si on y prête vraiment attention, alors ces fameuses odeurs prennent la forme de gaz colorés ou de fumées nauséabondes, généralement provoquées par la combinaison parfaite du chlorure d'hydrogène et des amines volatiles. C'est un lieu sacré pour les passionnés - et la tâche de nettoyage s'avère plus ardue que les réactions chimiques provoquées durant l'après-midi.

Lucien, lui, s'emploie à très peu à la basse besogne. La plupart du temps perdu dans ses pensées, il l'optimise pour gribouiller sur ses notes les résultats des expériences - pendant que les plus bas niveaux ont pris l'habitude de ranger le matériel, sans même questionner l'adage du système.

Mais aujourd'hui, c'est différent. Une jeune recrue, tout juste promue deux étoiles, interpelle le grand frère d'un ton plus sec qu'elle ne l'aurait voulu.

Lucien, tu peux nous aider ?

Le susnommé redresse un regard froid et incisif vers la jeune fille, qui dans un élan d'impudence, choisit de s'enfoncer davantage. Elle ne se démonte pas et argumente :

S'il te plait. Elle ajoute, alors même que Lucien s'est déjà levé de son siège sans un mot ; C'est parce que Wicked nous a livré le nouveau matériel, il s'est entassé dans le cagibis !
T'es dans le chemin.

Sans rien dire de plus, Lucien se penche pour aller ramasser un des cartons stockés près du lavabo et s'occupe de le porter jusque dans le placard où est habituellement rangé le matériel. C'est une pièce assez large, mais encombrée d'étagères poussiéreuses et de dessertes. La seule fenêtre est en hauteur - un petit carreau flouté de cinquante centimètres de largeur - ce qui donne une ambiance assez feutrée et étouffante.

Occupé à machinalement vider le carton et ranger les bocaux immaculés à la suite des autres, grisonnés par le tartre, Lucien ne prête pas attention au mouvement derrière lui. Concentré sur lui, il peine à masquer son agacement mais s'applique quand même - dans un pur esprit de contradiction.

Soudain, la porte claque et Lucien se retourne. Il fronce les sourcils, nez à nez avec Charlie, de la maison CREA. Il plisse les yeux et réussit à contenir le poison de ses lèvres... quinze secondes avant d'être coupé grossièrement. Il surenchérit, piqué dans son autorité autoproclamée.

Et bien, tu vas l'ouvrir ou tu attends la nuit pour te bouger ?

Oh, il le connait, ce système ! Une porte qui ne s'ouvre que de l'extérieur - il n'a jamais rien vu d'aussi stupide et inutile. Ça le fout en rogne de perdre son temps ici, peut-être pendant des heures si personne ne se rend compte de leur absence au dîner ce soir. Et l'absence de réseau est le dernier clou de son leur cercueil. À tous les deux. Lucien a la certitude qu'aucun d'eux ne ressortira vivant sans avoir essayé d'étouffer l'autre. Et il parie sur sa victoire.

À qui tu parles, putain ?

Ses yeux le détaillent avec une insistance malsaine. Il reste à sa place - instaure une distance de sécurité qui protège davantage Charlie que ça ne le protège lui. Ce n'est pas le but. Il n'a pas peur.

Ah, oui.

Il laisse planer un silence morbide.

C'est toi.

Roule des yeux, avant d'étirer un sourire torve.

Désolé, je ne t'avais pas reconnu. Faut dire que tu ... as changé.

C'est dit, étrangement, sans malveillance dans la voix.

Grandi. Lucien fronce les sourcils. Il n'est pas bête - ils grandissent tous, en quête du paradis. Mais le mot qu'il a employé est changé. Charlie n'est plus le garçon qu'il était avant - mou, faible, lent. Lucien ne perçoit les gens que par des prismes négatifs et dans un jugement plus qu'hâtif. Une fois qu'il t'a catégorisé dans une case, c'est dur - même pour lui - d'en sortir. Alors oui, Charlie a changé. Et en cela, ça le trouble. Ça le trouble au point de le fixer comme une bête curieuse.

Si tu le dis.

Il croise les bras sur son torse, buté, puis tourne la tête pour s'interdir de le dévisager. Il bouillonne dans son coin, les pensées asservies par une frustration grandissante. Lucien ne tilte pas tout de suite quand Charlie appelle son nexus. Il l'entend parler tout seul, le jugeant probablement fou - ça lui ferait plaisir.

Qu'est-ce que tu fiches ?

Lui revient en mémoire la capacité de Charlie ;
comment diantre a-t-il pu l'oublier, ne serait-ce qu'un instant ?

Iris.

Sceptique - Lucien décroise les bras pour serrer les poings à sa taille. Il inspire par le nez, le regard dur.

Je vois.

L'idée que son nexus puisse être vivant ou avoir un nom... ça échappe à son bon sens. Il prend tout de même sur lui pour faire un effort.

Donc... si on résume la situation, mon nexus nous viendra en aide que si je lui ordonne ?

Il fait un pas en direction de Charlie, ouvertement menaçant. Lucien ressent le besoin de clarifier le rapport de force, pour se rassurer.

Ça fait de moi le maitre de la situation ?

Il aimerait qu'il le dise ;
qu'il s'agenouille à ses pieds et le supplie de l'aider.

Malheureusement. Lucien laisse éclater un rire franc, qui sonne un peu sadique. Il ne sait pas si c'est la colère qui déborde ou les nerfs qui craquent, mais la situation qui tournait à son avantage, s'en retrouve soudainement endiguée. Il n'a même pas le loisir d'en profiter - ah ! Il pourrait bien perdre du temps à faire danser Charlie, mais il n'est même pas sûr d'y prendre du plaisir. Quoique.

Non. On ne détériore pas le matériel.

Là, c'est le grand frère qui parle. Malgré ses vices et ses travers, Lucien s'emploie à être irréprochable. Il doit montrer l'exemple.

Alors n'y pense même pas.

Il soupire, ça l'agace de devoir faire confiance à un autre - surtout à lui. Il se trouve ridicule à parler dans le vide mais se mord l'intérieur de la joue et balance :

Iris c'est ça ? C'est bon, c'est d'accord.

Il scrute Charlie en plissant les yeux, méfiant quant à sa prochaine action.
Se détourne de lui et fait les cent pas, comme un lion en cage.

Bon ? Tu t'actives ?

Derrière le masque de l'exaspéré s'étire l'ombre d'un rictus narquois.

Le fait que Charlie discute avec son Iris sans que Lucien ne puisse comprendre le perturbe grandement. Il déteste être écarté des prises de décisions ; déteste se sentir inutile et impuissant. Et il reporte sa frustration sur Charlie, parce qu'il s'emploie depuis le début à incarner le véritable maitre de la situation, malgré que Lucien ait pu se proclamer dans le vent. Sans Charlie, il aurait du improviser autrement.

Qu'est-ce qu'elle dit ?

Il est nerveux et ça se voit. Lucien perd patience - les traits de son visage se crispent.
Quand il entend le prénom de Light, il vrille ;

Tu lui fais envoyer un message à QUI ?

Il appuie pour ouvrir la fenêtre holographique de son nexus. Malgré l'absence de réseau, il voit le message pré-envoyé d'Iris à l'encontre du surveillant psy.
Lucien est accablé.

Génial.

Il darde un oeil plus dur à l'encontre de Charlie.

Non, aucun moyen. Pas sans réseau.

Il serre les dents.

Mais personne ne s'attend à ce qu'on soit coincé dans la seule pièce de ce foutu bâtiment qui refuse de faire fonctionner les nexus.

Ça ne lui était encore jamais arrivé avant aujourd'hui ;
Et il fallait que ça commence avec lui.

Ce que je note, c'est que tu n'as pas été plus utile que ça. Le message est en attente, et on est toujours coincés là.

Lucien tire nonchalamment un tabouret usé pour s'assoir dessus. Il croise les bras sur son torse et le dévisage, à la manière d'un chien de garde près à se jeter sur lui pour le dévorer.

Je suppose qu'on a pas d'autres choix que de patienter.

Il souffle du nez.
Silence.
((malaise))

Comment t'as fait ?

Il ne le lâche pas d'une semelle.

Pour changer comme ça.

Lucien ne rit pas. Ne se moque pas. Il arbore une mine sérieuse et curieuse ; mais s'oblige à rester dur pour ne pas trop le flatter.

Le problème, c'est que Lucien ne fait confiance à personne pour se rendre compte, comme il dit. Les blocard-es lui ont maintes et maintes fois prouvé leur inefficacité. Lucien ne peut donc compter théoriquement que sur lui-même ; et Charlie, visiblement ; et sur un réseau capricieux qui ne fonctionne pas dans un simple cagibi. C'est affligeant.

Non, je ne peux pas ! Je ne peux pas la boucler même cinq minutes. Et si j'étais toi, j'éviterai d'aspirer à mon silence. Il est plus empoisonné que ne le seront chacun de mes mots.

Lucien perd définitivement son sang-froid. Le ton est mordant, acerbe - il ne laisse aucun espace pour la fausse sympathie ou l'intérêt courtois. S'il ne sort pas d'ici dans les cinq minutes, il n'est pas sûr de sortir saint d'esprit. L'a t-il seulement été un jour ? C'est lui qui décide de sa prison. Pour les victuailles de ses péchés, ça sera le Paradis - et rien d'autre, merci.

C'est vrai. Je reconnais que tu encaisses bien.

Jamais Charlie ne s'était rebellé face à Lucien. Face au système. C'est ce que Lucien encourage - de l'embrasser jusqu'à ne faire plus qu'un avec lui, et se voir récompensé de son abnégation.

Et regarde où ça t'a mené.