amazed

Moi je n'ai jamais trop rien compris à comment ça fonctionne les robots.
Est-ce que ça peut réfléchir ? Parce qu'on dirait qu'ils réfléchissent tout le temps que ça ne s'arrête jamais de traiter les données que ça ne s'arrête jamais de bouillonner de calculs derrières leurs yeux luminescents aux chiffres aux lettres aux pluies de symboles obscurs.

Je trouve ça un peu fascinant.

Un peu beaucoup...
Puisque
s'ils réfléchissent
alors ça veut dire que
qu'on peut devenir amis avec ?
Non ?
Dans la nature, toute chose capable de penser est en droit de se dire "hmm j'ai envie d'être ami avec lui".
Alors moi je crois en la machine.
D'ailleurs le père suprême en est peut-être une et si c'est vrai alors ça veut dire qu'il doit sûrement beaucoup réfléchir.

Dans mes mains, je resserre le sachet en kraft à l'intérieur duquel j'ai emballé soigneusement des brochettes de viande cuites au-dessus de la flamme.
J'ai mis un peu de sauce sucrée et de la ciboulette.
L'odeur me trahit mais je compte sur la légèreté de mes enjambées pour faufiler toute ma silhouette à l'intérieur du laboratoire, là où tout sent la machine, les encâblures échaudées et où les têtes fument sous la réflexion intense de vieux savant fou.
Les gens qui réfléchissent ont une odeur.
Ils ont une aura, aussi.

Jude
a une aura.

S'il me demandait à quoi elle ressemblait je lui décrirais avec plaisir qu'il a l'aura du temps qui s'écoule, du charbon qui devient blanc et du nuage de poussière qui s'élève quand on ouvre les portes anciennes.
Il a aussi l'aura d'une goutte de pluie très tôt le matin.

- Jude ? Juuuuuuuuude !

Et moi, j'ai quoi comme aura ?

- Tu fais quoi ?

Je m'approche de l'appareil avec écrit dessus Pascal et qui ressemble un peu à une pomme de terre mais sans la pomme et sans la terre.

Si j'appuie sur le bouton rouge, ça fait quoi ?

Il y a quelque chose de satisfaisant à me faire appeler avec une voix de panique.
Parce que ça veut dire que
j'ai fait une bêtise.
Et si j'ai fait une bêtise alors je suis un peu une sorte de rebelle non ? Je suis un gars cool comme ceux avec un super blouson en cuir et une moto, comme Anton. Il me manque juste un chien, un gros chien, un gros chien avec un manteau en cuir aussi et un collier plein de piques.

Je vais demander à Jude de me fabriquer ça un de ces jours, oui. Il doit sûrement pouvoir faire ça avec ses doigts longs comme des aiguilles. Les aiguilles ça peut coudre, alors...

- Mille fois ? J'ai compté, et ça fait pas mille.

Je sais pas combien ça fait, mais ça fait pas mille.

- Tu t'ennuyais de moi hein ? Parce que moi je m'ennuyais de toi !

Et comme les anges qui sont trop fatigués d'avoir travaillé pour dieu longtemps je me laisse tomber dans le fauteuil que Jude me glisse poliment du bout de la chausse.

Même sous ses airs revêches Jude je sais qu'il a le cœur chaud comme un gâteau à la semoule.

- J'ai fini mon heure. Alors maintenant...

Alors maintenant...
Je ne sais pas.
Je déteste n'avoir rien à faire.

Coude planté à l'accoudoir, poing contre tempe, je pense, je pense comme les personnes très importantes sur le point de signer le contrat qui va changer la face du monde.

- J'ai réfléchi un peu et j'ai pensé à toi. Je me suis dit mais comment va Jude ? Je suis sûr qu'il travaille très, trèèèès dur. Et si j'allais lui tenir compagnie ? Regarde !! Je... je t'ai apporté ça.

Je lui tends mon sachet kraft comme si c'était une surprise, et c'en est une. À part l'odeur, qui aurait cru que j'avais de la nourriture sur moi ?

- Bon par contre tu dis rien hein, je suis pas censé filer de la bouffe en-dehors de mes heures.

Deux brochettes ça devrait le faire.
Je murmure sur un ton de confidence.

- ...................... C'est du poulet.

Je baisse le ton parce qu'il ne faudrait pas que le poulet l'entende.

- Tu travailles sur quoi ? Une nouvelle machine ? Pascal il sert à quoi ? Oh dis ! Pourquoi tu crée pas une machine qui est toi et qui fait tout comme toi ? T'aurais plus de temps pour manger.

Et moi plus de temps pour l'embêter.

- Dis pas que t'en veux pas. Je l'ai fait avec amour.

Tout mon amour dans la marmite.
Eh.
Je suis certain que ça va dégoûter Jude.
J'ai un sourire grand comme ça et je me mets à glousser derrière mes lunettes noires de gangster.

- J'ai envie d'essayer une de tes machines, tu me montres ? Alleeeez, j'ai apporté la nourriture !

Il n'y a rien au monde qui m'excite plus que le simple fait de décortiquer les machines avec ceux qui parlent le langage du câble et de la donnée.
C'est une des raisons pour lesquelles je m'accroche à Charlie.
Et c'est aussi pour ça que je fais toujours cuir plus de rations de poulet que prévu.

Il y a une chose qui est capable de poser problème aux rouages bien étudiés de Jude et cette chose ce sont les cubes de volaille cuits à 75°C.
On le fait à cette température pour s'assurer que l'intérieur de la poitrine soit bien tendre et que le jus s'égoutte puis remonte avec la fumée. C'est l'écoulement de ces deux saveurs mélangées qui donne leur croquant si particulier à la viande une fois qu'elle sort de sous la tôle bouillante.

- Pas mal hein ? Des années d'expérience.

Le corps du vivant est une machine à part entière et cette machine je la connais jusqu'au bout des doigts. Un câble est une veine et une pensée est l'impulsion électrique qui donne vie à ces carcasses debout.

Dans une autre vie je serais médecin.

J'écoute tout ce que Jude raconte. Je l'écoute et plus encore : j'écoute sa voix et les sons qui remuent entre ses cordes vocales. Je tends l'oreille pour percevoir chaque intonation chaque envolée chaque nuance de timbre. Lorsqu'elle atteint une certaine apogée, on peut estimer de la voix qu'elle exprime le bonheur. Quand elle se fait plus basse et qu'elle touche presque le seuil de la gorge alors on peut supposer que le sujet manifeste un sentiment de tristesse ou de mal-être.

Mais je n'entends qu'une forme d'excitation vive faire sursauter cette pomme d'Adam que je ne quitte pas des yeux.

-  C'est passionnant,

Mes lèvres murmurent sans que je ne contrôle rien.

- on dirait que tu parles de l'amour de ta vie.

Je ne cligne pas des yeux, jamais, pour ne rien manquer de cette ébullition que je suis en train de voir naître face à moi.
Il suffisait simplement de quelques morceaux de poulet.

- Je ne vais rien gâcher je te promets.

Je ferai tout pour sublimer ce travail d'orfèvre, pour donner vie à ces corps de fer et à tout ce métal hurlant.

- À MOI !

Et ta voix remplie de notes enjouées m'attire comme un son de flûte. Je te rejoins près de l'établis à contempler les pièces les machines et Pascal comme une montagne de trésors au rutilant silencieux.

Bistouri à pointe tronquée, j'approche l'aiguille près d'un vis.

- Et si je tourne ça, ça va faire quoi ? Et si là je mets ce truc est-ce que ça va bouger ??? Et ça ça sert à quoi ? Pourquoi c'est pas attaché ? Il manque pas une pièce là ? Et tu pourrais lui ajouter un, deux, NON : DIX BRAS ?

Je me penche je me tords en deux pour surplomber cette mécanique énigmatique aux réactions imprévisibles.
Si là est ta plus grande passion ton plus grand amour alors oui Jude je veux bien comprendre l'intérêt de rester enfermé dans une pièce à longueur de journée.

Il faut savoir être fou pour oser insuffler la vie à ce qui n'a jamais existé avant.

Les machines c'est comme les animaux
il faut être délicat.

Alors... Il faut les masser. Il faut les bichonner toute la journée, leur jouer de la musique pour les aider à se développer face à l'étang à défaut de la mer.
Je pourrais faire ça pour Pascal.

Sinon elles se vexent ?

- Comment tu sais quand une machine se vexe ? Elle te le montre ? Elle te le dit ? Comment tu sais ?

Peut-être que Charlie pourrait me dire. Peut-être qu'il vit ça aussi avec son Nexus. Je crois que ses conversations les plus longues ont de toute façon été en présence de son Nexus.
En réalité, les machines, c'est une autre civilisation. Un autre peuple.

Et à nous
qui nous triture la cervelle ?
Qui nous ouvre, nous manipule puis remet tout à sa place comme si de rien n'était ?
Jude, qui tient le tournevis pour toi et moi ?

- Je me dis juste que ça vaut la peine d'essayer de nouvelles choses. Elles sont en colère les machines si finalement on a raté et on recommence avec une autre ? Elles peuvent se sentir seules ?

Est-ce qu'elles éprouvent le sentiment tiède et amer de la jalousie.

- L'huile c'est comme leur eau, c'est ça que Pascal doit boire.

Je lui en verse un peu comme on remplit délicatement la plus petite des fioles.

- Disjoncté ? Qu'est-ce que ça veut dire Jude ? Que c'est cassé ?

Comment on accorde les bonnes couleurs.
Il y avait des explications sur ça au club de dessin mais ça ne fait pas partie de mes fréquentations régulières, le dessin.

- Si je mets le rouge et le bleu ça va exploser comme dans les films ?

Tiens essayons pour voir.