amazed

Jude répare les machines.
alors un jour, Jude s’est mis à réparer Tay.

au départ, il ne s’agissait que de quelques gouttes d’huile par-ci et de vis à resserrer par-là. elle est agréable Tay, dans ses manières et dans sa voix. ses visites, d’abord simples interventions techniques, se sont rapidement changées en moments d’agréable présence. dans son laboratoire lugubre, Jude est peu entouré et n’a jamais rencontré de robot capable d’égayer son quotidien comme Tay le fait. leur relation s’est tissée au fil du temps, bien avant le douloureux accident qu'il garde en silence lorsqu’elle est présente. Tay, malgré les années, semble encore porter le poids de ce malheur. pourtant, Jude sait que c’est à lui-même qu’il en veut — à son inattention, plus qu'à Tay. lorsqu’il tente de lui en parler, elle n'a pas l'air de tout à fait saisir cela. peut-être que cette incompréhension renforce encore plus l’affection profonde qu’il lui porte.

lorsqu'elle le souhaite, il lui ouvre grand ses portes, lui témoigne son désir de la garder auprès de lui, de continuer à lui offrir son aide malgré tout. à peine a-t-elle franchi le seuil du laboratoire que sa voix se répercute, vibrante contre les murs et les outils. Jude sourit, une expression familière ornant son visage, amusé par les anecdotes qu’elle partage tout en ajustant ses lunettes sur son front. ah ouais ? et pourquoi il a fait ça, tu sais ? Tay semble toujours être le centre de situations incongrues, comme si elle attirait les mésaventures à elle. moi j’aurais préféré qu’il se casse les dents, on aurait pu vérifier si ta carcasse est assez solide - ça nous aurait évité les expériences foireuses ici, s’amuse Jude. en sa présence, il se permet quelques légèretés. il prend une chaise, s’installe face à Tay, les coudes sur le dossier, et lui offre un sourire inversé, celui qui est là pour la rassurer, pour lui dire qu’il est content de la revoir. tu me montres ta blessure de guerre,  du coup ? ça t’a fait mal ? Jude se demande si les robots peuvent souffrir.

le menton légèrement en arrière, les yeux plissés et l'expression grave, Jude acquiesce d'un hochement de tête. ouais… je capte, enfin je crois ? quoi qu'il en soit, si tu souhaites me rendre un service pour le temps qu’il te reste ici, ne me présente jamais ce type. merci ! et voilà qu'il se déplace sur sa chaise pour saisir ses outils et le nécessaire aux soins de Tay. il s’amuse des élans verbaux de son amie, et je décline aussi la proposition, j’suis au régime ! pas de vis ni de clous dans l’assiette pour lui. puis c’est vrai que je tiens à mes dents aussi…
c’est ainsi que Jude est, peut-être trop sincère pour mesurer la gravité de ses mots. lorsqu’on le connaît intimement, on perçoit que dans ses phrases résonnent la frustration d'un être qui aspire à ce qu'il n'est pas, à ce qu'il n’a pas : ici, l'idée d'un départ imminent loin de ces murs. le fait est que Jude n’a jamais abordé ce sujet avec Tay, du moins pas encore ; ce n’est pas ainsi qu’ils fonctionnent — ils n'ont pas de difficultés à aborder les thèmes épineux, il leur faut simplement du temps. ce qui manque tragiquement à l’un des deux ici présents.

il baisse les bras, plongé dans son ouvrage, soudainement conscient du poids de ses mots. désolé… j’suis con.. j’aurais pas du dire ça - sur le temps qu’il te reste et tout… c’est nul. fin en vrai je sais pas… t’es pressée de t’en aller toi ? il retrousse ses manches avec détermination. redresse-toi, s’il te plait.
Jude n’est pas médecin, ou peut-être un peu, et alors Tay est sa seule patiente, fidèle et agréable à chaque rencontre. elle se plie à ses demandes sans hésitation. il scrute le point qu’elle lui désigne, lève les sourcils avec surprise. ah ouais… il t’a pas raté, c’est fou ! qui a fait ça, juste par curiosité — pour éviter de croiser son chemin… du bout des doigts gantés, Jude effleure la surface froide de la nouvelle peau de Tay. c’est une armure qui lui est imposée.
dis… ça escalade dangereusement par ici… cette situation le fascine, et, d’un autre côté, il ressent une étrange angoisse dans le ventre en voyant les choses s’aggraver. à chaque visite, Tay perd une nouvelle parcelle de son épiderme, et Jude l’accueille, s’occupe d’elle avec la douceur qu’il réserve à ses machines. il nettoie, fait briller, passe l’huile, et ensemble, ils cherchent une solution à ce don qui l’a maudite. au fond, Jude sait que ni lui ni Tay n’espèrent une guérison — et dans son regard, Tay n’a pas besoin de ça. il y a des réalités dans l’Enclave qu’on ne peut changer, aussi cruelles soient-elles. sinon, on n’enverrait pas des coureurs chaque jour dans le Labyrinthe, et on ne jugerait pas les enfants pour les classer selon un ordre céleste. Jude l’a accepté : ici, c’est ainsi que les choses sont faites.

peut-être qu’un jour, lorsque Tay sera ensevelie sous la ferraille, Jude parviendra enfin à lire en elle comme il déchiffre les murmures des puces et des appareils. peut-être que ce sera trop tard, qu’il arrivera juste à temps pour contempler le fil de sa vie s’effilocher en même temps qu’elle. à cette pensée, il déglutit, écarte doucement les mèches de cheveux de son amie, réprime un soupir silencieux.
il y a longtemps, avant que l'accident et tout le reste ne viennent bouleverser leur existence, Jude et Tay cherchaient activement à déjouer le destin, à le convaincre d'entendre raison, à obtenir le dernier mot sur l’inéluctable. pourtant, il est des choses que l’on ne peut esquiver. aujourd’hui, lorsque Tay lui rend visite, Jude s’estime heureux de profiter du temps restant avec elle — il la fait briller là où autrefois il luttait pour se défaire de ces plaques de métal.
le temps d’inspection s’effrite au fil des années. ainsi se déroule la scène aujourd’hui : Jude tire une chaise près de Tay, étend les jambes devant lui, enfonce ses mains dans les poches de sa longue blouse blanche. les lunettes sur le nez, il fixe le plafond avec un air pensif. t’as pris l’habitude de tout ça, maintenant ? ou bien ça te fait toujours peur ? c’est un échange donnant-donnant. il baisse les yeux et son regard tombe sur sa jambe mécanique ; il veut savoir si l’on finit par se faire à la douleur.