amazed

ce que voudrait le Père Suprême, ce serait que l’on répande son amour au sein de l’Enclave. lui n’est pas là, il lui est alors impossible de le faire physiquement. c’est pour cette raison précise que Heya existe. à l’inverse totale des blocards, eux viennent du ciel pour que leur existence perdure : les Pères et Mères sont envoyés par le divin.

Heya se balade tracts en main car aujourd’hui le Père lui a confié une mission de la plus haute importance : il faut rallier les plus jeunes à la grande cause de l’amour Suprême.

les enfants comme Ena n’ont pas envie d’amour ; ils ont envie de rébellion. mais il faut que l’on leur dise qu’ils sont sur le droit chemin, même lorsqu’ils ne voient pas où leurs si petits pieds les traînent. c’est pour cela qu’il est aisé de savoir où se rendre pour la croiser.

le Social Club attire des blocards de tous âges, de tous rangs. seuls les plus riches — et les plus malins — d’entre eux ont la possibilité d’y dépenser leur monnaie gagnée par leurs efforts. les précaires se contentent de passer devant les vitrines, de rêvasser sur ces films qu’ils ne peuvent pas voir.

la petite silhouette aux mèches bleues que Heya aperçoit au loin lui donne raison. d’un grand geste de la main, elle salue Ena. mon enfant ! quelle joie de te trouver ici ! elle s’exclame et lui offre un grand sourire capable de réchauffer la pièce toute entière. que faisais-tu ? je suis vraiment contente d’être tombée sur toi. elle se répète et lui distribue un prospectus qu’elle lui lit à voix haute : le Père Suprême t’aime, Ena. elle termine sa lecture en la nommant. son prénom n’est pas inscrit sur l’affiche mais cela rend le message plus personnel.

les adolescents font naître chez Heya deux sentiments bien distincts. certains l’attendrissent, elle aurait envie de leur ouvrir les portes du Paradis elle-même. cela ne reste qu’un minime fantasme qu’elle ne peut s’autoriser. elle n’est pas Lui. d’autres, de la catégorie d’Ena, la placent dans l’incompréhension.

elle a été adolescente un jour, cette maman de trente-cinq ans. mais à l’âge d’Ena, elle croyait déjà. dans son journal, page Ena, est inscrit à l’encre noire : quelle tristesse… l’enfant ne croit pas encore. cela dit, j’ai espoir. le Père ne voudrait pas me voir baisser les bras si tôt. ce qu’il voudrait, c’est me voir l’allier de notre côté. cette enfant n’est pas perdue ! que le Père lui accorde le Paradis.

ses remarques font tressauter la paupière d’Heya mais son œil avisé d’enfant est probablement plus précis que celui d’une maman. Heya lit l’affiche de nouveau. une fois puis deux. sa tête se relève ensuite vers Ena. mhhh… elle réfléchit, retourne la fiche dans tous les sens. qu’est-ce que tu y écrirais toi ? une lumière jaillit au-dessus de la tête d’Heya : cette enfant est un génie. tu penses que si les gens ne croient pas, c’est à cause de ce slogan trop simplet ? alors il me faut un stylo. tu vas m’aider à perfectionner tout ça ! elle ne lui pose pas la question, il ne faudrait pas lui laisser l’opportunité de repousser cette chance inouïe qu’Heya lui offre.

pas n’importe qui, mais sous le prisme de quels yeux ? les blocards sont tous des enfants élevés à la chaîne, comme dans des usines. ils sont façonnés de leur naissance à leur ascension, en de plus ou moins parfaits êtres pour peut-être prétendre pouvoir siéger aux côtés du Père Suprême.

Ena n’a pas une seule étoile à ses côtés, elle ne se distingue pas dans la foule. pire encore, elle croule dans le fond, les autres peuvent lui marcher dessus. Heya, voyant ses enfants comme des êtres à chérir, lorsqu’ils ne sont pas à punir, aimerait attraper sa main et la tirer de là. mais Ena, plutôt du genre à se frayer son propre chemin, l’en empêcherait.

Heya réfléchit. l’index sur le menton et les yeux vers le Père, elle ne perçoit même pas ce que l’adolescente mijote dans son dos. que dirais-tu d’une glace ? une boisson ? allons nous poser à une table ! nous sommes proches du café, et tu n’avais visiblement rien de mieux à faire ici. un goûter en échange de ton aide, qu’est-ce que tu en dis ? Heya n’a même pas besoin de s’abaisser au niveau d’Ena pour lui proposer son offre. elle commence par dégainer son plus beau sourire, comme si la demande d’échange avait déjà été acceptée. aucun enfant ne refuserait une collation gratuite. Heya commence déjà à la traîner par le poignet.

les flyers sont installés sur la table, dispersés jusqu’aux quatre coins. je passe commande comme convenu, Ena n’a pas à s’en faire, je tiens toujours mes promesses. je lui parle de ce que je fais de ces papiers qui me tiennent tant à cœur, tandis qu’elle semble ne m’écouter que d’une oreille. il faut que les blocards prennent conscience de l’existence du Père Suprême. beaucoup trop d’entre eux ne se rendent pas compte d’à quel point il est important de croire. je profite de parler rapidement tant que la commande ne se trouve pas à nos côtés, je crains qu’Ena cesse de me prêter son oreille lorsque la glace touchera son palais.

je sais que tu n’aimes pas mon slogan, je soupire, déçue, mais je le trouvais assez simple et évocateur du message voulant être transmis. sauf qu'après réflexion… tu es jeune et tu es proche des autres blocards, je me dis que je peux donc faire confiance à ta vision des choses. c’est pourquoi je t’ai demandé ce que tu y inscrirais à la place. la commande arrive à nous et devant Ena, je pose son dessert et sa boisson, promesse de l’accord convenu. je pourrais même te laisser repartir avec quelques flyers après cela, tu pourras en distribuer à tous tes amis. je lui propose avec un grand sourire, espérant que le geste lui plaise.

les rires des enfants sont doux, c’est une mélodie qui aime se joindre à mes oreilles amoureuses de chacun d’entre eux. leurs rires se joignent à mon quotidien et je les accueille à bras ouvert. mais le rire d’Ena, lui, est dangereux, rempli de poison et de malice. une part de moi a envie de lui en vouloir, de la punir pour sa manière de tourner le Père en ridicule. mais mon autre côté, plus naïf, a envie de se montrer miséricordieux envers elle. du rire et des couleurs… cela me rappelle Pierrot... et lorsque la maman clown traverse mon esprit, je n’y vois ni divin, ni quoi que ce soit s’approchant du Père. Ena… je soupire une fois de plus, fatiguée cette fois. je ne ferai pas ça. j’oublie que les enfants, souvent, entre deux rires sincères, blasphèment.

je la regarde engloutir ma promesse, et me rend compte que les enfants sont parfois cruels et malhonnêtes. il est de mon devoir humain et aimant de les pardonner, mais il est de mon devoir de mère de les punir. profite bien de ce dessert. j’ai croisé mes jambes sous la table et mes bras au-dessus. je suis assise droite et mon dos touche le siège dans son entièreté. ce sera ton dernier avant un moment. je griffonne, malgré tout, quelques idées dont elle m'a fait part. je dois lui montrer que je ne la trouve pas stupide non plus, que je ne me pense pas meilleure qu’elle par mon rôle maternel. mais j’omets, de toute évidence, sa proposition du Père illustré. écoute, je vais me trouver de meilleurs conseillers pour finaliser cette tâche, à moins que tu n’ai une autre idée à me proposer ? bien que je doute qu’elle me plaira. je suis prête à tout entendre de sa part désormais. il me revient la faute d’avoir cru en elle pour pouvoir m’aiguiller.