amazed

Les tables sont disposées deux par deux ; permettent de recevoir les bandes de copains, les couples pas trop frileux de s’afficher et même la morosité d’un profil appuyé sur ce bar. Elle attend Alfie. Mais elle n’attend pas Alfie. Vingt minutes tapantes ! rage le nexus soigneusement agraphé au col d’un polo, blanc et repassé, qui porte encore l’odeur rassurante de la lessive. Vingt minutes qu’Eden reluque discrètement ce morceau de bar trop court pour accueillir plus d’une personne où plus malheureux qu’elle a fait naufrage. C’est qu’elle prend trop de plaisir à se sentir meilleure que ce blocard anonyme. Elle ne se sent même pas si mal d’éprouver une émotion si peu reluisante.

C’est redécouvrir l’eau fraîche après des mois à vivre sous la gloire accablante d’Alfie. L’espace des quelques secondes qui la sépare encore de l’arrivée d’Alfie est occupée, entièrement, par la voracité de son besoin de reconnaissance.

Salut !

Et elle est surprise, Eden. Surprise de voir ses lèvres bouger dans le vide puis sur les siennes ; ses doigts glisser sur la nuque chaude à la rencontre duvet blond et taillé. Un instant, abasourdie, par la mécanique froide, et la considération, peu éloignée, qu’elle a pour ses ablutions matinales. Ses cils alourdis de mascara la précipitent à la sortie de sa torpeur.

Tu recommences ! Laisse-moi te l’offrir, je ne sers à rien sinon.

Elle lui sourit, avec une sincérité broyée par cette manière odieuse qu’elle a de ramener les choses à son complexe, son indignité. Ses doigts vernis, on distingue à peine les petites peaux arrachées en bordures, tapotent sur le rebord du gobelet, le son remplace ses pensées.

Alfie reste beau, de cette beauté infaillible qui n’as pas besoin d’être sous le profil, à la bonne lumière, qui ressort d’une façon presque involontaire et le rend irrésistible. Et s’ils rentraient. S’ils ne disaient rien. S’ils ne prenaient le risque inconsidéré de la rendre folle ou de l’embarrasser.

Oui bien sûr.

Elle dit lâchement parce qu’elle craint trop de ne pas être la hauteur de son statut. Et que ça fait longtemps qu’elle n’agit plus envers Alfie mais pour l’importance religieuse qu’a pris la nature de leur relation dans son butinage social.

Eden aime la chaleur qui irradie de ses pores contre sa peau. Elle en redoute les tâches de fond de teints ou les paillettes du gloss qu’on partage par erreur, qui dénonce l’artificiel de son trente-et-un. Les sifflements des autres la soulagent et pour rien au monde elle n’empêcherait ce petit cinéma tendre attirer l’attention sur eux, sur elle.

Le parc est chaud. L’herbe y forme des brins gras et accueillant qu’une brise imperceptible penche comme les enfants qu’Eden bordera un jour. Elle a gardé l’intérieur de son coude cadenassé à l’intérieur de celui d’Alfie, pour que son corps pèse naturellement contre ses côtés, qu’ils puissent éprouver cette sensation de mesurer les battements du cœur de l’autre.

Ca fait longtemps qu’on est pas allé au parc. Ses yeux soucieux figés au fond du gobelet, la mousse semble presque appétissante, parce qu’elle a ses raisons de vouloir le jauger.

Eden s’efforce de ne pas jouer les maussades ; d’incarner la gratitude et la dévotion la plus lumineuse de son répertoire. Ça commence avec la forme du sourire, bouche en cœur, qui encadre les déclarations d’Alfie à la manière dont les ciseaux mordent le tissus ou la tête de grosses fleurs parfumées. Les têtes chéris des enfants indisciplinés et prétentieux qu’on voudrait voir reposer sur nos cuisses pour l’éternité. Avec les pouces Eden s’amuse à dessiner des chemins sur la peau patinée de soleil d’Alfie, elle vient chercher la corne laissée par la raquette, résiste à l’envie de faire levier avec ses ongles sur les cloques en cicatrisation. Intérieurement, Eden a plus de mal à trouver son compte dans les jérémiades d’Alfie, un phénomène qui l’irrite. Elle adorait son ambition il y a encore quelques mois, elle y puisait la force de nourrir la sienne et se réjouissait de chacun de ses coups d’éclat.

Maintenant, c’est juste pénible. Elle a l’impression d’être du mauvais côté de la barrière. Celui ou peu importe sa réaction elle aurait condamné la position la plus inconfortable de leur couple. Ne plus l’encourager ferait d’elle une piètre personne en plus d’une copine acrimonieuse. Ne pas être blessée ne ferait qu’accentuer l’indifférence palpable qu’elle peut parfois lui témoigner et qu’elle est terrifiée de voir exposer aux yeux des adolescent.e.s qui l’envient et épient sa chute.

Il y a dix-sept jours…

Lundi midi, on avait pris un pique-nique, la nappe vichy c’est moi qui l’ai payée, et tout de même on a ri sincèrement quand tu t’es mis de la moutarde juste sous le nez. Elle mord dans ses joues. Ce qui lui fait atrocement mal mais qui lui semble être la seule façon de ne pas envenimer définitivement cette sortie.

Elle gratte la couture de sa poche, un bonbon à la menthe, pour suçoter quelque chose et calmer ses nerfs.

Je suis très fière. Tu mérites cette étoile et c’est tout à ton honneur de faire autant d’effort. elle n’a pas le courage de la regarder dans les yeux. Eden se perd dans la contemplation d’un étang ou des cannetons barbotent en s’éclaboussant. Mais… Un coup d’œil éclair pour Alfie, avec la main Eden s’accroche à son poignée de peur qu’il ne s’enfuit, une angoisse indésirée et incontrôlée. Eden a l’impression qu’elle va se mettre à pleurer tellement elle redoute d’être ((même un tout petit sincère)) avec lui. Tu te rends compte à quel point j’ai l’air bête quand quelqu’un me raconte tes exploits ? Ou que je nous invente des moments ensemble pour sauver les apparences ?

Eden remonte ses genoux contre sa poitrine qu’elle vient encercler avec ses bras. Elle prend un air têtu, comme s’il était hors de question qu’elle revienne sur les mots horrifiques qu’elle vient d’assener. Elle croque le bonbon dur, les fragments qui tombent dans sa gorge lui donne envie de tousser.

Oui… mais j’ai un petit rôle dans celle-là…

Raison pour laquelle, Eden, avec beaucoup de lâcheté, ne l’a pas tenu au courant. Elle se sent assez minable, et cette culpabilité qui s’agite au fond de ses tripes bourdonne jusqu’entre ses tempes.

Je vais jouer la vieille mendiante. Je suis là pour faire briller le rôle principal et rappelait au public que la compassion et la charité sont les valeurs les plus nobles.


Timidement, tes yeux dans les siens ;
un s o s qu’il lui faut ignorer.
De ce naufrage qui n’a pas laissé de survivants.

Il reste coi.
Ses genoux plantés dans l’herbe tendre, sa voix altérée par le souffle ((l’émotion)), tout, tout, semble tragique et merveilleux, à la hauteur du cinéma sur roulette qu’Eden veut diriger. Les yeux se ferment, clignent, effacent le trémolo qui n’existe pas – n’a jamais existé. La main se tend dans la direction d’Alfie. Eden rêve qu’il y pose les lèvres, parachève les lettres d’excuses romantiques qu’on voit dans les films, répertorie cette entrevue dans le drame merveilleux qu’on veut graver sous nos peaux. Eden, pour lui, change sa respiration, un filet haché qui doit ressembler à un aveu fiévreux. R e e l.  

Tu n’as rien fait de mal. Je t’absous. Mais tu as tellement changé… Je te punis.

Elle laisse les mots ressassés, prendre la tournure de reproches. Les doigts se croisent derrière la nuque d’Alfie qu’elle attire à elle ((lamentablement)). Lentement, elle rapproche leur front, pour que sa vue se trouble, que les yeux d’Alfie deviennent deux points floues et indistincts, émus, elle l’espère. Les oiseaux les regardent, pourtant Eden se plait à s’inventer que cet instant est immortel qu’il appartiendra à la mémoire collective.

Ne dis pas de bêtise. Elle le coupe à la hâte. Raide, parce qu’elle est blessée Eden, de devoir lui dire elle-même et en personne que non, son rôle ne va pas changer, que sa reconnaissance va stagner, et se complaire dans cette fatalité. Tu sais très bien. Hoquet. Mais elle n’ose pas. Elle a peur de fondre en larmes, d’être une petite fille et de ne plus pouvoir rien faire d’autre que de nourrir le parc avec son incontinence lacrymale.

En s’ôtant de ses bras, Eden se trouve presque inconsistante. Il lui semble qu’un coup de vent pourrait l’emporter. Et cette sensation, au lieu de lui être désagréable, la rassure.

Alfie. Je suis contente. les mots lui irritent la gorge. Pour toi, pour tes amis, pour tout le monde. sa croix, son chemin.

Ses doigts marchent dans la terre à la recherche de ceux d’Alfie pour prendre de l’élan, du courage, défier la peur.

Je veux juste que tout redevienne comme avant.

Et ces mots absurdes ôtent le souffle de ses côtes ; la vie de son regard.

Eden ne pourra jamais avouer à quel point son emprise sur la situation la réjouit. Elle s’imagine déjà prendre ses mains, souffler sur son cou, appliquer son corps comme baume et seule résolution à cette dispute creuse. L’émotion qu’elle ressent, ou croit ressentir, semble confirmer ses mots, donner du poids aux gestes choisis. Elle aimerait se réfugier dans les battements précipités de son cœur et l’inquiétude d’Alfie, les tenir contre elle comme on ramène la couverture au-dessus des épaules pour échapper aux cauchemars. Peut-être que si le ton monte encore un peu, Eden trouvera le courage de penser qu’elle l’aime.

Pleine d’espoir, avec ses yeux mouillés de cinéma, Eden embrasse ses phalanges en tremblant. Elle aime la sensation de la corne laissée par la raquette sur ses lèvres.

Non ! un cri suivi d’un rougissement, pourtant quand elle regarde autour d’eux, Eden aimerait qu’il y ait beaucoup de spectateurs pour rendre sa performance plus belle Je veux dire que tu es toujours occupé, et puis aussi, que tu as l’air fatigué, parfois ?, enfin que… que je suis inquiète pour toi ! pour nous… bredouille la blocarde, ce n’est pas simple cette question, et si Eden ne sait pas comment justifier ce changement, si c’est juste dans l’air et palpable ? est-ce qu’elle peut vraiment mettre des mots sur une impression.

Yeux dans les yeux. Eden voulait qu’ils mélangent leurs soufflent, qu’ils roulent dans l’herbe sans pudeur, et aussi saisir les pâquerettes pour les glisser dans ses cheveux. Il devait se produire le paroxysme de cette scène pour que la pression redescende en perles salées et excuses hachées.

Eden pâlit brusquement.
Chut ! Eden plaque vivement ses doigts sur sa bouche et jette des coups d’œil véritablement paniqué aux alentours, terrifiée, un sentiment qui serre son ventre, sa gorge, l’oblige à battre beaucoup des cils pour rester dans la réalité. Ne dis pas ça si fort ici. Viens, parlons plus loin.

Ca la rend malade d’imaginer qu’un seul témoin puisse la voir ici, ridiculiser, la voir telle qu’elle est, l’imposture de la petite amie d’Alfie. Les apparences la réconfortent presque. Au moins, cette illusion la tient éloignée de l’humiliation du cirque qu’elle vient de tenir.

Ses doigts ne cessent de trembler. De peur qu’ils soient moites, Eden préfère tirer sur le t-shirt du garçon plutôt que de tenir sa main. Les arbrisseaux bruissent et les fougères pourraient lacérer ses chevilles tellement la blocarde marche vite à travers l’anonymat des fourrés. Elle va s’arrêter tout aussi brutalement, se retourner comme sonnée, comme si elle venait de réaliser qu’elle ne s’enfuyait pas de cette situation mais qu’elle l’avait entraîner derrière elle.

En dévisageant Alfie de haut en bas, Eden éprouvera la sensation pénible que s’est bien mérité. Et cette pensée, très pitoyable, la poussera à gagner du temps.

Je… Je t’écoute. Les iris vacillent de façon charmante. Tu as quelque chose en particulier à me reprocher ?

C’est la première fois depuis la sélection.
La première fois depuis les affres des doutes en forme de récifs qu’Eden se sent accablée par une telle nervosité. Conserver une respiration stable accapare ses efforts. Pourquoi ? Il la presse, Eden se sent pressée, une boule dure au fond de sa gorge. Les mains déliées, c’est une branche qu’elle cherche pour lui servir de béquille ; l’acacia enfonce de méchantes épines dans sa chair adolescente. La douleur prend du temps à conquérir ce visage livide. Les pensées ne forment pas de phrases mais des mots.

…Pourquoi…Imbecile…Les autres…Non….

La souffrance produit l’effet d’une étincelle sur la poudre. La tétanie quitte les muscles gainés et Eden souffle, longtemps, blan-che noir blan-che. La perspicacité d’Alfie l’irrite. Parce que c’est un enfant dans les yeux verts de la blocarde et que les enfants sont toujours ingrats. Elle va pour cacher ses mains ensanglantées derrière son dos ; mais elle pince le haut des cuisses sous la jupe courte jusqu’à sentir des larmes épaisses et chaudes franchir ses cils, dégringoler, mourir à la commissure de ses lèvres tordues.

…Tu…Tu es en colère, tu me fais peur… Et ses talons s’enfoncent plus loin dans les fougères pour désarmer la rancœur d’Alfie et l’aigreur grandissante dans son regard. Si Alfie la déteste, Eden ne pourra pas jouer la mendiante, ne pourra pas aller au cinéma, ne pour plus courir sur les sets de tennis. Si Alfie la déteste, mieux vaut crever. …snif…ça te va bien de dire ça !

Sa voix est mouillée. Ca rend les syllabes glissantes et la ponctuation remplie de raclements de gorges.

T…Toi ! Si personne en te regarde… Ca ne change rien ! Elle passe le revers de son poignet sur ses yeux où elle étale l’eau et le maquillage, saccage les efforts de ce matin, hideuse et émouvante. Toi… Toi… Tu peux te tromper, me quitter, me tromper… ça ne fait rien, moi demain je peux me briser la cheville parce que six personnes désapprouvent notre discussion. Elle peut la sentir d’ici, la punition populaire qui va la clouer au repos.

Elle déteste la question d’Alfie. Elle souhaiterait que l’univers la ravale.
Ses petits poings serrés pendant avec colère le long de ses hanches.

Mais te kiffer par rapport à quoi ? à qui ? … qu’est-ce que c’est que cette question pourrie d’ado ?! Elle aboie, prie pour l’intimider. Ca fait trois mois qu’on est ensemble ! On a été amis tout notre vie… T’es pas bien. Elle jette son menton sur le côté, détourne les yeux de lui avec un certain dégoût, ses bras se sont croisés. C’est ça alors ? Tu vas me quitter parce que je ne t’aime pas de la bonne façon ? Pas assez ? La classe Deux Quatre Trois Zero…

La voix animée d’Alfie lui parvient à travers le filtre des situations limites. Son regard est inexorablement attiré par la couleur pâte de dentifrice de la mousse qui s’étale en forme de petits soleils irréguliers sur le granit. Sa cage se soulève et s’abaisse mais Eden n’est pas certaine de respirer, se concentrer dessus la suffoque. A gesticuler et gémir, elle ressemble au gerbille prise aux pièges, il reste cette grosse larme à son œil pour la convaincre de son humanité. Son ami, son chéri, son laisser passer vers la gloire n’a plus que les mots odieux de celui qui recule pour mieux donner l’assaut.

Elle voudrait le supplier d’oublier, de ne pas tenir rigueur, de redevenir le garçon gentil et apaisé qui la regarde en souriant. Elle voudrait mais elle n’a plus le souffle, plus l’espace pour ça, ne reste que la vive brûlure de la laideur à ses oreilles. La vulgarité de son visage qui dégouline jusque dans les expressions qu’il emploie, Eden voudrait les oublier sur le champ. Lamentablement, elle couine au dos charpenté contre lequel elle a parfois dormi, sur lequel il l’a porté, avec lequel elle a pris appuie ces cinq dernières années.

T’as pas le droit Alfie… Putain, Alfie !

Elle regrettera ces dernières paroles lamentables et toute l’indignité immature dont elle faisait preuve ce jour-là. Il restera quelques réconforts absurdes à ne pas avoir témoins et des crises anxieuses à l’idée qu’il se soit épanché auprès de sa clique d’amis brillantissimes
Quand il aura disparu, les larmes cesseront momentanément.
Eden tombera le cul dans l’herbe, et les brindilles grifferont ses chevilles, vide.
Elle observera un silence ponctué par ses reniflements et le chant des cigales.
Quand elle se lèvera, atone, la chair fraîche et les lèvres bleuies, Eden s’entêtera dans ce vrombissement diffus et estival :
le chant des cigales.