amazed

Il ne pleut pas. Et puis, ils sont tous en intérieur de toute façon. Il n'y a pas de signe d'orage, le ciel est clair — comme toujours, et puis encore une fois, ils sont à l'abri au sein d'une salle hermétique. Pourtant Anton a l'impression qu'il sent l'orage arriver ; s'il avait connu un jour le vrai orage. Les nuages qui grondent, tout qui se couvre de gris, la lumière stellaire qui se farde de noir, l'ambiance subitement pesante et l'air qui ne souffle plus, comme si ce qui allait suivre lui avait coupé le souffle. Les gens qui se précipitent puisqu'on sait que quelque chose de terrible va arriver — il ne faut plus rester dehors, il faut s'enfermer.
Il sentirait tout ça, s'il avait connu. C'est un ouragan appelé Kiki.

Une goutte au sol. Ce n'est pas de la pluie, c'est sa sueur qui, coagulée sur son front, a fini par céder sous son propre poids et vient s'éclater sur les tapis.

« C'était quoi, ça ? J'te l'ai dit vingt fois, c'est pas- » Il n'avait rien dit au coup dans le ventre, mais quand elle se jette sur lui, il faut que tonnerre tonne et qu'orage gronde. Le coup au visage le déstabilise une seconde, il n'a pas mal — il ne ressent pas grand chose, à ce moment-là. Elle est furie et lui est perdu : il ne veut pas la perdre. Il ne sait pas quoi faire : faut-il l'assommer ? Faut-il la résonner ? Il ne veut pas la perdre.

« KIKI ! » Il essaie d'attraper ses bras, quelque chose, pour la canaliser. Il n'ose pas la toucher de trop parce qu'il pourrait la casser. Elle est petite et fragile, il ne veut pas la briser. Il a peur de ses propres mains et des dommages qu'elles peuvent causer.
Il aimerait devenir tout petit riquiqui, pour ne jamais prendre le risque de la blesser. Mais Anton est un grand titan, c'est comme ça. « Arrête tes conneries, putain, ils vont te dégager ! » C'est pathétique, il se laisse frapper.

Et elle souffle, souffle, et siffle, siffle, si fort qu'Anton n'entend presque plus qu'elle. Les coups ne lui font pas mal — ils deviennent agaçants, pour autant. Mais c'est cette rage qui le blesse. Il aimerait lui demander : mais de quoi tu te plains, Kiki ? Retrouve la raison, Kiki ! C'est un caprice, Kiki ! Je ne comprends pas ce que tu cherches, Kiki ... Mais ne dit rien. Il n'y a rien à dire. Il aimerait la sauver, mais Kiki est irrécupérable. Elle s'est perdue dans son orage : on ne peut sauver ceux qui lèvent les bras, ceux qui s'inventent paratonnerre de leurs propres éclairs.

« Kiki sto- » C'est le coup dans l'entre-jambe qui le fait sortir de ses gonds : on peut titiller un chien et s'en sortir, mais à la violence Anton répond par les crocs. Il fallait mordre, maintenant. Tous comprendraient : il fallait la faire ployer désormais.

« ÇA SUFFIT MAINTENANT » Et sa voix est portée par un écho distordu, ce n'est pas la voix d'un homme, c'est celle du monstre. Anton est devenu cauchemar tangible : c'est une terreur humaine. Ses bras semblent centaines, ses yeux crachent le feu et sa voix est la seule qu'on entend.
Soudain, c'est comme s'il faisait froid dans la pièce.
On ne déloge pas la peur, si elle s'installe, elle règne.

Il attrape son bras à la volée, ne le lâche pas. C'est comme si le monstre sous le lit avait finalement décidé d'attraper les pieds qui sortent du matelas. C'est une emprise qui laissera sans doute des traces. Il aimerait pleurer — il faut que tu comprennes Kiki, je n'ai pas le choix.
« Excuse-toi. Maintenant. »

Anton, depuis toujours, n'a probablement jamais connu la peur. Il avait déjà utilisé son pouvoir devant le mourir, quand il avait à peu près treize, ou quatorze ? Était-ce quatorze ans ? Il ne se souvient plus. Il pensait qu'il se sentirait rétrécir sous sa peau, son myocarde se comprimer et son encéphale ne plus répondre. Il en attendait de grandes choses, comme s'il misait toute sa vie sur cette expérience. Il avait même pensé à apporter un pantalon de rechange, s'il venait à se pisser dessus. Il avait pensé à tout, sauf à ce qui lui était arrivé : il n'avait rien vu. Il incarnait la peur : il était la peur, il ne pouvait donc pas s'effrayer.
Pour la peine, du haut de ses treize (ou quatorze) ans, il avait cassé le miroir — la glace l'avait bien cherchée.

« Non Kiki dis pas ça » Sa voix se brise — là, c'est bien parce qu'il muait encore. Elle partait méchamment dans les aigu à la fin de sa phrase, juste après avoir dit son nom, elle s'était cassé, comme le carreau de ses treize ou quatorze ans. « Tu le penses pas. » Il la lâche dans l'instant.

Doit-il se justifier auprès du club ? Cet évènement n'est pas dans son manuel de bonnes conduites édités par les situations qu'il a déjà vécu par le passé. Cette altercation est une première, alors Anton ne sait plus trop quoi faire — doit-il écouter ses pensées ? Non, on lui a répété trop longtemps que sa jugeote n'était pas bonne, alors il doit taire la petite voix qui lui dit (rassure-là, prend la dans tes bras et dis lui que tout va bien). Il se tient tout simplement droit, le visage échaudé par la honte et les joues encore rouge d'embarras.

Anton aimerait disparaître. Il n'est pas si différent de Kiki, finalement. « C'est elle qui- ... J'veux dire elle m'a ... Il fallait que- je n'ai rien fait de grave, elle a eu peur, c'est tout ! » Il ne sait même pas à qui il parle. Il regarde les membres du club, alertés par les cris. Anton pleurera tout seul dans sa chambre ce soir, c'est tout ce qu'il sait.