amazed

ç

a attend.
cela fait trois heures que ça attend, patiemment.

ça n’est pas les autres, ça ne s’abaisse pas, même au bout de trois heures, à des scènes obscènes, pleines de délicatesses inutiles. ça ne laisse pas glisser des doigts absents le long des poignets bleuis par les cordes dont on devine à peine l’image, ça n’écrase pas une larme à la vue des mèches blondes collées par la sueur de l’épouvante. ça n’est pas les autres, ces autres, tous ces autres qui auraient fait tout cela et bien plus encore.
ça brode, ça brode un pied de clématite sur la combinaison d’un tout petit enfant. ça a presque fini.

ça lève les yeux vers la fenêtre. le soleil, il paraît que cela s’appelle ainsi, cette lumière qui s’en va et toujours revient, le soleil s’apprête à se cacher. cela prendra encore une heure, deux heures, mais tout l’annonce déjà, dans l’ombre portée des croisillons de la fenêtre qui viennent découper le corps endormi en parts inégales. un puzzle de chair assoupie, voilà ce que cela garde, comme une mère, comme un cerbère.

les paupières d’alfie papillonnent finalement. grace s’interrompt, comme une bête surprise. elle pose son ouvrage sur le corps du dormeur, doucement.

pour la première fois depuis qu’elle le veille, elle se penche sur lui, sans curiosité et sans attente ; peut-être avec un peu de colère, celle que l’on mûrit injustement alors que l’on assassine l’autre en son sein.

d’une voix empruntée — au sens propre, car ce n’est pas la sienne, mais celle d’une autre personne, celle de quelqu’un qui ne reviendra pas, celle d’une enfant qui n’a pas su entendre la Voix —, elle l’appelle :

« alfie, alfie ? il faut revenir, il faut rentrer, rentrer voir mère. il est temps de revenir, alfie. »

surprise par le réveil brutal, par les gestes désordonnés, grace, qui s’était avancée, recule et lève un bras lorsque le verre glisse et tombe et se brise. son geste reste en suspens, un temps ; de loin, on pourrait croire qu’elle va gifler alfie. en vérité, elle son bras tendu est plus un signal, une fusée de détresse, un panneau qui indique : ici la règle a été transgressée, et mon monde en a été fissuré.
(sa violence n’a de toute façon pas cette grandeur.)

elle cligne des yeux, comme pour effacer l’offense faite à l’ordre : cela ne fonctionne pas. alors, pour la réparer, elle se lève et marche jusqu’au lit voisin, auprès duquel elle trouve un verre vide, intact, semblable en tout point à celui dont les débris jonchent le sol. lorsqu’elle revient auprès d’alfie, cela crisse sous son talon. elle lui sert le verre d’eau, le lui tend.

alfie interroge.
par le glissement de ses yeux le long de la ligne du seul horizon qu’on peut connaître ici, la hauteur des murs de l’Enclave, par le pincement de ses lèvres, qui tient moins du malaise que de la contraction musculaire inopinée, grace feint sans trop d’artifices la contrition qui sied tant à son rôle. elle abandonne la Voix de la morte, reprend la sienne. cela sonne comme du papier de verre.

« non. elle n’a pas écouté la Voix, elle ne reviendra pas. »

le silence qui suit est une falaise à pic d’où elle achève de jeter le corps, avec élan, avec entrain, et sans regrets. ce corps sans vie, elle le jette, car ses oreilles n’entendront plus la Voix, et ses yeux ne pleureront plus pour demander pardon ; ce prénom d’enfant, elle le laisse s’envoler, car la Voix ne le prononcera plus jamais.
grace ne trouvait pas bon de s’entourer de choses obsolètes, qu’importe si elles avaient été humaines un jour, si elles avaient été des enfants. grace aussi avait été une enfant. ça ne l’avait sauvée de rien. elle devrait, demain encore, s’absoudre seule.

« toi non plus, d’ailleurs, tu n’as pas écouté la Voix. mais elle a souhaité que tu reviennes, elle a ouvert les portes, tu es revenu. sois reconnaissant, alfie. tout le monde n’a pas cette chance. »

et c’est avec un temps de retard, rien, une seconde, mais dans cette seconde, c’est l’affection qui éclot et déjà fane, que grace lève la main jusqu’à la joue d’alfie. il n’y a aucune chaleur dans ce geste, dans cette paume, aucune moiteur anxieuse ou même animale. elle se surprend à penser qu’elle ferait la même chose à une vache qu’elle s’apprête à tuer. son pouce est si près de l’œil d’alfie qu’elle pourrait abaisser sa paupière inférieure, essayer de voir dans le blanc de cet œil l’aveu de l’hérésie commise. grace n’a pas besoin de cet aveu. elle retire sa main bien vite.

elle ne lui pose aucune question. les questions ne sont pas de son ressort, mais celles du Père Suprême. elle ne lui rappelle aucune loi : les lois sont le fait de la Voix. grace, ça n’apporte que des sanctions.

d’un mouvement du menton, ça désigne le nexus d’alfie, posé sur sa table de chevet.

« nous avons supprimé ses messages à elle, pour ne pas que tu y repenses, pour ne pas que tu recommences. tu verras, tes amis se sont inquiétés. nous nous sommes inquiétés. la Voix s’est inquiétée. ton nexus a-t-il dysfonctionné, Alfie ? nous pouvons le réparer. »

q

u’est-ce-que tu crois ? elle est partie, alfie. elle est partie, sans toi, tu l’as sans doute perdue de vue. c’était à toi de la protéger et de la guider, elle est pourtant partie. qu’as-tu fait ? tu ne peux, on ne peut tous qu’espérer qu’elle ait trouvé le Paradis, au-delà du labyrinthe ! tu l’as laissée là-bas. il n’y a que toi qui a retrouvé la Voix, ou bien, tu es le seul que la Voix ait retrouvé. le seul, alfie. elle ne reviendra pas. »

le ton est accusateur et tendre à la fois. il est terrible en ce qu’il dit déjà le pardon attristé de l’offense par l’offensée : il dit qu’il n’y a aucune façon de ne pas être coupable et de ne pas porter ces chaînes toute une vie.

sa voix, elle, ne trahit aucune émotion, car en réalité, grace n’en pense rien, de la mort de cette blocarde. elle pense simplement à cette viande perdue pour le Père. elle pense à ce rouge poisseux qui macule des murs qu’elle a toujours été trop sage pour ne serait-ce qu’imaginer, ce rouge qui pâlira jusqu’à cette affreuse teinte ocre qu’il est si dur de laver. elle pense aux mouches. elle se demande s’il y a des mouches dans le labyrinthe, ou si elles ont conscience du danger des bêtes qui y rôdent. (sans doute pas. les mouches, comme les blocards, n’ont pas la conscience des choses qui les dépassent et font mille fois leur taille.)
elle imagine les mouches aspirer de leurs trompes minuscules toutes les chairs à vif de la blocarde, manger jusqu’à l’ignoble secret de sa désobéissance, et ne laisser au regard du ciel vide du labyrinthe que sa carcasse blanche et rugueuse. seule la mort apporte une réponse satisfaisante et sans errance à ceux qui ne trouvent pas la Voix.

elle pousse un soupir las, de ceux qu’on a lorsque l’on se confronte au bon sens du monde, qu’on l’a retourné dans tous les sens sans en comprendre un mot, mais en acceptant de se soumettre à son apparente supériorité. en un sens, ce soupir est un soupir content.

« luke ? luke ne veut plus te voir. c’est mieux comme ça, tu sais. tu n’es pas un bon exemple pour les autres ; luke, oui. il ne vaut mieux pas que vous vous parliez jusqu’à ce que tu prennes la mesure de ce que tu as fait. »

c’est annoncé avec la rigueur des logiques idiotes et impénétrables. ce fameux bon sens.  les mots sonnent bien, dans sa bouche. sans doute la Voix aurait-elle pu les dire… ce sont les bons mots, il n’y a pas de doute.

« le Père Suprême et nous tous nous sommes beaucoup inquiétés pour toi, sommes très inquiets pour toi. tu n’as pas compris nos enseignements. la chance n’est pas quelque chose que l’on mérite. tu n’as pas mérité de t’en sortir. visiblement, nous n’avions pas été clairs. nous allons te rappeler ce qu’est le mérite, alfie. »

quelqu’un d’autre aurait dit c’est pour ton bien. grace ne dit pas cela, car ce n’aurait pas été vrai. ce n’est pas pour son bien, c’est pour celui de la loi, de la Voix. le bien d’alfie n’a rien à voir là-dedans, n’a aucune importance. il est d’ailleurs temps qu’il souffre un peu. grace n’aime pas ceux qui apprennent la douleur et la culpabilité si tard. oui, qu’il souffre !

le verre d’eau n’a pas été saisi. ça l’avait reposé sur la table de chevet. ça détourne le regard quand alfie tousse et s’étouffe, se noie dans sa détresse. tout comme elle ne sauvait pas les guêpes qui se noyaient dans la piscine, elle ne sauverait pas alfie. grace attendrait qu’il cesse de remuer pour saisir son corps, du bout des doigts, avec une moue méfiante, et le jeter dans un trou noir dont on ne sort que pour être incinéré.
sans doute était-ce ainsi qu’alfie devait envisager son futur, maintenant que toutes les étoiles qui illuminaient son chemin et le rendaient intouchable aux doigts noirs de grace se sont étaient éteintes.

elle ne répond pas aux hoquets désespérés, aux demandes de repréciser, ou plutôt d’infirmer une réalité bien trop douloureuse. grace ne répète pas : ce qu’elle a annoncé est vérité, et alfie s’en rendra compte par lui-même. elle se fait par là-même l’écho du silence de luke, le silence que méritent ceux incapables d’entendre l’important, l’utile et le sacré.

elle se lève, le laisse reprendre ses esprits, ou bien mourir. ce ne serait que le labyrinthe se rappelant à lui, rien d’autre. elle ne serait pas considérée responsable. elle n’a rien à y faire.
grace va plutôt chercher dans le placard du fond un balai, et commence à nettoyer les éclats de verre. s’il venait à ne pas mourir, s’il venait à se lever, alors, il ne faudrait pas qu’il se blesse, qu’il saigne, qu’il boite. l’intégrité des blocards est essentielle. la Voix le dit.

ses yeux glissent jusqu’à ceux d’alfie, sa bouche s’entrouvre légèrement. son hésitation ne dure qu’un temps.

« non. une inclinaison du buste, un haussement de sourcils. tu les as toutes perdues. »

elle hoche la tête, comme pour dire oui, c’est cela, je m’en souviens bien.

« tu aurais pu perdre ton chemin, ne jamais trouver le Paradis. sans doute avons-nous manqué de discernement en t’accordant tous ces honneurs, alors que tu prenais la mauvaise voie. accepte nos excuses, et prends cette opportunité qui t’est offerte de parcourir à nouveau le chemin de la réussite. prends cette opportunité qui t’est offerte de redécouvrir le mérite et la vie saine. »

ça sourit. une légère crispation traverse son visage. il y a un goût étrange, une gêne dans sa bouche. y-a-t-il du rouge à lèvres qui s’est déposé sur ses dents ? ah ! quel manque d’étiquette… ça passe sa langue sur le rebord de ses incisives. c’est un peu gras : il y avait bien un peu de cosmétique sur l’ivoire poli.

« le Père Suprême a décidé de te permettre de te concentrer sur toi et ta réussite, sur le groupe et l’exemple que vous devez tous incarner. pour t’alléger de considérations inutiles, tu as été soulagé de la tâche de t’occuper de ton chien. il a également été convenu que tu bénéficierais d’une chambre plus petite au sous-sol, afin de ne pas perturber les autres premium avec ton retour prématuré. »

ça se baisse pour ramasser le tas de verre à l’aide d’une pelle. punir, oui, mais servir avant tout.

« pour des raisons de sécurité, nous t’avons également interdit de labyrinthe. d’autres trouveront la sortie pour nous, d’autres nous sauveront. »

d’autres mourront à sa place, d’autres rejoindront les carcasses sèches et friables, d’autres trouveront l’absolution là-bas. alfie était perdu.

l’

enfant crie -on dit l’enfant, car c’en fut un, il n’y a pas si longtemps, c’en est encore un, car il rêve, et il braille, et il ne sait rien. il est un enfant car il mourra avant que d’être adulte-, grace ne recule ni s’approche. elle s’est à peine interrompue dans sa tâche, qu’elle reprend déjà. alfie a passé cet âge où elle doit le bercer contre elle et lui dire des mots d’amour ; il a passé cet âge où elle aurait pu avoir des espoirs en lui et sincèrement l’aimer.

elle attend. elle a l’habitude de cela, elle a l’habitude des manquements au règlement, article deux point deux, elle a l’habitude des sermons sans pardon. le bruit de la balayette et des paillettes de verre qui viennent s’amonceler dans sa pelle semble la respiration d’un être endormi, qu’il ne serait pas bon de réveiller. finalement, elle se redresse.

« non, je ne crois pas. sa voix est sans douceur. en tout cas, ce ne serait pas souhaitable. n’est-ce-pas en étant toi que tu en es arrivé là ? progresse, rattrape ton retard, change de voie. il est grand temps pour toi de devenir non pas qui tu es, mais qui il te faut être pour faire honneur à l’opportunité qui t’est offerte et au Père Suprême. n’oublie pas cela comme tu as déjà pu l’oublier. nous, nous ne t’avons pas oublié. »

grace va jusqu’à la poubelle. le mécanisme grince lorsqu’elle en actionne la pédale, lorsque s’ouvre sa gueule béante, qui vient avaler les bris de verre comme elle aurait avalé alfie s’il avait été une guêpe dans la piscine, comme le labyrinthe avait avalé l’autre.

grace s’apprête à prendre congé. il n’y a plus rien à dire, sans doute. alors que l’ombre des croisillons de la fenêtre s’est décalée jusqu’à elle, découpant sombrement son visage comme plus tôt cela avait découpé le corps d’alfie. là, elle redresse une dernière fois la tête. il lui faut, il lui faut tenter à nouveau. elle se souvient de la voix de l’autre, c’est la seule chose dont elle se souvienne d’elle, car c’était la seule chose qui comptait un minimum, car elle ressemblait tant à celle de la Voix !

« nous, elle éclaircit sa voix, visiblement insatisfaite, N̸̰̖͒O̵̬͝Ǘ̵̪S̵̪̆ ̸̞͛T̷̨͊̒Ȅ̵̥̥ ̸̥͂͒F̷͖̙͑̄A̴̰͝ͅİ̵͙̩͝S̷̛̱̉Ő̷̤̈́N̷̺̾̈S̴̽ͅ ̵̜͆Ċ̴̘͓̑O̷̫͝Ń̷̟F̸͛̉ͅI̴̞͕͊͂Ã̶̝͈͠N̶͓̺̉̃C̵̺͕̄͂E̷̝̹͋,̷̖̖̽ ̶͎͓̅A̴̦͑̈L̵̩͂̚F̷̭̚I̴̡̟͊E̸͚̕͘.̴͍͋ »

elle fait la moue avant de tourner les talons. ça n'est pas ça, ça n'est pas ça, pas encore !!! ça n'est pas la Voix.